• Aucun résultat trouvé

Chapitre III Interpréter les nabol : lieux de narration, régimes de vérité et genres discursifs

III. b.2.2 Les nahsyn des esprits

La deuxième catégorie de nahsyn qui a fait l'objet de commentaires par les locuteurs nisvais lors des entretiens sont les nahsyn de nahemac : " esprit ". Dire les noms de ces nahemac lors de la narration est important pour les locuteurs nisvais et qu'ils les associent à des lignages. Le terme

140 Interpréter les nabol : lieux de narration, régimes de vérité et genres discursifs

l’étymologie des mots provenant du domaine des esprits, reconstruit l’étymon *[a]tamate, pour les langues du nord du Vanuatu. Une étude systématique serait nécessaire pour s’assurer du fait que

nahemac soit apparenté à *[a]tamate, mais d’un point de vue sémantique, le terme correspond à la

polysémie observée par François. Au fil de notre corpus de textes, nahemac est traduit par " esprit ", " ogre " mais également " ancêtre ". Il s'agit systématiquement d'un être vivant extraordinaire. Contrairement à ce que le terme " esprit " pourrait faire croire, un nahemac n'est pas spécifiquement immatériel. D'un point de vue narratif, le nahemac est souvent l'antagoniste, un personnage contre lequel le personnage principal lutte.

Contrairement aux noms de lieux, les nahemac sont récurrents lors de la narration. Les personnages au cœur de l’intrigue sont nommés lors de la situation initiale159, en même temps que

sont décrites leur relation aux autres personnages et leur activité. Les nahsyn sont ensuite répétés au cours du texte, lorsque les personnages produisent ou prennent part aux événements narrés. L'auditoire peut facilement identifier les nahemac centraux d'un texte. Cette manière de faire n'est cependant pas systématiquement respectée. Lors de la traduction d’un texte produit par un adulte de Levetbao, Androng, prêtre adventiste du septième jour160 et responsable d'un centre de formation

pour les jeunes à Blaksand, critique un orateur adulte, car ce dernier ne nomme pas le nahemac autour duquel la narration se concentre. Il qualifie la nabol de « sitsit », littéralement de " merdique ". Selon lui, l’orateur ne savait pas de quoi il parlait et la narration n'avait pas de sens. La déception a été telle que le prêtre n’a pas souhaité terminer la traduction du texte.

Exemple 10: Présentation de l’origine d’un « nahemac » par Salben

Van mycig a… " Jusqu’à ce que… "

T33.2015.20

nahemac avyni " l’esprit de "

T33.2015.21

Bubran, hevur h’baci. " Bumbran, le vieux de la lune. "

T33.2015.22

Tous les nahemac ne sont pas associés à des lignages. C'est le cas de l'ogresse aux cheveux roux Livenbumbrao161. D’autres cependant, comme Hevuh hbaci : " le vieux de la Lune » ou Bat :

159 Voir la section La situation initiale, p.164 pour une description des situations initiales du corpus.

160 Les adventistes du septième jour constituent une religion protestante importante dans le sud-est de Malekula. Plusieurs villages de la région suivent cette obédience.

161 Consulter les textes T2, T12, T31 et T32 pour des nabol avec Livenbumbrao. Picasso possédait une statue de l'ogresse, qui lui avait été donné par le fils de Matisse (Huffman, 2009). L'ogresse est aussi décrite par Deacon (1934, p. 623).

" Ambat "162, l'ainé de la fratrie nommée comme les cinq doigts de la main, ont été revendiqués par

des locuteurs comme étant associés à leur lignage. Dans le texte T33, un « nahemac », une anguille anthropophage, trompe et mange les êtres humains qui passent aux alentours. Un autre nahemac, « Hevuh h'baci », apparait pour changer la situation (exemple 10). Lors de son apparition « Hevur h’baci » est associé à un lieu, le village de Bumbran, situé à l'ouest de Farun. Si le texte n'associe pas explicitement l’appartenance du nahemac à un lignage, le vieux qui a aidé à la transcription et à la traduction a commenté qu'il s'agissait d'un des nahemac qui était associé à son lignage. De plus, un lien entre le nahemac et un village est affirmé lors de l'apparition de l’esprit. Contrairement au lieu, le rôle du nahemac n’est pas périphérique à la narration, mais est intégré à celle-ci. Le

nahemac étant le protagoniste principal, son nom est répété tout au long du texte. Le vieux a ensuite

précisé l’importance des nabob, les " trous d’eau "163, en tant que lieu de résidence des nahemac.

Selon lui, certains nahemac proviennent de ces trous d’eau. Savoir où se situe le trou d’eau est un moyen d'associer un nahemac à un lieu.

Ces commentaires sur les nahemac marquent leur l'importance lors de l'écoute d'une nabol. Le régime de vérité se manifeste autour de l’annonce des nahsyn des lieux et des personnages associés à la nabol. Les noms des nahemac et la manière dont ils sont introduits sont évalués par les auditeurs et contribuent à la reconnaissance de la parole de l’orateur. La situation initiale joue un rôle important dans le régime de vérité nisvai. Les personnages introduits lors de la situation initiale sont au cœur du déroulement de l'intrigue de la nabol. D’autres personnages peuvent être présentés au cours de la narration. L'orateur doit alors les nommer correctement au risque de voir sa parole dévalorisée.

Conclusion

Lorsque Bensa et Rivière (1982 ; Bensa 2006) étudient le rôle politique des narrations pour les chefs de la région Touho, en Nouvelle-Calédonie, ils montrent que ces narrations sont des discours politiques qui permettent de former des alliances entre les clans. Dans ce chapitre, j’ai proposé une manière d'interpréter les nabol nisvaies basée sur les enjeux sociaux qui leur sont associés.

162 Si le statut de nahemac n’est pas attribué à tous les personnages, il est intéressant de remarquer que c’est le cas pour Ambat et ses frères. Ambat apparaît dans les textes suivants : T2, T4, T12, T20, T30, T31 et T32.

142 Interpréter les nabol : lieux de narration, régimes de vérité et genres discursifs

La première étape a consisté à définir des lieux de narration des nabol. Ces lieux ne sont pas simplement des espaces physiques, mais des situations d'énonciation auxquelles d'autres paramètres ont été intégrés : le temps, les personnes présentes et un ou plusieurs espaces physiques. Connaître le cadre physique associé aux narrations permet d'interpréter les contextes dans lesquels se déroulent ces nabol. Trois principaux espaces ont été dégagés comme lieux de pratiques des nabol : les maisons-cuisines, l'église et l'école. Nous avons vu également que, contrairement aux interdits qui existent dans d'autres communautés, il n'y avait pas de restriction particulière quant au moment de la journée propice à la pratique narrative.

Les enjeux sociaux des nabol ont été abordés à travers le « régime de vérité » (Foucault, 1984, 2008, 2012). Lindstrom (1990) a déjà montré, à travers l'étude du régime de vérité des pratiques discursives d'une communauté du Vanuatu, à Tanna, comment les conversations constituent une pratique du pouvoir. La démarche adoptée ici diffère de celle de Lindstrom qui s’intéresse aux procédures qui régissent les pratiques de la conversation sans entrer dans leurs détails, l'approche adoptée ici a consisté à fonder l'analyse sur les paroles des locuteurs. La notion de régime de vérité a permis d'associer des éléments de la narration, les noms propres, ou les nahsyn de personnages et de lieux, à des rôles sociaux : les noms des personnages permettent d'associer un lignage et les noms de lieux d'associer les événements narrés à un endroit.

Le rapport entre le lieu de narration et les genres discursifs d’un texte n’est pas systématique. À travers l’exemple de l’Église, nous avons vu que le lieu de narration influe sur le répertoire de

nabol qui est sollicité. La maison-cuisine est un espace important des pratiques narratives. Elle est

le lieu associé aux narrations provoquées et aux veillées. La possibilité de provoquer une narration montre que les locuteurs peuvent produire un texte dans des conditions inhabituelles, mais tenteront de le réinsérer dans un contexte plus habituel. La nature de la perturbation induite par la provocation d’une narration reste toutefois à définir. Elle sera abordée dans la section Une

organisation de la nabol en fonction de la situation d'énonciation du chapitre V(p. 222).

L'étude de la terminologie nisvaie liée à la parole a permis de voir que pour la communauté nisvaie, la narration est une forme de discussion. Nous avons constaté, à la suite d'Aufray (2012, 2015), que l'expression de la vérité n'est pas un trait distinctif au sein des catégories discursives de la communauté nisvaie : toutes les nasilvar doivent suivre le régime de vérité nisvaie. Les genres discursifs nisvais suivants ont été identifiés : naocin : "la parole ", nasilvarin : " la discussion ",

nabol ; " la discussion narrative " et istri : " la discussion au sein du lignage ". Ces catégories ne

" discussion narrative privée " est une nabol : " discussion narrative " qui est une nasilvar : " discussion ". Toutes ces pratiques s’insèrent finalement dans le cadre de la naocin, la " parole ". La distinction entre le genre de l'istri et celui de la nabol peut être interprétée d'un point de vue narratologique comme une différence de narrateur. Le narrateur d'une nabol est un ancêtre non identifié d’un lignage, alors que le narrateur d'une istri est revendiqué comme appartenant au lignage. C'est ce qui donne au lignage le droit de narrer celle-ci.

Lorsqu'il étudie le rapport que les Grecs de l’Antiquité entretenaient avec leurs mythes, Veyne (1983) montre que les interprétations de ces narrations varient selon les époques au sein d'une même société. Certains acceptaient les événements relatés au cours des mythes comme tels, d'autres les rejetaient entièrement. D’autres ne croyaient que les événements des mythes qui leur semblaient vraisemblables à l'aune de ce qu'ils avaient vécu. Enfin, un dernier groupe avait une interprétation parabolique ou métaphorique des événements narrés : ils tiraient une morale ou une réflexion des événements. À la question : "Les Nisvais croient-ils à leurs nabol ?", la réponse ne peut être simplement oui ou non. L’existence d’un discours connu de tous qui enjoint les locuteurs nisvais à ne pas inventer de nabol motive ces derniers à interpréter les faits relatés comme s'étant effectivement déroulés. Si certains locuteurs nisvais admettent prendre une certaine distance vis-à- vis de ces faits relatés, quel que soit leur rapport aux nabol, adultes et vieux restent capables d'évaluer la pratique des orateurs.

Maintenant que nous avons vu que les nabol étaient une forme de discussion narrative et que des lieux étaient associés à cette pratique, nous allons étudier les nabol comme des textes afin de mettre en évidence la manière dont elles sont organisées en fonction d'un plan.