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a L’exercice physique et la force comme moyens d’accès privilégiés à la vertu

L’importance de la force (physique et morale) pour parvenir à la vertu est lourde d’implications. Elle insinue en effet que la valeur d’un homme ne saurait se mesurer à l’aune de sa naissance, de son âge, de son éducation, ou encore de sa réputation, mais simplement de l’effort qu’il déploie pour progresser sur le chemin de la vertu. Celle-ci n’est pas donnée, n’est pas acquise de droit et de fait selon certaines circonstances, mais se conquiert et se poursuit indéfiniment. Ainsi pourrait-on dire que l’on ne naît pas Socrate mais qu’on le devient. Et cette idée de « devenir », d’exercice perpétuel et de progrès constant est essentielle dans la symbolique socratique et cynique : c’est ce critère qui fait que, d’un point de vue postérieur, et en l'occurrence stoïcien, ce sont Socrate, Diogène et leur intermédiaire Antisthène qui apparaissent comme des exemples de vertu paradigmatiques, leur existence constituant un véritable témoignage vivant :

Posidonios [...] dit que la preuve que la vertu existe est donnée dans le fait que les Socrate, les Diogène et les Antisthène se sont faits progressivement [γενέσθαι ἐν προκοπῇ]7.

Étant donnée la place essentielle qu’occupe la notion de force dans la quête de la vertu, il n’est dès lors pas surprenant de constater qu’une attention toute particulière au corps est partagée par Socrate et les cyniques. Certes, tous deux réprouvent le parti des

7 DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VII, § 91, p. 848. Environ sept siècles plus tard, la Souda reprend mot

pour mot ce passage de Diogène Laërce pour composer l’entrée « Vertu » [Ἀρετή] de son encyclopédie. La mention de ces trois hommes en qualité d’exemple, d’incarnation de la vertu est d’autant plus appuyée dans ce texte tardif que de nombreux autres philosophes ou écoles de pensée sont cités, sans qu’il ne soit jamais question de leur vertu personnelle mais de leur conception de la vertu. C’est les cas des Péripatéticiens, des Stoïciens et de Platon. Pour Socrate et les cyniques desquels il est rapproché, la vertu est avant tout quelque chose qui se montre, qui s’éprouve et donc qui s’exerce et qui progresse. Montaigne lui aussi s’en fera encore l’écho, qui écrira de Socrate qu’ « il a fait grande faveur à l'humaine nature, de montrer, combien elle peut d’elle-même » (MONTAIGNE, op. cit., livre III, chap. 12, « De la physionomie », p. 365).

athlètes qui tiennent l’exercice du corps comme une fin en soi8. Mais les πόνοι sur lesquels

Marie-Odile Goulet-Cazé a insisté9 jouent néanmoins un rôle tout à fait capital dans leur

philosophie. On le voit, pour le premier, à travers les écrits de Platon comme de Xénophon :

Ainsi, par exemple, un jour de gel, ce qu'on peut imaginer de plus terrible dans le genre, quand tout le monde évitait de sortir ou ne sortait qu'emmitouflé d'étonnante façon, chaussé, les pieds enveloppés de feutre et de peaux d'agneau, Socrate, lui, dans ces conditions-là, sortait revêtu du même manteau qu'il avait l'habitude de porter auparavant, et marchait pieds nus sur la glace plus facilement que les autres avec leurs chaussures. [Socrate] était [...] le plus endurci contre l’hiver, l’été, les travaux de toute espèce10.

On le voit également chez Diogène Laërce dans des termes proches de ceux utilisés pour Socrate, mais concernant Diogène :

L’été, il [Diogène] se roulait sur du sable brûlant, tandis que l’hiver, il étreignait des statues couvertes de neige, tirant ainsi profit de tout pour s’exercer.

[Diogène] marchait pieds nus dans la neige11.

Un signe que ce trait a imprégné la figure de Socrate de manière durable est que l’on retrouve, bien plus tard, cette image d’un philosophe qui « avait aussi le souci de son entraînement physique »12 chez Montaigne, là encore présenté comme un modèle

d’existence, comme un « patron », dira l’humaniste français13.

Dans cette conception, il existe un lien très fort entre la vertu et l’ascèse physique, l’exercice du corps. Celui-ci n’est en effet pas appréhendé comme un pur support dont il convient d’assurer la vigueur et l’hygiène afin de pouvoir se consacrer sereinement à d’autres activités, plus nobles, qui seules permettraient d’atteindre la vertu. Il est encore

8 Socrate se moque en effet de la disproportion qui naît de l’exercice ciblé des différents athlètes : lui

désire s’exercer « non pas à la façon des coureurs du long stade qui grossissent des jambes et maigrissent des épaules, ni à celle des pugilistes qui grossissent des épaules et maigrissent des jambes » (XÉNOPHON, Le

Banquet, trad. fr. F. Ollier, Paris, Les Belles Lettres, 1972, chap. II, § 17, p. 45). Diogène, lui, raille ceux qui se contentent de cultiver leur corps, considérant leur entreprise comme seulement digne des bêtes de somme : « Comme on lui avait demandé pourquoi les athlètes sont stupides, il répondit : “parce qu’on les bâtit avec de la viande de porc et de boeuf” » (DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VI, § 49, p. 723-724).

9 Voir Marie-Odile GOULET-CAZÉ, L'Ascèse cynique : un commentaire de Diogène Laërce VI, 70-71,

Paris, Vrin, 1986.

10 PLATON, Le Banquet, trad. fr. L. Brisson, Paris, Flammarion, 2007, 220 b, p. 173 et XÉNOPHON, Mémorables, trad. fr. J-F. Mattéi (éd.), Paris, Manucius, 2012, livre I, chap. 2, § 1, p. 27.

11 DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VI, § 23, p. 707 et § 34, p. 713. 12 Ibid., livre II, § 22, p. 231.

13 « [Socrate] s’est vu continuellement marcher à la guerre : et fouler la glace les pieds nus : porter même

robe en hiver et en été : surmonter tous ses compagnons en patience de travail [par son endurance] : ne manger point autrement en festin, qu’en son ordinaire. [...] On a de quoi, et ne doit-on jamais se lasser de présenter l’image de ce personnage à tous patrons et formes de perfection [comme un modèle et un exemple en toute chose] » (Essais, op. cit., livre III, chap. 13, « De l’expérience », p. 472).

moins conçu comme un obstacle à l’élévation de l’âme. On en trouve un exemple dans le Banquet de Xénophon, lorsque Socrate exprime son attrait pour la danse et que cela provoque l’hilarité de ses amis : il doit donc désamorcer leur rire en se justifiant, et ce faisant, il donne une raison intéressante :

Je vous prête donc à rire ? Est-ce parce que je veux améliorer ma santé par l’exercice ou

trouver plus de plaisir à manger ou à dormir ?14

Cette idée selon laquelle l’exercice physique aiguise la faim et la fatigue est intimement liée à une conception éthique de la frugalité que l’on trouve formulée, toujours au sujet de Socrate, chez Diogène Laërce :

[Socrate] disait que, plus il avait de plaisir à manger, moins il avait besoin d’assaisonnement ; plus il avait de plaisir à boire, moins il comptait sur la boisson qui n’était pas à sa portée ; plus réduits étaient ses besoins, plus il était proche des dieux15.

Ces trois phrases énoncent trois idées différentes ‒ bien que complémentaires ‒ et fondamentales : tout d’abord, la faim fait négliger les apprêts superflus d’une cuisine raffinée et fait se contenter du strict nécessaire ; d’autre part, l’endurance acquise par les exercices journaliers permet de réduire l’asservissement de l’homme à ses besoins et donc de le rendre moins vulnérable ; enfin, celui qui sait se contenter de la plus extrême frugalité se rapproche d’une condition idéale, celle de la pleine et entière suffisance des dieux. On voit poindre ici la conviction profonde que lorsque l’on éduque convenablement son corps, on éduque en même temps son âme. La conquête de la vertu passe donc nécessairement par un exercice du corps, ce qui implique que l’on ne peut pas être sage dans n’importe quel corps.

Or, c’est également la conception des cyniques, dont le rapport à la nourriture est constamment mis en avant et dont Diogène Laërce, pour ne citer que lui, nous dit qu’ « ils soutiennent [...] qu’il faut vivre frugalement, en se contentant de la nourriture qu’on peut se procurer soi-même [...] [et qu’il] y en a parmi eux qui se satisfont d’herbes [et] d’eau toute fraîche »16. Le lien direct qui unit l’exercice physique et l’endurance qui en procède

avec cette éthique de la frugalité est présente chez les cyniques, de telle sorte que l’idée selon laquelle la faim est le meilleur assaisonnement d’un repas va constituer aux yeux de

14 XÉNOPHON, Le Banquet, op. cit., chap. II, § 17, p. 45. Nous soulignons. 15 DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre II, § 27, p. 235.

la postérité l’un des nombreux traits communs aux deux philosophies et va contribuer à cristalliser la figure d’un Socrate cynique17.

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