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b Un « Socrate devenu fou » : la folie comme conséquence nécessaire du dire-vra

Cependant, si Socrate ou Diogène rient, il suscitent également le rire chez leurs interlocuteurs. À deux reprises cela est mis en évidence dans le Banquet de Xénophon : lorsque Socrate annonce qu’il souhaite apprendre à danser et lorsqu’il déclare que son métier d’entremetteur est ce dont il est le plus fier, l’auteur établit un contraste volontairement appuyé entre le sérieux initial de ces paroles et leur perception risible :

« À danser, par Zeus ». Ce fut un éclat de rire général [ἐγέλασαν ἅπαντες]. Socrate alors de dire avec un air des plus sérieux [µάλα ἐσπουδακότι] : « Je vous prête donc à rire ? Est-ce parce que [...] ».

S’étant alors composé un visage plein de gravité [µάλα σεµνῶς ἀνασπάσας τὸ πρόσωπον] Socrate répondit : « D’être un entremetteur ». On éclata de rire [ἐγέλασαν] à ce mot. « Vous avez beau rire, reprit-il [...] »183.

179 Jean-Michel GROS, « La Place du cynisme dans la philosophie libertine », in A. McKenna et P-F.

Moreau (dir.), Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, t. VII : La Résurgence des philosophies antiques, Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 2003, p. 121-139, 123 et 125.

180 LUCIEN, Histoires vraies, op. cit., Histoires vraies B, § 16, p. 101. 181 Ibid., § 17-18, p. 103-105.

182 Id.

Mais le rire n’est plus cet outil dont se servait le philosophe pour exprimer une pensée lucide et désabusée face à l’absurdité des actions humaines, il est au contraire le moyen, pour l’insensé, de discréditer instantanément la parole d’autrui et de le reléguer à l’état de folie. C’est en effet rien moins que l’intégrité mentale du locuteur que le rire rend suspecte, comme le concède Charmide, qui avait lui aussi rit en surprenant Socrate en train de danser :

C’est vrai, par Zeus, affirma Charmide, et d’abord j’en fus abasourdi, et je conçus des craintes pour ta raison [ἔδεισα µὴ µαίνοιο]184.

L’originalité ou l’étrangeté185 des propositions socratiques conduisent souvent

ceux qui en sont les auditeurs à considérer le philosophe comme fou. C’est encore le sort d’autres philosophes rieurs, victimes eux aussi du rire de leurs interlocuteurs, comme le rapporte La Mothe Le Vayer :

Diogenes [était] un fou et maniaque parfait, Démocrite un bouffon perpétuel ; ce sont [les] propres termes [d’un écrivain parmi nous peu équitable].

L’écrivain de qui nous nous plaignons dit qu’il n’y a rien de plus inepte ni de plus impertinent qu’un ris indiscret. Je l’avoue. Mais je soutiens que celui de Démocrite, ayant été révéré de toute l’Antiquité aussi bien que le pleurer d’Héraclite, ne doit pas être pris pour tel. En effet c’était un ris fondé sur une profonde méditation de notre faiblesse et de notre vanité [...]. C’est donc à tort qu’on le veut aujourd’hui convaincre de folie par un ris discouru et philosophique comme était le sien186.

Dans ce texte, l’auteur fait directement procéder l’accusation de folie de l’attitude riante de Diogène et de Démocrite et oppose à celle-là l’argument de la profondeur philosophique d’un tel rire. D’ailleurs, c’est après avoir lui aussi reconnu le bien-fondé du raisonnement de Socrate que Charmide reviendra sur sa position :

Mais après t’avoir entendu tenir les mêmes propos que maintenant, moi-même, une fois de retour chez moi, je me suis mis, non pas vraiment à danser, faute de l’avoir jamais appris, mais à exécuter des mouvements avec les bras ; cela je savais le faire187.

À travers un tel aveu, Charmide illustre parfaitement la logique paradoxale qui rend possible un tel écart entre les jugements que l’on formule à l’endroit de philosophes

184 Ibid., chap. II, 19, p. 46.

185 Platon, s’il n’emploie pas le terme de µανία pour qualifier le « délire » de Socrate, au sens de « perdre

l’esprit », insiste néanmoins sur son ἀτοπία, sur son étrangeté.

186 LA MOTHE LE VAYER, De la vertu des païens, op. cit., p. 77 et p. 79. Voir également le diagnostic

d’Hippocrate : « Sa patrie l’accuse d’être tombé dans la folie ; or je prétends, ou plutôt j’espère, qu’il n’a pas l’esprit vraiment frappé, mais que c’est une opinion de ces gens-là. Il rit toujours, disent-ils, il ne cesse de rire sur tout, ce qui leur apparaît comme un signe de folie » (HIPPOCRATE, Sur le rire et la folie, op. cit., lettre à Damagète, p. 57-58).

tels que Socrate, Démocrite ou encore Diogène. Comme le résume Dion au sujet de ce dernier, « certains admiraient [...] en lui le plus sage des hommes, tandis que d’autres le prenaient pour un fou »188. Une parole du même Diogène, recensée par Stobée, peut nous

donner la raison d’un tel décalage :

Quelqu’un disait que Diogène était fou [Διογένην ἀνοητον εἶναι] : « Je ne suis pas fou, reprit-il, mais je n’ai pas votre tête [τὸν αὐτὸν ὑµῖν νοῦν οὐκ ἔχω] ! »189

Au-delà de la « tête », le νοῦν désigne avant tout l’esprit, la pensée ou encore la manière de voir : en se défendant ainsi, Diogène affirme que s’il peut passer pour fou aux yeux de certains, c’est parce que ceux-ci ne pensent pas de la même façon que lui, n’ont pas la même façon de penser. Ainsi, un « fou » peut se révéler sage si l’on accepte d’accorder du crédit à sa manière de voir. C’est précisément de cette dialectique entre la folie et de la sagesse dont le Socrate de La Bruyère est manifestement victime :

On a dit de SOCRATE qu’il était en délire, et que c’était un fou tout plein d’esprit ; mais

ceux des Grecs qui parlaient ainsi d’un homme si sage passaient pour fous190.

On voit bien dès lors pourquoi cette remarque trouve sa place au sein d’un chapitre consacré à la relativité des jugements humains : pour reconnaître la juste valeur d’un tel sage, il est nécessaire de modifier son point de vue, de bousculer ses opinions, sans quoi celui-ci est condamné à « passer pour fou ». Or, la remarque qui lui est immédiatement subséquente et qui procède de la même édition, dans laquelle La Bruyère revêt le masque pseudonymique d’Antisthius, s’ouvre sur cette idée avant de la transposer dans le champ plus spécifiquement littéraire de la dénonciation des vices :

Celui qui est riche par son savoir-faire, connaît un Philosophe, ses préceptes, sa morale et sa conduite, et n’imaginant pas dans tous les hommes une autre fin de toutes leurs actions, que celle qu’il s’est proposée lui-même toute sa vie, dit en son cœur ; je le plains, je le tiens échoué ce rigide censeur, il s’égare et il est hors de route, ce n’est pas ainsi qu’on prend le vent, et que l’on arrive aux délicieux port de la fortune : et selon ses principes il raisonne juste191.

Tout le problème réside dans cette dernière formule : selon les principes que l’on tient pour vrais, la perspective avec laquelle notre regard se pose sur le monde se trouve considérablement modifiée. Mais puisque c’est sa propre expérience de moraliste que

188 DION CHRYSOSTOME, Discours, trad. fr. L. Paquet, in Les Cyniques grecs, op. cit., Discours IX,

« Diogène ou Le Discours isthmique », § 8, p. 204.

189 STOBÉE, op. cit., livre III, chap. 3, § 51, p. 210, trad. fr. L. Paquet, in Les Cyniques grecs, op. cit.,

p. 69.

190 LA BRUYÈRE, op. cit., « Des jugements », 66, p. 475. 191 Ibid., « Des jugements », 67, p. 476.

La Bruyère dépeint derrière celle d’Antisthius, on comprend bien que toute son entreprise consistera à déplacer la focale, à faire voir à ceux qui en rient et qui le tiennent pour fou que Socrate est sage, et de manière générale, à amener son interlocuteur à modifier ses opinions préétablies sur le monde. Comme l’écrit Emmanuel Bury, « pour La Bruyère, assumer la tâche nécessaire du moraliste, c’est accepter, comme Socrate et ses disciples cyniques, le beau risque de passer pour fou. C’est donc bien dans la rhétorique de la folie, antithétique, paradoxale et surprenante qu’il faut chercher le point focal de l’entreprise des Caractères »192. La pratique de la parrêsia, l’énonciation de la vérité, auxquelles Socrate

comme les cyniques sont tant attachés, se fait au risque de susciter le rire de leur auditoire et d’ébranler sa confiance en leur sagesse.

192 E. BURY, « L’Optique de La Bruyère », op. cit., p. 267. « Prendre le risque de passer pour fou », dans

l’esprit d’un lecteur d’Érasme, c’est aussi littéralement prendre le risque de passer pour Folie elle-même, qui suscite le rire dès son entrée en scène : « À peine ai-je paru au milieu de cette nombreuse assemblée, pour prendre la parole, que tous les visages ont aussitôt été éclairés par la gaieté la plus nouvelle et la plus insolite ; tous les fronts se sont tout de suite déridés ; vous m’avez applaudie avec des rires [aimables et joyeux] » (ÉRASME, Éloge de la folie, op. cit., § I, p. 10). Moria dénonce elle aussi ces « morosophes », ces

« sages fous » que sont ceux « qui sont [ses] plus chauds partisans mais qui ont tellement honte de [s]on nom en public qu’ils le jettent communément à la figure d’autrui comme une grosse injure » (Ibid., § V, p. 13). Ainsi est-il préférable d’être fou comme Socrate ou Démocrite que d’être « sain d’esprit » comme les Athéniens ou les Abdéritains : « Qui se pourrait fâcher après cela, de se voir accusé de n’avoir pas le Sens commun ? Et qui est celui qui n’aimerait pas mieux raisonner comme faisaient Hippocrate et Démocrite, qu’à la mode des Abdérites et de leurs semblables, dût-il être tenu par eux pour un fou ? » (LA MOTHE LE VAYER,

François (de), Petit traité sceptique sur cette commune façon de parler : “N’avoir pas le sens commun” (1646), L. Leforestier (éd.), Paris, Gallimard, 2003, p. 26).

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