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Chapitre I De la documentation des langues orales à leur étude ethnolinguistique

I. b.3 Des contes, légendes et mythes aux genres discursifs locaux

L'étude d'un texte nécessite de saisir l'interprétation que son auteur et sa communauté destinataire en font. Une des étapes de l’interprétation d'un texte est de l'associer à un genre discursif83. Il existe de nombreuses classifications de genres littéraires, cependant trois reviennent

pour décrire les narrations à travers le monde : contes, légendes et mythes84. Dans son article,

Bascom (1965) vise à définir ces termes qui ont été et sont utilisés régulièrement afin de qualifier un texte narratif. Le tableau suivant, de Bascom (1965), propose une synthèse des caractéristiques associées aux trois termes Myth : " mythe ", Legend : " légende " et folktale : " conte ".

Bascom distingue dans ce tableau 1 trois différentes formes de pratiques narratives à travers six caractéristiques différentes :

BELIEF, qui décrit le rapport de vérité qu’entretiennent les membres de la communauté vis- à-vis du texte ;

TIME, qui précise l'époque durant laquelle l’histoire se déroule ;

83 La classification en conte-type ne relève pas de l’interprétation d’un texte, mais de sa description selon ses motifs narratifs (Aarne & Thompson, 1961). Les textes classés par ce catalogue sont déjà proposés comme relevant du conte.

84 Lorsque Bascom (1965) définit les termes de contes, légende et mythe, cette terminologie a déjà fait l'objet d'une longue littérature et est bien établie. Le point de vue que Bascom propose par le terme « prose narrative », " histoire en prose ", est à l’opposé des propos de Tedlock (1975) qui considère que toute forme de littérature orale est poétique.

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PLACE, qui situe l'histoire dans le monde connu ou inconnu;

ATTITUDE, qui indique si le texte possède une valeur sacrée ou profane;

Et enfin PRINCIPAL CHARACTERS, qui définit si les protagonistes sont des humains ou des non-humains.

Bascom reconnait que ces catégories dérivent de l'étude des pratiques narratives européennes et que cette classification pourrait également être simplifiée en une opposition binaire regroupant les mythes et les légendes d'un côté, qui relèvent du factuel, aux contes de l'autre, qui relèvent de la fiction. Cependant, le mythe n'aide pas à comprendre le point de vue des locuteurs sur leurs pratiques narratives. Il correspond à une catégorie extérieure à ceux qui le produisent (Godelier, 1984, p. 202) :

« Par définition un mythe n’est un mythe que pour ceux qui n’y croient pas et les premiers à y croire sont ceux qui les inventent, c’est-à-dire les pensent et les formulent comme des vérités fondamentales qu’ils imaginent leur être inspirées par des êtres surnaturels, dieux, ancêtres, etc. Ce serait donc toujours à d’autres que les représentations idéologiques apparaîtraient comme telles, c’est-à-dire comme des interprétations fausses, mais qui demeurent méconnues comme telles. »

Lorsqu'un chercheur qualifie une pratique narrative de mythe, il postule que ces mythes, de par leur nature sacrée, ont un rôle structurant pour les communautés qui les racontent. Cette interprétation, qui donne un aspect sacré aux mythes, permet à l'anthropologue de lui associer une valeur explicative et d'interpréter les pratiques des personnes en fonction de ces textes. Le mythe, selon Godelier, est un mythe pour ceux qui l’étudient, qui le soumettent à une méthode d’analyse afin de l'étudier. Il s’agit d’une approche extérieure à l'interprétation faite des membres de la communauté d'origine du mythe. De nombreuses méthodologies d’analyse des mythes existent, mais ces méthodologies présupposent que les mythes sont interprétés par les communautés qui les racontent d’une façon unique et essentialisée.

Finnegan propose d'adopter une perspective critique vis-à-vis de cette terminologie des genres : « It is easy, but dangerous, to assume that all these features automatically go together, for in

practice this is not always so » (1992). L'optique de Finnegan reste toutefois ancrée dans les

concepts occidentaux. Il ne s'agit que de renégocier les termes et les caractéristiques qui leur sont associés en fonction des pratiques narratives de la communauté observée.

Aufray se positionne contre la typologie des genres inspirés de la classification occidentale : « En ce domaine, les recueils de littérature orale océanienne proposent des

classifications qui sont le plus souvent une projection de nos conventions occidentales. La conception de la plupart des auteurs de ces recueils est d'y voir un folklore constitué de contes, de légendes et de mythes. Un tel découpage s'avère en fait arbitraire. Il repose sur des critères qui restent très approximatifs et qui sont souvent étrangers aux cultures océaniennes » (2015, p. 124).

Aufray propose d'adopter une perspective basée sur les pratiques et les conceptions de la communauté qui raconte les narrations. Sa thèse (2015, p. 172-173) vise à établir l'existence d'une littérature océanienne et propose quatre ensembles de critères pour distinguer les genres narratifs en Océanie :

1. La thématique, ce dont parle le récit ou le chant.

2. Le statut cognitif et la fonction culturelle du texte, c'est-à-dire les relations tissées entre le contenu de l'œuvre et la réalité sociale. Est-ce que le texte a une fonction éducative, ou alors politique, de contestation sociale ou de rassemblement ?

3. Le codage symbolique : si à la lecture du texte, l'interprétation qui en découle est univoque ou non.

4. Les conditions d'énonciation, c'est-à-dire les modes et effets vocaux, circonstances de la performance (lieu et temps) et la modalité de la transmission des savoirs.

Aufray précise que « l'opposition fictif/vrai, qui a de la valeur opératoire pour la classification des formes littéraires occidentales, ne nous apparaît pas être un critère pertinent pour établir une taxonomie des productions orales océaniennes. »

Si la vérité n'est pas un paramètre distinctif des genres discursifs en Océanie, la problématique de la vérité des pratiques narratives questionne le rôle social de la parole narrative. Ce rôle social de la pratique discursive de la vérité est abordé à travers le concept de « régimes de vérité » que propose Foucault (2012) et la nécessité d'expression de cette vérité, la véridiction (1984, 2008), que le régime impose aux personnes. Foucault étudie alors l'importance de la véridiction, des actes de vérité qui sont évalués par un, ou plusieurs, régime de vérité propre à la communauté qui les

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requiert. L'auteur montre qu’il existe, suivant les époques et les communautés discursives, différentes façons d’évaluer un discours85. Le concept de régime de vérité permet de mettre en

évidence comment une autorité, à une époque et au sein d’une communauté données, évalue le discours des individus. En abordant la vérité en fonction de critères d'évaluation issus de la communauté à qui le discours est destiné, Foucault permet d'aborder la vérité comme une construction sociale déterminée historiquement.

Bensa et Rivierre (1982), lorsqu’ils étudient les histoires de la région Touho en Nouvelle- Calédonie, proposent une interprétation politique des pratiques narratives de cette région. Dans Les

chemins de l’Alliance, les auteurs explicitent les enjeux politiques pour les chefs lorsqu’ils narrent

des textes mythiques. Bensa et Rivierre associent aux motifs narratifs qu’ils dégagent des mythes des propositions sociales élaborées par l’orateur. Ils montrent que les motifs narratifs présents dans les histoires servent à tisser des alliances ou à légitimer les propriétés foncières entre les différents clans. Cette interprétation des pratiques narratives de Nouvelle-Calédonie nous éclaire sur les intentions qu’ont les chefs kanaks qui racontent ces histoires. Une interrogation demeure cependant : si les chefs kanaks, lorsqu’ils racontent ces histoires, souhaitent instaurer des relations entre les clans, comment ces histoires sont-elles acceptées par l’auditoire ? Ces textes sont-ils interprétés comme des discours politiques par leurs auditeurs ou bien sont-ils entendus sans avoir connaissance de la double intentionnalité des orateurs et acceptés presque religieusement, au premier degré de l’interprétation ? Ou encore, y a-t-il des façons différenciées d’accepter le texte selon la personne qui l’interprète ?

L’utilisation de mythes étiologiques relatifs à la parenté à des fins politiques est une pratique qui est partagée par diverses communautés discursives à travers le monde et le temps. Veyne (1983, p. 87) écrit ceci à propos des Grecs et des Romains dans l'Antiquité :

« Ainsi s’est constitué, au cours de la période hellénistique et romaine, cette énorme historiographie locale, magistralement étudiée par notre maître Louis Robert, qui donnait à chaque cité ses origines, ses ancêtres, ce qui permettait aux hommes politiques d’invoquer, pour fonder une alliance ou une demande de services, grands ou petits, des parentés légendaires entre cités ; parentés souvent inattendues : entre Lanuvium et Centuripes, Sparte et Jérusalem, Rome et Ilio. »

85 Foucault (1984, 6:30), dans la version audio de son cours sur les modalités du dire vrai, de la parrêsia dans l'Antiquité, propose une approche typologique des régimes de vérités : « Je crois que... il pourrait être intéressant de chercher comment ses quatre modalités, qui encore une fois ne s’identifie pas une fois pour toutes à des rôles et des personnes, comment elles ont pu se combiner et comment elles se combinent dans les différentes cultures, sociétés ou civilisation, dans les différents modes de discursivités; dans ce que l’on pourrait appeler les différents régimes de vérité que l’on peut retrouver dans différentes sociétés. »

Si la donnée considérée comme mythique n’est pas évaluée par les chercheurs selon les régimes de vérité locaux, c’est que les chercheurs estiment souvent que le mythe est unique, produit et accepté comme vrai de manière homogène par la communauté qui le narre. Certains chercheurs interrogent les mythes en fonction d'une grille d'analyse issue de leur discipline. Ainsi, Dunis et al (2000) abordent différents thèmes, le foncier, l’organisation sociale ou l’origine des populations selon les critères de vérité de leurs approches afin d’extraire une part de " vérité " au sein des mythes polynésiens étudiés.

« Myth could no longer be seen as tied to the rest of their social structure as Malinowski (for functional analysis) and Lévi-Strauss (for the structural variety) reasonably assumed, as they had only one version to work from; with considerable variations more allowance had to be made for independent change, for creation and for invention, for intellectual exploration, as in later forms of ‘written literature’ (though rarely varying in the same way). »

Goody (2010, pp. 58 - 59), alors qu’il commente le rôle de l’enregistreur audio pour la documentation des pratiques narratives, montre l'importance de l'outil dans l’étude des pratiques narratives. Selon Goody, l'usage des enregistreurs audios par les chercheurs sur le terrain a renouvelé la compréhension des pratiques narratives. La possibilité de réécoute en dehors de la situation de narration permet de produire une annotation précise des pratiques narratives, de les comparer finement les unes aux autres, d’obtenir des commentaires sur ces enregistrements et de les partager. Ce qui auparavant devait être accepté comme un texte produit et interprété de manière homogène à travers une communauté de personnes données du fait de l'existence d'une source unique, peut alors être questionné et comparé. Goody ajoute que ces variations dans les pratiques orales ne doivent pas être confinées au sein d’un modèle particulier avant d’avoir été étudiées. Les variations qui apparaissent à partir de ces observations fines des pratiques narratives questionnent les cadres explicatifs proposés par Malinowski (1926) ou Lévi-Strauss (1955). L'homogénéité de l'interprétation d'un mythe au sein de la communauté qui le produit n'est pas acceptée comme telle. Le texte d'un mythe ne peut alors pas être abordé à travers une version de référence et ses variantes, l'analyse se décentre et les variations observées lors des différentes narrations d'un mythe sont interprétées comme significatives d'un point de vue social et énonciatif. C'est grâce à l'étude des genres discursifs locaux que les enjeux sociaux des pratiques narratives seront accessibles. Ces genres fourniront un contexte pour interpréter les variations observées au sein des textes narratifs.

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I.c

Associer les variations langagières aux représentations d'une