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Chapitre I De la documentation des langues orales à leur étude ethnolinguistique

I. b Étudier les pratiques narratives

L'étude des pratiques narratives nisvaies requiert en amont une discussion sur les concepts de " texte ", qui permet de restreindre la recherche à des objets linguistiques définis et de " narratif ", afin de préciser la nature de ces objets. Réaliser un état des lieux exhaustif des théories du narratif n'est pas envisageable. Le narratif est un sujet ancien qui, aujourd'hui encore, peut faire référence aux textes Poétique et Rhétorique d'Aristote, datant du IVe siècle av. J.-C. Les concepts et l'optique

générale sont situés à travers les auteurs sollicités, mais ces derniers ne sont pas discutés de manière contrastive.

Charaudeau (1992, p. 716 ) définit le mode d'organisation narratif du discours de la manière suivante : « […] Le Narratif organise le monde de manière successive et continue, dans une logique dont la cohérence est marquée par sa propre clôture (début/fin). »77. Selon cette définition, lors de la

production d'un texte narratif, un monde, borné à son début et à sa fin, est créé avec sa logique interne. Un texte ou un passage narratif construit des représentations qui doivent être suffisamment cohérentes et logiques du point de vue des interprètes du texte afin qu‘ils puissent développer un monde à partir du tissu sémiotique qu’ils perçoivent.

Adam (2011b, p. 102) propose une définition du narratif plus formelle. Il caractérise le narratif comme une « succession d’événements, survenant en un temps t puis t + n ». Adam précise à travers une citation de Ricœur (1983) que :

77 À moins que le contraire ne soit précisé, les mises en forme du texte qui sont dans les citations sont de l'auteur du texte cité, voir Conventions d'écriture, p. 11.

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« Le caractère commun de l’expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l’acte de raconter sous toutes ses formes, c’est son caractère temporel. Tout ce qu’on raconte arrive dans le temps, prend du temps, se déroule temporellement ; et ce qui se déroule dans le temps peut être raconté. »

Une autre logique nous est cependant nécessaire afin de distinguer le caractère narratif d’un récit de l’explicatif temporel d'un algorithme de recette de cuisine. C'est par la problématisation selon un point de vue, tel que celui du narrateur, et la production d’une intrigue, qu'un texte acquiert un caractère narratif. Charaudeau (1992) désigne ce processus comme la mise en narration :

« la mise en narration construit l’univers narré (ou raconté) à proprement parler, sous la responsabilité d’un sujet narrant qui se trouve lié par un contrat de communication au destinataire du récit. Ce sujet agit à la fois sur la configuration de l’organisation logico-narrative [...] et sur le monde d’énonciation de l’univers narré en jouant de sa propre présence. »

Rastier (2011, p. 24) défend une linguistique qui repose sur une approche philologique des textes, qu'ils soient oraux ou écrits, c'est-à-dire qui les considère comme des objets empiriques. Les autres formes d'études de la langue reposant sur les textes, penser les textes comme des objets empiriques permet de contextualiser les analyses linguistiques. Toutefois, si le texte semble un objet évident lorsque l'étude porte sur une langue écrite, son identification n'est pas simple dans le cas d'une pratique orale. Pour discerner un texte au sein de la parole continue d'un locuteur, la compréhension linguistique de la pratique langagière est requise. Charaudeau propose la définition linguistique suivante :

« le Texte [...] représente le résultat matériel de l’acte de communication. Il témoigne des choix conscients (ou inconscients) que le sujet parlant a faits dans les catégories de la langue et les Modes d’organisation du discours, en fonction des contraintes imposées par la Situation » (1992, p. 634).

Charaudeau précise que le texte peut aussi bien être écrit qu’oral. Dans les deux cas, le texte est une manifestation concrète78. De manière générale, les auteurs s'intéressant au niveau textuel de

l'analyse linguistique conceptualisent le texte indépendamment de son caractère oral ou écrit (voir par exemple Bakhtine et Volochinov, 1977 ou Adam 2011b, p. 19). C'est d'ailleurs l'aspect matériel 78 Les « Modes d'organisation du discours » : énonciatif, narratif, descriptif et argumentatif, sont des principes d'organisation, situés à un niveau plus abstraits que les genres discursifs. Leurs rôles des autres modes que le narratif ne sera pas abordé de manière explicite dans la présente thèse, car les données langagières présentées relèvent presque exclusivement du mode narratif.

de l'oralité qui permet son enregistrement audio. Et si la pratique langagière orale est conceptualisée comme un texte, alors, dans cette perspective, l'enregistrement audio en est une annotation. Les définitions de ces auteurs intègrent les aspects situés de la parole, comme une pratique langagière temporelle s'étalant sur une durée à un moment donné à laquelle on peut faire référence par le biais des procédés métalangagiers de types autonymiques. Selon Charaudeau (1992), la situation « constitue le cadre à la fois physique et mental dans lequel se trouvent les partenaires de l'échange langagier, lesquels sont déterminés par une identité [...] et reliés par un contrat de communication ». Le texte est étudié comme une série d'actes linguistiques dont la totalité possède une cohérence distincte.

Aborder la pratique narrative comme une performance permet de rendre compte des aléas de la narration. Baumgardt (2008) rappelle la distinction que Zumthor propose entre texte, comme le support aux signes langagiers, et l'œuvre, qui correspond à une exécution à un moment et en un lieu donné. Une performance est unique (Zumthor & McGarry, 1984), sa matérialité, composée de sonorités, des rythmes, des mouvements et des éléments situationnels, différera d'une pratique à l'autre. Concevoir la narration comme une performance implique de ne pas la considérer comme des productions parfaites. Les orateurs hésitent, se reprennent, se corrigent, voire produisent des incohérences. L'annotation des pratiques narratives doit rendre compte de ces faits. Les textes écrits occidentaux ne contiennent pas les hésitations et corrections qui sont associées au processus de rédaction, la convention est d'effacer ces erreurs. Cependant, reprendre cette convention sans la discuter pour rendre compte des pratiques nisvaies relèverait de l'ethnocentrisme. L'annotation des pratiques narratives nisvaies ne doit pas exclure à priori ces aléas de la performance. En revanche, dans le cadre de l'élaboration des ressources, il est nécessaire de pouvoir discuter de ce qui doit être transcrit ou non avec les locuteurs.

Le texte doit être étudié avec les rapports de références, que ce soit au niveau de la forme que du contenu, qu'il entretient avec les autres textes au sein duquel il s'insère en dialogue (Rastier, 2011, p. 23). Rastier propose dans cette optique de constituer un corpus en fonction de son point de vue et de sa problématique de recherche. Le corpus est « un regroupement structuré de textes intégraux, documentés, éventuellement enrichis par des étiquetages, et rassemblés : (i) de manière théorique réflexive en tenant compte des discours et des genres, et (ii) de manière pratique en vue d’une gamme d’applications [...] » (Rastier, 2002). C'est en fonction de ce point de vue et des applications qui y sont associées que le corpus est évalué comme étant adéquat ou non. Aufray

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(2015, p. 124), étudiant les pratiques narratives en Océanie, introduit l'importance de situer les genres discursifs au sein de leurs situations de production : « Les traits […] qui identifient les genres de l’oral sont indissociables de la fonction sociale, de la performance et de la situation de communication. Les genres oraux n’ont d’identité que dans leur contexte culturel. » Le concept de genre discursif, qu'Aufray nomme « genre oral », provenant de la dialogique, et souligne le fait de se référer au cours d'un texte au « discours d’autrui », c'est-à-dire à un autre texte (Bakhtine, 1977, p. 22). Adam (2011, p. 33) s’appuyant sur Stierle (1977, pp. 425-428)79 et le concept de « formation

discursive » de Foucault (1969) qui montre l'enjeu du genre discursif pour pouvoir interpréter un texte :

« Pour qu’un sens soit prêté à un texte, il faut qu’il soit en quelque sorte projeté sur " l’arrière-plan d’un schème discursif préexistant ", qu’il trouve une place " dans les institutions de l’action symbolique, qui ont pour condition et conditionnent en même temps une culture donnée. " […] C’est dans les genres de discours que nous localiserons [la] " stabilisation publique et normative " qui opère dans le cadre du système de genres de chaque formation discursive. »

Beacco (2004) rappelle que les textes ne sont pas issus seulement de genres discursifs ni d'une communauté à laquelle serait associée une formation discursive. Leur analyse doit également s'appuyer sur les lieux d'où sont issus les textes étudiés : « Le projet de l'analyse du discours est [….] d’articuler des formes discursives à des lieux, définis de manière plus large que par les dimensions de la situation d’énonciation, qui est un construit de nature linguistique, sans dimensions sociales. »