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Chapitre II L'annotation des nabol

II. b.3 Traduire les nabol

La traduction des nabol du nisvai vers le français joue plusieurs rôles : faciliter l'étude de ces textes en fournissant une manière supplémentaire pour les consulter, rendre les travaux sur ces textes plus accessibles à la critique et permettre aux annotations d'être transformées en ressources langagières mobilisables par les professeurs de l'école Kamai110. Une première version de la

traduction doit être réalisée lors du terrain, car les enregistrements non annotés durant le terrain sont difficilement exploitables une fois de retour au bureau (Bowern, 2015, p. 135). C'est lors du terrain que les hypothèses quant à la compréhension du texte doivent être résolues, les interlocuteurs nisvais n'étant plus accessibles par la suite. L'étude du texte doit alors continuer malgré l'incomplétude des données. Cependant, traduire des pratiques narratives orales d’une langue pour laquelle il n’existe pas, ou peu, de traductions auxquelles se référer, requiert que le chercheur explicite sa pratique de la traduction. Les réflexions de Berman (1985) sur ce sujet sont présentées afin de préciser la démarche de traduction adoptée ici. Certains choix sont issus des travaux de Derive (2008) sur les littératures orales africaines et de Facey (1988), qui a étudié les pratiques narratives de la communauté nguna au Vanuatu.

Berman (1985, p. 47) propose plusieurs questionnements pour aborder la traduction111. Le

premier est celui de l’ethnocentrisme, que l'auteur entend comme ce qui « ramène tout à sa propre 109 Voir le tableau de l'annexe , p. 328, qui décrit dans une première partie les associations qui ont été retenues entre les sons et les phonèmes du nisvai et les lettres, et dans une deuxième partie, fait le lien entre la description phonologique proposée par Charpentier et celle qui a été élaborée pour étudier les pratiques narratives nisvaies. 110 La transcription et la traduction des textes ont été réalisées de manière concomitante lors du terrain. La réalisation

de ces deux tâches, pour un texte de sept minutes, pouvait nécessiter jusqu'à quatre heures de travail.

111 Berman (1985, p. 68) définit 13 tendances déformantes de la traduction pour étudier toute traduction : la rationalisation, la clarification, l’allongement, l’ennoblissement ou vulgarisation, l’appauvrissement quantitatif, l’homogénéisation, la destruction des rythmes, la destruction des réseaux signifiants sous-jacents, la destruction des systématismes textuels, la destruction (ou l’exotisation) des réseaux langagiers vernaculaires, la destruction des locutions ou idiotismes, l’effacement des superpositions de langues.

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culture, à ses normes et valeurs, et considère ce qui est situé en dehors de celle-ci - l’Étranger - comme négatif ou tout juste bon à être annexé, adapté, pour accroître la richesse de cette culture. » Une traduction ethnocentrique corrige les erreurs du texte original pour l'améliorer et remplace les éléments jugés incongrus ou incohérents. Pour éviter cet écueil, Berman propose de définir une éthique de la traduction, c'est-à-dire de définir des objectifs de traduction. Berman soulève également la question de l’hypertextualité112. Une traduction suivant des conventions littéraires

ethnocentriques insérerait la traduction dans le réseau de références, dans le réseau des genres discursifs de la langue de destination. Une telle traduction nierait le réseau de références hypertextuelles duquel est issu le texte original.

Derive (2008), dans le cadre des travaux sur les littératures orales africaines, pose la question du style lorsqu’il y a changement de code de communication, de l’oral vers l’écrit. Ce problème est d’autant plus pertinent lorsqu’il s’agit de traduire le texte provenant d’une communauté dont la langue n’a pas de genre discursif associé à l’écrit. Dans ce cadre-là, faut-il traduire ce qui relève de l’oral en le remotivant par des figures de style liées au code de communication écrit ? L’auteur évoque la pratique de la traduction provenant de chercheurs africains traduisant la littérature orale de leur langue dans un registre littéraire écrit dans une langue européenne. Pour Derive (2008, p. 290), cette pratique provient de l’expérience diglossique des chercheurs qui visent à valoriser les littératures orales produites dans leur langue maternelle en les traduisant dans un registre littéraire européen qu’il associe à un registre supérieur. Cette position n’est cependant pas tenable pour Derive, car elle risque de produire « une erreur de ton à laquelle le lecteur risque d’être sensible. »

Les traductions des textes nisvais constituent un corpus qui témoigne des réseaux intertextuels existants au sein des pratiques narratives nisvaies. L’interprétation des textes doit s’appuyer sur la consultation des autres textes nisvais. Les traductions des textes nisvais reflètent les relations existantes entre les textes. Traduire un texte sans l’insérer dans une intertextualité ethnocentrique n’est possible qu'en insérant le texte dans un ensemble de textes issus de la même communauté discursive. Pour le lecteur, cet ancrage au sein d’un corpus de traduction aide à observer et suivre les différents réseaux de références de la communauté nisvaie. De plus, dans l'optique de proposer des ressources pour les locuteurs nisvais, proposer une traduction française suivant ces conventions littéraires poserait des problèmes d’interprétation, car les genres narratifs littéraires français ne leur sont pas connus. Le parti pris a été de traduire les nabol comme des discussions orales. Ce genre permet une plus grande fidélité au texte source, car il permet de conserver les dysfluences, les 112 Berman emprunte le concept d’hypertextualité à Genette (1982), qui désigne les phénomènes de références qui s'observent d'un texte à l'autre, que ce soit par référence explicite, par imitation ou à travers une transformation formelle.

autocorrections, les erreurs et les incohérences présentes dans le texte source. L'hypothèse a été faite que la démarche ethnographique qui cherche à rendre compte de ces processus n’est pas incompatible avec le projet de produire un texte mobilisable par les locuteurs nisvais.

Afin d'insérer les traductions dans le genre de la discussion orale, le temps de référence employé est le présent indicatif simple, conjugaison associée à l'expression des faits. Toutefois, si, au cours d'une narration nisvaie, l'orateur fait référence à des événements précédents les faits narrés, ceux-ci sont conjugués au passé. Les procédés discursifs associés aux contes, aux légendes ou aux mythes ne sont pas repris pour éviter d'insérer les traductions dans ces genres discursifs. De son côté, Derive (2008) recommande de conserver les procédés stylistiques issus de la langue traduite qui fonctionnent dans la langue de destination. Par exemple, l’auteur aborde la traduction de la syntaxe et propose de conserver la parataxe, associé à l'oralité113. Une difficulté particulière liée à la

traduction de textes issus d'une communauté résidant dans un environnement physique différent de celui de la communauté de la langue cible est celle liée à la traduction des taxons. Aufray (2012, p. 96) commente ainsi ce problème :

« On peut ainsi s’interroger sur la façon de traduire les mots chêne ou sapin dans une langue océanienne. À l’inverse, traduit-on le nom d’arbre tahitien māpē quand on lui donne comme équivalent en français le mot châtaignier ? L’identification scientifique Inocarpus fagiferus (Park.) Fosberg est sans doute satisfaisante pour les spécialistes, mais n’est guère éclairante pour le profane. »

Derive (2008, p. 291) aborde également cette question. Selon lui, l’usage de termes latins pour traduire un terme familier à l’auteur du texte en langue source « détruit, par sa consonance latine qui renvoie au vocabulaire savant de la science botanique, le naturel du ton ». Une traduction qui conserve la précision terminologique de la langue d’origine questionne le genre de destination dans lequel s'insère le texte traduit.

La colonne Traduction présentée dans l’illustration 9, p. 100, exemplifie une première traduction réalisée lors du terrain. Cette traduction ne vise pas à produire un texte cohérent, mais à traduire chacun des segments de manière isolée. Elle n’a pas encore pris explicitement en compte les traductions des autres pratiques narratives ; les procédés narratifs utilisés par les orateurs ne sont pas traduits de manière cohérente à travers le corpus. Certaines traductions présentent encore des 113 La parataxe est une construction syntaxique où des énoncés sont simplement juxtaposés sans indiquer de relation à travers une coordination alors que l’hypotaxe est une construction où un énoncé correspond à la proposition principale et l’autre énoncé à la proposition subordonnée.

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incompréhensions concernant les procédés narratifs. Ainsi, l'unité d’intonation numéro 40 dans l'illustration 9 est transcrite : « Van bong ckai, » et a été traduit par « Jusqu’à ce qu’un jour, ». Cette traduction relie « Van » à « bong ckai » en nisvai, alors que l’écoute de la voix de Bongman dans l’enregistrement audio permet de comprendre que « Van » et « bong ckai » sont à interpréter de manière séparée. Ce passage doit alors être mieux transcrit par « Van, bong ckai, » et traduit par « Puis, un jour, ». Le connecteur « puis » marque la distinction que l’orateur réalise entre les deux péripéties, cette unité d’intonation soulignant une rupture entre deux événements de la narration. Au contraire, l’expression « jusqu’à ce que » produit un lien de cohésion entre ce qui a été dit précédemment et ce qui va être dit.