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Chapitre III Interpréter les nabol : lieux de narration, régimes de vérité et genres discursifs

III. b.1 Narrer est une forme de discussion

À partir d'une conversation sur l'origine du chant à Maewo139, Crowe (1992, § 22 – §31) décrit

la théorie de son interlocuteur. Cette conversation prend la forme d'une narration. L'homme de Maewo (ibid. § 27) débute par une séquence narrative, poursuit par du chant et le mime d'une berceuse, continue par une explication et conclut par un dernier chant. Selon Crowe, cette narration résulte d'une improvisation. Le musicologue n’indique pas si le texte s’insère dans un genre discursif local nommé. Toutefois, l’œuvre est interprétée par le chercheur comme une discussion 138 Voir la section Des contes, légendes et mythes aux genres discursifs locaux, p. 75.

128 Interpréter les nabol : lieux de narration, régimes de vérité et genres discursifs

dans un « style typique de Maewo ». Elle est jugée par l'orateur de Maewo comme suffisamment importante pour qu’il souhaite qu’elle soit enregistrée. Cette anecdote de Crowe illustre qu'une discussion, au sein d'une autre communauté linguistique du Vanuatu, peut prendre la forme d'une narration contenant des séquences chantées.

Lindstrom (1990, p. 14) rappelle que la langue est un système de choix symboliques qui préexiste au locuteur. C'est dans cette optique que la terminologie des genres discursifs nisvais est abordée. Les termes métalangagiers nisvais forment un système de choix symboliques partagé par les locuteurs. L'étude de ces termes et de leurs relations lexicales donne accès à ce système partagé par la communauté et à certains de leurs enjeux. Mon étude s'appuie principalement sur les termes employés par les orateurs140 dans le corpus de textes annotés. Cette contrainte assure que le texte

auquel fait référence le terme métalangagier est connu et permet d'observer son cotexte.

Les termes nisvais désignant la pratique narrative apparaissent le plus souvent lors de la séquence introductive du texte141, lorsque l'orateur annonce son intention de narrer. Plusieurs termes

métalangagiers ont été utilisés dans le corpus pour qualifier les pratiques narratives : « naocin », « nstori » et « nabol » ou « nabolin », « nabwe », « istri », « nabwe » et « nasilvar » ou « nasilvarin ». Toutefois, cette caractérisation de la pratique par l'orateur nisvai n'est pas systématique. La transcription du texte ne permet pas, dans ce cas, d'attribuer un genre au texte. Il reste possible d'identifier le genre d'une narration comme étant une nabol grâce aux « effets de généricité » (Adam & Heidmann, 2004). Ces effets de généricité, c'est-à-dire ce qui permet d'inscrire un texte dans un genre particulier, sont observés à travers les procédés discursifs employés dans le corpus. Ces procédés discursifs, qui organisent le texte et permettent de le qualifier de « nabol », font l'objet du chapitre IV.

Le terme nisvai regroupant les pratiques langagières en un unique ensemble est le nom naocin. Il peut être traduit par " parole ". Aufray (2015, pp. 73-113) remarquait la distinction effectuée par les langues d'Océanie qu'il a étudiées entre la parole comme acte social et la parole dans ses aspects mécaniques ou sonores. La langue nisvaie lexicalise également ces deux notions, naocin correspond à la parole sociale, à la communication, et son pendant matériel, la voix ou l'organe produisant la voix, est désigné par nadrlyn. Ce nom inaliénable142 colexifie (François, 2008) à la fois l'organe de

140 Seul le terme istri, désignant une nabol associée à un lignage, n'a pas été utilisé par un orateur lors d'une narration. 141 Voir la section Les séquences introductives, p. 162 pour une description de cette séquence lors d'un texte narratif

nisvai.

142 Les langues Océaniennes marquent une différence entre les noms inaliénables, les parties du corps, la parenté, l'esprit notamment, et les noms aliénables, comme les objets ou la nourriture par exemple.

production de la voix, la gorge lorsqu'il s'agit d'un être humain, et la matérialité sonore, la voix par exemple, résultant de l'utilisation de cet organe143.

Les termes nstori, nabol ou nabolin se rapportent spécifiquement à la pratique narrative. L'usage du terme nstori, emprunté au bichelamar, est similaire à celui de nabol :

Exemple 3: Utilisation du terme nstori par l'adulte Aven T1.2013.2

Ok, na=tog na=kal nstori avyn-i, visgy-n nahre ari,

ok 1SG=vouloir 1SG=parler story DEF-INTR OBJ-PI.3SG enfant PL " Ok, je veux raconter une story, aux enfants, "

T1.2013.5

Na=tog na=kal nabol avyn-i visgy-n dari.

1SG=vouloir 1SG=parler histoire DEF-INTR OBJ-PI.3SG 1INCL

" Je veux nous dire cette histoire. "

L'exemple 3 présente les deux termes métalangagiers employés par l'adulte Aven pour désigner la narration qu'il débute. Les deux emplois, en T1.2013.2 et T1.2013.5, réfèrent à la même pratique : il n'y a pas de différence de signification entre les deux termes. Cependant, lorsque l'orateur emploie « stori » en T1.2013.2, la narration est destinée aux enfants. Dans l'unité d'intonation suivante, T1.2013.5, l'orateur se corrige et utilise le terme « nabol ». Il précise ensuite que celle-ci est destinée à « dari » : " première personne du pluriel inclusive ", l'orateur est lui aussi un des destinataires de la narration. L'examen des emplois de stori par Aven et les autres orateurs au sein du corpus144 montrent que cette différence ne correspond pas à une distinction significative

entre les termes nabol et stori car Aven et les autres orateurs nisvais emploient les deux termes de manière interchangeable.

Au sein du corpus, le terme « nabol » a été traduit par " histoire ". Il s'agit du terme français le plus proche sémantiquement tout en étant utilisable dans le cadre des textes qui, comme nous l'avons vu précédemment, sont destinés à être lus par des écoliers. Nous verrons dans la section Les

noms propres : ancrer dans la véridiction les nabol (p. 135), que les nabol n'intègrent pas les

143 Cette matérialité sonore est même étendue jusqu'aux êtres non-vivants, possédant un appareil produisant du son. Dans le texte T1, lorsque le conducteur fait rugir le moteur d'une voiture (cf. T1.2013.164), le rugissement du moteur est désigné par le terme « nadrlyn ».

144 Voir les textes T1, T3, T5, T6, T8, T9, T11, T33, T34, et T41. où le terme stori, ou une de ses variantes morphologiques, est employé.

130 Interpréter les nabol : lieux de narration, régimes de vérité et genres discursifs

mêmes caractéristiques véridictionnelles que celles qui peuvent être associées au terme " histoire "145. Dans le cadre de la thèse, le terme " pratique narrative " a été préféré, car étant peu

employé, il est porteur de moins de connotations. Cette traduction, différente en fonction du contexte, relève de plusieurs contraintes. Pour ce qui est de l'annotation d'un corpus qui sert de base à la production des ressources langagières pour l'école Kamai, l'usage d'une terminologie scientifique n'est pas adapté. Le terme " pratique narrative " n'est pas courant en français : son emploi n'est associé ni au registre littéraire ni au registre de la conversation. La traduction " histoire " insère le texte dans le registre de la discussion qui a été adopté pour la traduction des

nabol. En revanche, l'anglicisme « nstori », utilisé en T1.2013.2, a été conservé sous une forme

légèrement francisée146 afin de rendre manifeste l'emploi d'un emprunt par l'orateur nisvai.

Le deuxième terme métalangagier est nasilvarin, ou sa variante nasilvar147. Il a été traduit par

" discussion ", entendue comme une communication qui a lieu lorsque plusieurs personnes se rencontrent et partagent oralement des informations. Les noms nasilvar et nasilvarin sont les résultats de la nominalisation du verbe : silvar : " discuter ". L’exemple 4 montre un emploi du verbe « silvar » : " discuter " au cours d’un texte.

Exemple 4: Emploi du mot silvar au cours d'une narration d'Aven T1.2013.154

Ara=silvar ga=hav ili dry kal:

3PL=discuter 3SG=finir ASP.R COO.VB dire " Ils finissent de discuter et disent :"

Huit autres occurrences du verbe « silvar » se retrouvent dans le corpus. Elles corroborent toutes la traduction du verbe par " discuter ". L'exemple 5 reflète l'emploi de « nasilvar » par un vieux pour caractériser la pratique narrative :

145 L'ambivalence du terme " histoire " apparait lorsque ses définitions dans des dictionnaires de sens commun sont comparées à ses synonymes : « Suite des événements, des faits réels » (Larousse, 2019), ou encore « Récit des faits, des événements relatifs aux peuples en particulier et à l'humanité en général. » (Littré, 2019). Les deux premiers synonymes proposés par le CRESCO (2019) sont " conte " et " fable ".

146 Le préfixe marquant les noms /n-/ a été supprimé et le «i » de « nstori » a été remplacé par le " y " présent dans le mot anglais.

Exemple 5: Emploi du mot « nasilvar » lors de l'introduction d'un texte T3.2013.4

Nasilvar=iag, ga... ga... ga=roh nyn ni lyn ailad naur Malakula.

discussion=DEI.P 3SG 3SG 3SG=rester DEI.R INT INST île PRE.LOC LIEU " Cette discussion, elle ne se trouve qu'à Malekula seulement. "

La narration T3 est ensuite désignée, lors de l'unité d'intonation T3.2013.5, par le terme « nastoria » : " histoire ". Comme nous l'avons vu avec l'exemple 3, le terme « nastoria », variation libre de nstori, renvoie aux mêmes textes oraux que le terme nabol. Cet emploi montre qu'une pratique narrative caractérisée comme une nasilvar est également considérée comme une nastoria.

Maintenant que nous avons vu que nabol désigne le même genre de narration que stori, nous allons voir à quelle catégorie appartiennent ces deux termes. L'exemple 6 montre qu'une « nabol » est catégorisée comme une « nasilvar » :

Exemple 6: Introduction d’un texte comme étant une nasilvarin, une discussion, par Filip

T22.t2013.1

Ok, ga kadr nasilvarin ckai, nabol hyn na... " Ok, il y a une discussion, l'histoire de... "

Lorsque Filip, un adulte de Levetbao, désigne sa pratique narrative T22, il commence par l'appeler une « nasilvarin » : " une discussion ". Il précise ensuite que cette « nasilvarin » est une « nabol ». Le terme nasilvar est employé pour désigner les discussions du quotidien alors que ce n'est pas le cas du terme nabol. Il est possible d'en déduire que nabol est un hyponyme de nasilvar. À partir des exemples 5 et 6, il a donc été possible de voir que les nabol, ou les nstori, relèvent bien de la catégorie nasilvar.

Le terme nabwe148, traduit par " chant ", désigne les textes ou les séquences poétiques chantés

(voir le chapitre IV, p. 197 pour une description de ces séquences). L'adulte Bongman introduit la séquence poétique chantée du texte comme étant une « nabwe » par une personne :

148 La forme / nabe / existe également, en variation libre. À noter également que le lexème nabwe colexifie le tambour à fente. Selon les locuteurs nisvais interrogés à ce sujet, il s'agit d'un homophone, les deux termes sont identifiés comme possédant les deux sens différents.

132 Interpréter les nabol : lieux de narration, régimes de vérité et genres discursifs

Exemple 7: Emploi du mot « nabwe » à la fin d'un texte T13.2011.63

Ale nabwe ga=qan=ag

COO.TMP chant 3SG=être_comme=DEI.P

" Le chant est comme cela : "

Le prêtre presbytérien Bongman introduit la séquence poétique chantée par le terme « qan » : " être comme ", que les locuteurs nisvais utilisent de manière métalangagière pour associer un genre discursif à un texte ou une partie de texte. Le verbe pour introduire un passage en discours direct comme relevant de la nabwe est kai : " chanter ".

Enfin, le dernier terme qui désigne un genre discursif est istri, un anglicisme emprunté au bichelamar. Il n'est pas présent dans le corpus de textes annotés et n'est apparu que lors d'entretiens libres, ou lorsque des locuteurs ont commenté les pratiques narratives d'autrui. Bien que ces istri soient connues de tous, il est apparu, au cours des enquêtes, que ce n’est pas la connaissance des événements narrés qui est revendiquée, mais le droit de les narrer de manière publique. Ce droit est associé à un lignage. Ainsi, lorsque j'ai demandé une narration sur l’origine des cocotiers149, les

locuteurs désignèrent un vieux et les membres de son lignage comme légitime à narrer ces faits. Davantage, les membres de ce lignage souhaitaient savoir pourquoi ils devaient raconter cette istri. Le travail sur la pratique des nabol était connu des locuteurs, ils attendaient cependant une justification supplémentaire quant à la nécessité d'enregistrer cette narration particulière. N'ayant pas d'autre argument que l'étude des pratiques narratives, il n'y avait pas de raisons pour insister à enregistrer cette istri.

Les textes du corpus qui ont été décrits comme des istri sont les textes T27 narrant l'origine de l'usage du nom de l'arbre à pain et les textes T15 et T29 à propos de l'origine de la pratique du sommeil. Ces deux textes ont été décrits par les locuteurs, à postériori, comme des istri, bien qu'ils aient été enregistrés après que les locuteurs aient été sollicités pour produire une nabol. Le terme

istri apparaît comme une forme de nabol, ou d'un point de vue lexical, comme un hyponyme150 de

nabol. La personne nommée dans le texte T27 a été présentée par l'orateur comme un ancêtre issu

149 Il s’agissait de savoir s’il existait des récits concernant le cocotier et si une observation pouvait être tirée de la comparaison avec les textes étudiés par Caillon (2011), qui compare le contenu des narrations autour du cocotier au Vanuatu.

150 L'hyponyme désigne en lexicologie un sous-ensemble d'un terme hyperonyme : " berger allemand " est un hyponyme de chien, le terme renvoie à un sous-ensemble des chiens.

de son lignage. Dans le cas du texte T29, les personnages n'ont pas été présentés directement comme des ancêtres du lignage du vieil orateur. Le texte a été produit lors d'une narration provoquée par ma venue à Farun. L'orateur, le vieux chef des coutumes du village, a alors convié les chefs de Farun à assister à la narration. Il n'a pas explicitement associé les personnages à son lignage, ce n'est qu'après, lors de la traduction du texte, que son frère, un vieux de Blaksand, a affirmé que cette nabol était liée à son lignage.

Dans la section Les voix du texte du premier chapitre (p. 73), nous avons vu la distinction entre narrateur et auteur, c'est-à-dire entre le personnage, interne ou externe, à la diégèse, qui narre les faits et la personne qui est à l'origine du texte. C'est à ce moment que nous avons posé l'orateur comme la personne qui narre le texte. Ces deux concepts nous sont à présent utiles afin de mieux distinguer la nabol de l'istri. Les locuteurs nisvais ne considèrent pas qu'ils créent de nouvelles

nabol, mais comme des personnes qui les transmettent, qui portent la voix de l'ancêtre qui a observé

ces faits. L'exemple 3 (p. 129) illustre d'ailleurs que l'orateur peut s'annoncer comme l'un des destinataires de la narration. La question se pose alors de savoir d'où proviennent les nabol. Les locuteurs nisvais avancent deux manières d’apprendre les nabol : la transmission par des hevuh : " les vieux ", ou la transmission par des nahemac : " esprits ", à travers le rêve notamment. Le narrateur nisvai fournit une précision supplémentaire quant à la transmission des nabol. Quel que soit le genre du texte, la façon dont ces événements ont été observés n’est pas explicitée au cours du texte. Toutefois, selon le genre discursif, nabol ou istri, le narrateur n'est pas identique. Pour les

nabol, les locuteurs nisvais n'ont pas de discours sur l'origine du narrateur. En ce qui concerne les

textes qualifiés d'istri cependant, ce narrateur est identifié par les locuteurs comme un ancêtre du lignage de l’orateur.

À travers le corpus, « nabol » est le terme le plus souvent utilisé pour désigner une pratique narrative. C'est le cas pour les textes T1, T2, T5, T16, T21, T22151 du corpus. Le terme « nabwe » :

" chant " est utilisé pour qualifier le texte T10 et le texte T14. Mais « nabwe » est également employé pour désigner les séquences poétiques des narrations T13, T21 ou T36. En ce qui concerne les nabwe produites comme textes indépendants, c'est-à-dire réalisé sans aucun encadrement narratif, aucune donnée ne permet de savoir si les nabwe relèvent, ou non, de la nabol. Les séquences de nabwe au cours des pratiques narratives sont cependant à inclure dans le genre de la discussion, puisqu'elles sont intégrées à la pratique de la nabol.

134 Interpréter les nabol : lieux de narration, régimes de vérité et genres discursifs

Le schéma 4 synthétise la terminologie nisvaie liée à la pratique de la « nabol ». Il présente les genres discursifs et les relations existantes entre ces genres. Les liens entre ces genres sont du type inclusif, la nabol est une forme de nasilvarin, elle-même incluse dans la naocin. Inversement, l'istri est une forme de nabol. Il reste un point non résolu : si les nabwe, entendues comme les séquences poétiques qui parsèment les narrations nisvaies, relèvent de la nabol, le statut discursif d'une nabwe en tant que texte indépendant reste à déterminer.