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1) La vérité contre la flatterie : un parti-pris commun à Socrate

et aux cyniques mais des modalités différentes

Il convient tout d’abord de remarquer que Socrate, comme l’ensemble des cyniques, cultive une relation profonde et permanente avec la vérité. Celle-ci constitue la première exigence en vertu de laquelle leur discours est non seulement motivé mais encore orienté. Toutes leurs paroles ainsi que tous les actes sont exécutés pour manifester « le scandale de la vérité », pour reprendre une formule de Michel Foucault1. On voit donc à

quel point l’attention envers le βίος, sur lequel nous avons insisté précédemment, conditionne le type de discours que va proférer un philosophe. Foucault le souligne, lorsqu’il évoque une figure rencontrée chez Épictète, « le petit jeune homme un peu trop frisé, un peu trop parfumé, un peu trop arrangé, qui est toujours un rhéteur » :

Il est un rhéteur et il est orné parce qu'il est précisément, en tant que rhéteur, l'homme de l'ornement. Il est, dans sa manière de parler, dans son habillement, dans sa manière d'être, dans ses goûts et ses plaisirs, quelqu'un qui ne dit pas la vérité, qui est autre que lui- même. Il est l'homme de la flatterie, il est l'homme du parfum, il est le garçon efféminé. En revanche, le philosophe va être précisément celui qui non seulement dit la vérité dans [son] discours [...], mais il est aussi celui qui dit la vérité, qui manifeste la vérité, qui est

1 Si la vérité peut apparaître à première vue comme une catégorie exclusivement linguistique (il s’agit

toujours de dire la vérité), Foucault montre que le cynisme, poussant toujours les logiques à leurs extrêmes, va jusqu’à « exercer dans et par sa vie le scandale de la vérité » (M. FOUCAULT, Le Gouvernement de soi et des autres, t. II, op. cit., p. 161). On retrouve ici l’importance du βίος : « Le cynisme ne se contente donc pas de coupler ou de faire se correspondre, dans une harmonie une homophonie, un certain type de discours et une vie conforme aux principes énoncés dans le discours. Le cynisme lie le mode de vie et la vérité sur un mode beaucoup plus serré, beaucoup plus précis. Il fait de la forme de l’existence une condition essentielle pour le dire-vrai. [...] Il fait enfin de la forme de l’existence une façon de rendre visible, dans les gestes, dans les corps, dans la manière de s’habiller, dans la manière de se conduire et de vivre, la vérité elle- même » (Ibid., p. 159). Or, M. Foucault remarque que cette manifestation en acte de la vérité trouvait déjà ses racines chez Socrate : « Le mode de vie apparaît comme le corrélatif essentiel, fondamental de la pratique du dire-vrai. [...] On a là, je crois, l'esquisse, le dessin tout de même ferme déjà de ce qu'est cette parrêsia socratique [...]. Son objet privilégié, son objet essentiel, [c'est] la vie et le mode de vie » (Ibid., p. 138-139). Et ailleurs : « [Dans le cas de la bataille des Arginuses et du refus de voter avec la majorité, dans le cas aussi de l’ordre donné par les Trente tyrans d’aller arrêter quelqu’un], il faut bien remarquer qu'en effet ce n'est pas du tout logô ‒ et là j'emploie alors l'expression au sens strict ‒, ce n'est pas du tout par le logos que [Socrate] a fait valoir ainsi la vérité, c'est ergô. C'est l’ergon qui est en question, c'est-à-dire ce qu'il a fait. [...] Être agent de la vérité, être philosophe, et en tant que philosophe revendiquer pour soi le monopole de la parrêsia, cela ne voudra pas simplement dire prétendre que l'on peut énoncer la vérité dans l'enseignement, dans les conseils qu'on donne, dans les discours qu'on tient, mais que l'on est effectivement, dans sa vie même, un agent de la vérité. La parrêsia comme forme de vie, la parrêsia comme mode de comportement, la parrêsia jusque dans le costume même du philosophe sont des éléments constitutifs de ce monopole philosophique que réclame pour elle la parrêsia » (M. FOUCAULT, Le Gouvernement de soi et des autres (Cours au Collège de France, 1982-1983), t. I, F. Gros (éd.), Paris, Gallimard, 2008, p. 295-296).

l'individu de la vérité dans sa manière d’être. Et cette vérité, ce sera aussi, bien entendu, la virilité barbue [...]2.

On peut observer cette corrélation entre βίος et posture rhétorique de franchise, de liberté de langage, de parrêsia, dans la façon dont Socrate se comporte lors de son procès, mais aussi ‒ et surtout, en ce qui nous concerne ‒, dans sa réception et dans la signification symbolique que lui a conféré la postérité. Xénophon écrit en effet :

Comme [Hermogène] voyait [Socrate] [...] parler de toute espèce de choses plutôt que de son procès, il lui dit : « Ne faudrait-il donc pas, Socrate, que tu penses aussi à ce que tu vas dire pour te défendre ? » Socrate lui répondit tout d’abord : « Ne te semble-t-il donc pas que j’ai passé ma vie entière à préparer ma défense ? ‒ Comment cela ? demanda Hermogène. ‒ Par ce que toute ma vie je n’ai commis aucun acte injuste ; voilà, je pense, la meilleure façon de préparer sa défense »3.

Ici, seul l’aspect existentiel est mis en avant : Socrate revendique, une fois encore, que la façon dont il a mené sa vie est plus à même de témoigner en sa faveur que tout ce qu’il pourra dire lors de son procès. Mais Épictète, reprenant presque littéralement ce passage, place un élément nouveau dans la bouche de Socrate à la suite de cette déclaration :

Mais si tu veux sauvegarder aussi les choses extérieures, ton pauvre corps, ta petite fortune, ta petite réputation, je n’ai qu’à te dire : eh bien ! prépare-toi immédiatement et de ton mieux ; de plus, étudie le caractère du juge et ton adversaire : s’il faut embrasser leurs genoux, embrasse-les ; s’il faut pleurer, pleure ; s’il faut gémir, gémis4.

Le philosophe stoïcien établit un rapport explicite entre la conception de la philosophie comme manière de vivre, entre la valeur attribuée aux actions effectivement réalisées d’une part et la µεγαληγορία socratique, son attitude arrogante et franche, sa parrêsia d’autre part. Celui qui, au contraire, situe le bien ailleurs, a tout intérêt à verser dans la flatterie et à user d’artifices sophistiques. Cicéron opère le même rapprochement lorsqu’il écrit que « [Socrate] ne se mit point en quête d’un avocat, il ne supplia point les juges, mais le prit sur un ton libre et assuré qu’inspirait la grandeur d’âme et non l’orgueil »5. De fait, si lorsque sa vie est en jeu, Socrate ne fait pas exception à la conduite

qu’il s’est imposée toute sa vie, à savoir de ne dire et de ne montrer que la vérité, alors on

2 Ibid., p. 296. Fin inaudible.

3 XÉNOPHON, Apologie de Socrate, op. cit., § 2-3, p. 102.

4 ÉPICTÈTE, Entretiens, t. II, trad. fr. J. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres, 1949, chap. 2, « Sur l’absence de

trouble », § 8-11, p. 12.

5 CICÉRON, Tusculanes, t. I (livres I-II), trad. fr. J. Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1964, livre I,

suppose que dans d’autres situations délicates, il en allait de même. Diogène Laërce le confirme en rapportant un vers d’Ameipsias :

[Socrate], tout affamé qu’il est, n’a encore jamais supporté de flagorner !6.

En effet, selon un lieu commun de la figure socratique, le philosophe athénien n’exigeait aucun salaire en contrepartie de ses entretiens, ce qui justifiait le constat d’Antiphon selon lequel la pratique de la philosophie ne l’avait nullement enrichi, mais il ne renonçait pas pour autant à son intégrité en mendiant pour vivre mieux.

De même, les exemples dans lesquels les flatteurs sont l’objet de railleries sont légion dans la doxographie cynique7, et Diogène manifeste bien, en acte, qu’il se situe à

leur antipode :

Diogène [...] ne s’insinuait dans la faveur de personne par des caresses [οὐδένα ἀνθρώπων ὑπῄει θωπεύων], mais il disait à tous la vérité [τἀληθῆ πρὸς ἅπαντας λέγων]8.

a. La « mauvaise » parrêsia : dire tout et n’importe quoi selon son

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