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c.2 Enquêter sur les représentations locales d'une communauté langagière

Chapitre I De la documentation des langues orales à leur étude ethnolinguistique

I. c.2 Enquêter sur les représentations locales d'une communauté langagière

L'observation participante est la principale méthode de recherche en anthropologie. Elle s'est répandue au début du XXe siècle grâce notamment aux travaux de Layard89 et de Malinowski,

(1922). Ce dernier (1922) précise tout au long du premier chapitre de son ouvrage les conditions 89 Peu des recherches de Layard ont débouchées sur des publications, citons tout de même Stone men of Malekula (1942) Notons également que Layard et Malinowski se connaissaient et ont même effectués des séjours de recherche ensemble.

dans lesquelles il a réalisé ses observations. C'est par l'intégration dans la communauté, l'apprentissage de la langue et la participation aux activités quotidiennes que l'enquêteur accède à une meilleure compréhension des pratiques locales et de leurs enjeux.

Telban (1997, p. 30), et à sa suite Hoenigman (2015, p. xliii), remarquent que la transcription et la traduction de pratiques langagières avec les locuteurs participent à leur ethnographie. La transcription et la traduction de textes deviennent des activités où le chercheur et les locuteurs discutent d'expériences partagées, chacun acquérant un nouveau savoir sur la perspective de l'autre par rapport à ces événements. Ces activités peuvent également être utilisées pour susciter des situations de confrontation au sein desquelles le chercheur et la ou les personnes questionnées portent une attention conjointe sur un même objet : l'enregistrement d'une activité. Cahour et Licoppe (2010) affirment que :

« Les traces de l’activité apparaissent comme une ressource à deux niveaux distincts de réflexivité, un premier niveau de réfléchissement du vécu inscrit dans l’action, et un deuxième niveau où la réflexion se fait analytique, pour élaborer et mettre en mot un point de vue subjectif sur l’activité. »

La confrontation aux traces d'une activité permet de faire émerger les catégories importantes aux personnes qui les réalisent ou les observent. Dousset (2017) aborde ces situations comme des « élicitations » : des interlocutions durant lesquelles les personnes sont conscientes de produire des discours théoriques sur leurs pratiques et mettent en évidence leurs représentations culturelles et sociales. Il met également en avant que l'élicitation ne résulte pas uniquement des questionnements provoqués par le chercheur, les personnes s'engagent de manière plus ou moins formalisée dans des élicitations lors de discussions, débats ou réunions collectives.

Conclusion

Ce chapitre nous a permis de voir les différents domaines de recherche dans lequel la présente recherche se situe. Le premier domaine passé en revue est celui de la documentation des langues à travers le monde, des enjeux méthodologiques et des normes et conventions qui lui sont associées. Nous avons ensuite vu les descriptions linguistiques existantes dans la région, notamment au Vanuatu et dans l'île de Malekula. Nous avons ensuite vu différents champs d'étude des textes

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narratifs, avec l'étude de l'organisation des textes selon la linguistique textuelle proposée par Adam (2011). Nous avons abordé une linguistique variationniste reposant sur les catégories locales issues de l'observation participante.

Nous avons vu deux projets de documentations langagières, BULB et BOLD-PNG, issus du traitement automatique des langues. Ces projets proposent une perspective d'étude des langues qui n'intègrent pas les conceptions locales des locuteurs vis-à-vis de leurs pratiques langagières et narratives, mais se fonde sur des problématiques issues du traitement automatisé des langues et du programme de documentation des langues à travers le monde. L'optique de la présente recherche est différente, elle vise à s'appuyer sur les conceptions locales associées aux pratiques narratives afin de les étudier. Mon usage du traitement automatisé s'appuie sur ces concepts locaux pour organiser le corpus et l'étudier. L'approche documentaire est ancrée dans les questions liées à la communication, à l'interopérabilité, la conservation et l'archivage des données linguistiques. Le concept de portabilité des données proposée par Bird et Simons (2003) et les sept dimensions qu'ils proposent pour la caractériser permettent d'élaborer des ressources langagières qui soient réutilisables par d'autres chercheurs ou par les différentes communautés locales qui voudront étudier les pratiques langagières.

En revanche, dans le cadre de l'étude d'une langue orale non documentée, l'application de normes sur l'annotation linguistique du contenu relève d'une autre difficulté. Les normes issues de projets tels que General Ontology for Linguistic Description (GOLD), ISOcat ou Lexical Markup

Framework (LMF) faciliteraient la réutilisation informatisée des analyses produites, mais leur mise

en place pour la documentation d'une langue orale requiert l'utilisation d'outils logiciels spécifiques. De plus, ces normes sont construites autour de théories linguistiques, et si le linguiste s'écarte de ces théories, appliquer ces normes rendra difficile l'observation et l'annotation de phénomènes ne s'insérant pas dans ces cadres. C'est le cas en particulier de Lexical Markup Framework qui propose une organisation des données centrée sur les concepts, alors que l'approche de terrain nécessite de prendre les textes comme point de départ. En ce qui concerne GOLD et ISOcat, leur application nécessite de s'assurer que les termes et concepts linguistiques employés par le chercheur qui annote correspondent effectivement à la définition proposée par la norme. Ce système empêche d'utiliser un terme présent dans la norme qui aurait été défini autrement par un autre chercheur.

L'étude des nabol s'organise autour de deux concepts : le " texte " et le " narratif ". Le texte est le point d'intersection des différentes approches sollicitées90: il est l'objet d'annotations qui sont

90 De plus, cette notion de texte ayant une correspondance dans la conception locale de la pratique narrative, la « nabol » étant une pratique qui peut être conceptualisée comme un texte orale, cette intersection fait également

conçues pour permettre l'élaboration d'un corpus de données portables. La portabilité de ces données facilite leur traitement informatisé et il est le sujet d'étude de la linguistique textuelle. Celle-ci aura pour objectif de montrer que les nabol sont des textes, et qu'elles sont comparables les unes aux autres. Ensuite, l'identification du narrateur associé à ces nabol participera à saisir le rôle social de ces textes. La linguistique variationniste (Weinreich et al., 1968), permet de relier des observations linguistiques à des observations d'ordre social et culturel. Dans le cadre de la présente étude, les observations socio-culturelles sont issues du terrain au sein de la communauté nisvaie, de l'observation participante et des entretiens de transcription et de traduction autour des pratiques narratives. De ces observations et entretiens émergent des catégories sociales qui auront pour objet d'expliquer les observations linguistiques du corpus de textes annotés. C'est également ce cadre explicatif qui donne une pertinence à l'emploi d'outils informatisés pour analyser le corpus d'annotation.

La terminologie énonciative est hétérogène. Il est donc nécessaire de préciser le sens des termes qui seront employés pour décrire les personnes physiques ou représentées participant à la narration. Le terme " locuteur " est employé pour faire référence à une personne physique en tant que sujet parlant une langue ; " orateur " désigne de son côté une personne physique qui narre. Le terme " énonciateur " désigne une représentation sociale que l'orateur met en scène lors de la narration, c'est-à-dire qui joue un rôle dans la production d'un point de vue sur les événements narrés. Le " narrateur " est un énonciateur, le principal, celui qui prend en charge la production d’un texte et fournit le point de vue de référence sur les événements narrés.

Enfin, produire des ressources langagières implique le chercheur dans la vie sociale locale. En se positionnant comme un apprenant de la langue vis-à-vis de la communauté nisvaie, les locuteurs ont été incités à interpréter la transcription des nabol comme une proposition et non comme une norme à respecter. Ce positionnement permet aux locuteurs nisvais d'adopter une attitude critique vis-à-vis des ressources langagières. Un point en particulier que les locuteurs seront amenés à discuter est celui de l'écriture des textes nisvais. L'utilisation de la ponctuation et l'alphabet, qui a été élaboré afin d'être utilisable sur les périphériques électroniques locaux, sont des propositions que les locuteurs souhaiteront critiquer lorsque les ressources seront présentées..

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Après avoir passé sous revue les différentes approches scientifiques sollicitées pour étudier les pratiques narratives nisvaies, nous allons maintenant décrire le processus d'annotation informatisée de ces narrations.