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Chapitre II L'annotation des nabol

II. b.1 Enregistrer les textes

L’enregistrement sonore produit une « trace »104 qui sera l’objet des entretiens avec les

locuteurs afin de traduire, de transcrire et de discuter la pratique narrative. Il s’agit de la première couche d’annotation dont dépendent les autres couches d’annotation. C’est à partir d’elle que sont 103 Cette contrainte suit une des règles proposées par Berman (1985, pp. 58 et 71) pour produire une traduction fidèle : celle d’éviter l’allongement qui résulte de la volonté de rationaliser et de clarifier le texte. Selon Berman, l’allongement du texte est une conséquence inévitable à la pratique de la traduction mais qui doit être évitée dans la mesure du possible.

104 Le concept de trace fait référence à la Revue d’anthropologie des connaissances et à son numéro intitulé

Confrontations aux traces de son activité (Vinck, 2010). Le concept est sollicité lorsque les locuteurs commentent

les orateurs à travers les enregistrements sonores des pratiques narratives, voir également Noter les commentaires, p. 104.

constituées les autres données premières nécessaires pour produire des ressources plus analytiques (voir sur ce sujet Good, 2011). De ce fait, sa qualité est un prérequis à la qualité des autres couches d’annotation. Cette qualité est de deux ordres : l’un relève du matériel-logiciel et l’autre de la situation d’enregistrement.

Lamberterie et al. (2006, pp. 135-141) abordent la question de l’enregistrement sonore d’un point de vue matériel-logiciel et propose des fiches pratiques dédiées aux normes, aux recommandations et aux questions pratiques liées à la production de corpus oraux pour les sciences humaines105. De son côté, (Bowern, 2008, p. 16-33) propose un guide pratique pour décrire une

langue orale. Son point de vue est centré sur la problématique de la documentation typologique et descriptive des langues. Elle propose des recommandations concernant l’usage de la technologie sur le terrain, l’organisation de ses données, ou comment débuter le projet de documentation. L’approche adoptée par les linguistes sur l’usage des outils technologiques d’enregistrement est de fournir des recommandations au niveau logiciel, matériel et des problèmes pratiques (voir également Crowley et Thieberger (2007, p. 73)). Ainsi des formats d’enregistrement sont recommandés : .wav, voire .flac, ou tout autre format dit sans perte, c’est-à-dire pour lequel la compression des informations audio n’implique pas leur suppression.

De ces considérations techniques et pratiques dépend l’utilisabilité des enregistrements. Toutefois, elles n’abordent que peu la question de la pratique de l’enregistrement elle-même. Si mettre en place une situation d'enregistrement contrôlée facilite la réalisation d'enregistrements sonores répondant aux critères de qualité technique, les contraintes techniques ne peuvent conditionner la pratique de l’enregistrement lorsque l’on souhaite enregistrer des situations issues du quotidien. Lemonnier (1996), à travers la description de la conception d’un avion, montre que les objets techniques résultent de choix qui sont liés à des pratiques et des conventions sociales et ne peuvent être résumés par les théories qui président à leur élaboration. Les choix techniques des ingénieurs ont des répercussions, explicites ou non, sur l’usage des objets technologiques. Dans le cadre de l'enregistrement, les choix techniques et ergonomiques liés au matériel d’enregistrement sonore induisent une pratique de l'enregistrement. Une perspective critique sur les choix des concepteurs du matériel d’enregistrement est nécessaire afin d’évaluer dans quelle mesure cette conception joue un rôle sur la situation d’enregistrement. Concrètement, en ce qui concerne 105 Le tiers final de l’ouvrage est consacré à des fiches techniques concernant la prise de son et l’enregistrement sur le terrain, la question des supports pour le son et la vidéo, des codages, des formats, de l’archivage des données et enfin des institutions françaises qui jouent un rôle dans ces domaines.

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l'enregistrement sonore des narrations nisvaies, il est nécessaire d'évaluer dans quelle mesure les contraintes techniques liées au matériel d'enregistrement influe sur la manière dont l'orateur produira son texte oral.

Dans cette perspective, l’enregistrement des narrations nisvais a été abordé comme une situation d'énonciation particulière. Lors des enregistrements, aucun des vieux de la communauté n’a souhaité tenir le microphone. Les adultes et les enfants ont, de leur côté, souhaité se familiariser avec l’outil et beaucoup d’entre eux ont tenu le microphone. Lors des séances durant lesquelles plusieurs personnes étaient présentes, la prise de la parole était liée à la prise du microphone.

Si la pratique narrative nisvaie est un monologue, dans son article sur les histoires anciennes du sud de l’île de Pentecôte, Garde (2015, p. 135) indique que les narrations contiennent, par intervalles, des passages chantés par l’orateur et son audience. Ces passages sont parfois produits dans un registre quotidien, mais également parfois dans un registre archaïque, voire incompréhensible. La reprise par l’auditoire nisvai des séquences poétiques n’a pas été observée. Toutefois, les enregistrements étaient réalisés le matin ou l’après-midi, des périodes correspondant aux horaires où les enfants sont à l’école. Ces derniers, peu présents durant les séances d’enregistrement, ne pouvaient donc pas reprendre en chœur les séquences poétiques.

L’utilisation d’un microphone à main focalise l’enregistrement sur une personne, individualisant l’acte narratif. Il est possible que les membres de l’auditoire, lorsqu’il y en avait un, n’osaient pas intervenir de peur de perturber la séance. Enfin, les vieux orateurs privilégiaient raconter des nabol peu connues, qu’ils estimaient être oubliées, limitant donc les possibilités pour l’auditoire de reprendre une séquence qui lui était inconnue. Notons tout de même que les séquences introductives formulaïques106, marquant le début et la fin d’une narration, sont reprises

par les enfants lors des enregistrements où ces derniers étaient présents, et ceci malgré l’emploi d’un microphone à main. Ainsi, le soir du 1 août 2015 à Bwenahai, lorsque la vieille Limeten, face à ses enfants et ses petits-enfants, produisait les dialogues introductifs et conclusifs des nabol, ces descendants lui répondaient107. Si les enfants avaient été intimidés par la présence du microphone ou

avaient estimé que reprendre en chœur la séquence poétique n’était pas approprié du fait de l’individualisation de l’enregistrement, ils n’auraient pas repris non plus les séquences.

106 Voir le chapitre IV, p. 164, pour une description plus avancée de ces séquences.

107 Des exemples de ces séquences reprises par les jeunes enfants sont consultables dans les textes T38, T39, T40 notamment, à leur début et leur fin.