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a Écrire les vies de philosophes, réécrire l’histoire de la philosophie

L’exemple du vers homérique est tout à fait symptomatique du premier mouvement que nous avons tenté de mettre en lumière, à savoir qu’il existait de manière intrinsèque de nombreuses similitudes entre la pratique philosophique telle qu’elle a été conçue par Socrate et celle des cyniques. Or, nos dernières considérations laissent pressentir un second mouvement, qui tient davantage à leur valeur symbolique, à savoir que les auteurs qui manipulent ces figures siècle après siècle, outrepassent les exigences de la rigueur historique et contribuent à une commune « réécriture » de cette histoire. C’est ce que fait Lucien de manière tout à fait lumineuse lorsqu’il rapporte les propos de Philosophie, elle-même retraçant son histoire :

Arrêtés dans leurs progrès et convaincus d'erreur par mes amis [les philosophes authentiques], [les sophistes] se fâchèrent, se liguèrent contre eux, et à la fin les traduisirent devant les tribunaux et les livrèrent au bourreau pour leur faire boire la ciguë. C'est alors sans doute que j'aurais dû fuir sans balancer et rompre toute liaison avec eux. Mais Antisthène et Diogène et, peu après, Cratès et Ménippe me persuadèrent de prolonger encore un peu mon séjour44.

L’allusion à Socrate derrière la périphrase « les philosophes authentiques » est transparente, du fait de la référence au tribunal et à la condamnation à boire la ciguë. Par ailleurs, Philosophie, désespérant de ne plus jamais pouvoir séjourner dignement auprès des hommes, est détrompée par quatre individus, tous cyniques (Antisthène en faisant partie). Par cette allégorie, Lucien prend un parti franc : les seuls « amis » véritables de Philosophie sont Socrate, et après lui, les cyniques. Ce faisant il confirme l’assertion de Jean Humbert, qui déclarait : « Il est en tout cas certain qu'ils [les Anciens] ont fait le plus

43 A. BRANCACCI, « Le Socrate de Dion Chrysostome », op. cit., p. 177 et 178.

44 LUCIEN, Les Fugitifs, in Oeuvres complètes, t. III, trad. fr. E. Chambry, Paris, Librairie Garnier Frères,

grand cas d'Antisthène qui sans doute à leurs yeux continuait le mieux l'“éthique” de Socrate »45. Aux yeux de certains auteurs dont Lucien est ici le parangon, ce serait par le

biais d’Antisthène, et partant de la tradition cynique, que la pratique philosophique inaugurée par Socrate se serait perpétuée, et ce de manière plus fidèle que par le biais des autres socratiques. Ainsi, si la position de Lucien relativement à Socrate ‒ comme c’est également le cas relativement aux cyniques ‒ n’est pas uniforme46, certains passages de ses

dialogues semblent poser les deux écoles philosophiques sur un pied d’égalité au rang de philosophie véritable. D’ailleurs, il n’est pas indifférent que le dialogue intitulé Le Cynique soit en tout point une imitation des dialogues socratiques. Certes, l’attribution de ce texte à Lucien est aujourd’hui démentie, mais cela ne fait que confirmer l’état d’esprit dans lequel pouvaient se trouver nombre d’intellectuels de l’époque vis-à-vis de la filiation entre Socrate et le cynisme. On retrouve matérialisée chez Épictète l’idée qui n’était que formelle chez le pseudo-Lucien lorsqu’il affirme que le cynique authentique doit être capable de « répéter le discours de Socrate »47.

La filiation historique entre socratisme et cynisme est assurée par la figure d’Antisthène. Si les critiques modernes doutent de sa position de fondateur de l’école cynique, il n’en va pas de même pour la tradition, qui semble bien l’avoir appréhendé comme tel. C’est le cas de Clément d’Alexandrie qui, dans un chapitre intitulé « Filiation des philosophies grecques », écrit :

Socrate s’est détaché des sciences naturelles pour aller aux sciences morales [ἀπὸ τῶν φυσικῶν ἐπι τὰ ἠθικά]. Socrate eut un disciple, Antisthène, qui devint Cynique [ἀκούσας Ἀντισθένης ἐκύνισε]48.

45 Jean HUMBERT, Socrate et les petits socratiques, Paris, PUF, 1967, p. 249.

46 On peut mentionner le fameux dialogue intitulé Vies de philosophes à vendre, dans lequel l’auteur vend

à la criée les vies des grands noms de la philosophie grecque. Tous sont ridiculisés, et Socrate n’échappe pas à ce lot commun. Cependant, il faut signaler que le « Socrate » qui monte pourrait tout à fait être nommé « Platon » (celui-ci évoque sa théorie des idées, etc.). Dans un autre texte, en revanche, c’est bien l’intégrité de Socrate qui est mise en doute : « MÉNIPPE ‒ Dis-moi, par le Styx, à quoi ressemblait Socrate quand il est descendu chez vous [...]. CERBÈRE ‒ De loin, il avait l’air de s’avancer le visage complètement impassible et

ne pas du tout craindre la mort, Ménippe ; du moins, c’est ce qu’il cherchait à faire croire à ceux qui étaient à l’extérieur de l’entrée. Mais dès qu’il s’est penché sur le gouffre et qu’il a vu les ténèbres, il a hésité [...]. Alors, il s’est mis à pleurer [...]. Il était dans tous ses états » (Dialogues des morts, in Voyages extraordinaires, A-M. Ozanam (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 2009, dialogue 4, § 1, p. 351).

47 ÉPICTÈTE, Entretiens, t. III, op. cit., chap. 22, « De la profession cynique », § 26, p. 73. Le « discours

de Socrate » dont il est question est ensuite si bien détaillé qu’il couvre 18 paragraphes sur les 109 de ce chapitre consacré au cynisme.

48 CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Les Stromates, trad. fr., M. Caster, Paris, Cerf, 2006, livre I, chap. 14,

« Filiation des philosophies grecques », § 63, 3-4, p. 95. Nous coupons ici la citation mais Antisthène n’est évidemment pas le seul socratique mentionné (bien qu’il soit tout de même le premier). Cette double étiquette de socratique et de cynique assignée à Antisthène gêne néanmoins le Père de l’Église ‒ du moins la seconde ‒, qui écrit par ailleurs : « Le dogme qui suit appartient-il à Antisthène le Cynique ? Non, il sort de la bouche de l'Antisthène élevé à l'école de Socrate » (Discours aux Gentils, in Les Pères de l’Église, t. IV, trad. fr. M. de Genoude, Paris, Sapia, 1839, p. 150).

C’est également très frappant chez Diogène Laërce, qui n’hésite pas à placer la Vie d’Antisthène au seuil du livre consacré au cynisme et non avec les autres socratiques, mais qui utilise rigoureusement les mêmes termes pour qualifier les qualités qu’Antisthène a empruntées à Socrate et celles que les cyniques ont empruntées à Antisthène :

[Antisthène] entra en relation avec Socrate [...]. Il habitait au Pirée et parcourait chaque jour les quarante stades afin de venir écouter Socrate, dont il emprunta la fermeté d’âme [καρτερικὸν] et imita l’impassibilité [ἀπαθὲς], ouvrant ainsi, le premier, la voie au cynisme.

Antisthène ouvrit la voie à l’impassibilité [ἀπαθείας] de Diogène, à la maîtrise de soi [ἐγκρατείας] de Cratès et à la fermeté d’âme [καρτερίας] de Zénon49.

Encore une fois, il convient de souligner que la parenté entre ces philosophes se fonde sur des attitudes, des compétences d’ordre pratique et non sur des positions idéologiques, sur des choix théoriques.

Enfin, pour achever de montrer à quel point cette filiation pouvait être évidente aux yeux de la tradition, nous pouvons citer le passage dans lequel Diogène Laërce décrit les circonstances de la conversion de Zénon à la philosophie :

[Zénon] devint donc élève de Cratès dans les circonstances suivantes. [...] Il s’assit chez un libraire. Comme celui-ci faisait lecture du deuxième livre des Mémorables de Xénophon, charmé, il demanda où vivaient de tels hommes. Cratès se trouva à passer juste au bon moment. Le libraire le lui désigna et dit : « C’est lui qu’il te faut suivre ». De ce jour, il devint auditeur de Cratès50.

Il apparaît à la lecture de ce passage que le choix de s’attacher à un cynique ‒ en l’occurrence Cratès ‒ pour quiconque souhaite renouer avec la pratique socratique va de soi. Un autre élément doit être signalé concernant ce passage : Zénon est considéré comme le fondateur du stoïcisme et ses rapports avec Socrate comme avec le cynisme est remarquable. Comme le note en effet Anthony Long, « dans le canon Stoïcien des saints et des sages, Socrate et Diogène forment un duo omniprésent »51. Avec l’idée que Socrate et

Diogène pouvaient incarner des modèles pour un esprit stoïcien se dessine une longue ligne de filiation reliant Socrate, Antisthène, Diogène, Cratès et Zénon, et en d’autres

49 DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VI, § 2, p. 681 et livre VI, § 15, p. 693. Voir également chez Cicéron

qui traduisait la même idée en termes latins : « D’Antisthène, qui, dans les entretiens de Socrate, s’était passionné surtout pour les leçons de patience et de fermeté [patientiam et duritiam], [découle] d’abord les Cyniques, ensuite les Stoïciens » (De l'orateur, t. III, op. cit., livre III, chap. 17, § 62, p. 25).

50 DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VII, § 2-3, p. 790-791. Voir également : « Son père [...] se rendait

souvent à Athènes et rapportait à Zénon, qui était encore un enfant, de nombreux ouvrages des Socratiques. [...] Et c’est ainsi qu’en arrivant à Athènes il s’attacha à Cratès » (Ibid., livre VII, § 31-32, p. 811).

51 A. LONG, « The Socratic Tradition : Crates, Diogenes and Hellenistic ethics », in R. B. Branham et M-

termes socratisme, cynisme et stoïcisme. Or, et c’est peut-être de cette façon que l’on discerne le mieux l’entreprise de réécriture de l’histoire de la philosophie à laquelle s'attellent les auteurs dès lors qu’ils manipulent ces grands noms de l’Antiquité, cette filiation permet à l’école du Portique de se réclamer de Socrate, indépendamment même de leur parenté idéologique. Pour légitimer ce geste et affirmer ainsi le droit du stoïcisme à revendiquer l’héritage socratique de manière exclusive, ses défenseurs ont pu forcer le trait et infléchir le déroulement de l’histoire des idées en leur faveur.

C’est l’hypothèse que formule Marie-Odile Goulet-Cazé relativement au témoignage de Diogène Laërce. Remarquant que le livre VI de ses Vies consacré au cynisme « défend une thèse bien précise : le cynisme est une préparation du stoïcisme », elle soupçonne que, si ce n’est Diogène Laërce lui-même, du moins sa source, « s’est attachée à citer un certain nombre d’opinions communes aux deux mouvements afin de mieux souligner le lien qui les unit »52. L’importance de l’école stoïcienne à Rome et plus

spécifiquement encore à l’époque impériale a sans doute permis à cette interprétation de l’histoire de la philosophie de s’imposer et de marquer durablement les esprits. C’est d’ailleurs dans cette atmosphère et ce milieu intellectuel qu’ont très certainement été rédigées les lettres apocryphes des socratiques et des cyniques ‒ probablement des produits d’exercices scolaires de rhétorique ‒ desquelles émane une coloration stoïcienne patente. C’était le cas dans la lettre de Diogène que nous avons déjà évoquée, dans laquelle le thème de la voie courte vers la vertu ‒ dont Diogène Laërce nous dit que ce sont les Stoïciens qui l’ont alloué au cynisme ‒ était présenté comme étant initialement socratique (c’était « le disciple de Socrate » qui le développait) et comme ayant séduit Diogène. Abraham J. Malherbe remarque également dans les lettres apocryphes attribuées à Socrate « une prédilection pour la pensée et les concepts cyniques »53. Ces deux remarques

indiquent bien que lorsque l’on évoque Diogène à cette période c’est en tant qu’héritier de la pensée socratique et que lorsque l’on évoque Socrate, on le saisit à travers le filtre rétrospectif du cynisme et du stoïcisme.

52 M-O. GOULET-CAZÉ, « Un syllogisme stoïcien sur la loi dans la doxographie de Diogène le Cynique : à

propos de Diogène Laërce VI 72 », Rheinisches Museum für Philologie, n° 125, 1982, p. 214-240, 233 et 235. L’auteur fait allusion à des phrases du type : « [Antisthène] passe pour avoir jeté aussi les fondements de la secte stoïcienne, virile entre toutes » (DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VI, § 14, p. 693) ; ou encore : « [Les cyniques] soutiennent encore que la fin est de vivre selon la vertu [...] ; c’est aussi l’avis des Stoïciens. Une certaine parenté unit en effet ces deux écoles de pensée » (Ibid., livre VI, § 104, p. 767).

53 Abraham J. MALHERBE, The Cynic epistles : a Study Edition, Missoula (Mont.), Scholars Press, 1977,

Outre cette volonté de réécrire l’histoire de la philosophie en même temps que la vie des philosophes afin de faire valoir la continuité historique unissant socratisme, cynisme et stoïcisme, on peut déceler un second gauchissement. En effet, bien que le détour par le cynisme soit inévitable pour remonter jusqu’à Socrate ‒ le stoïcisme étant une école de pensée tardive et ne pouvant donc pas revendiquer de disciple direct auprès du « maître des maîtres » ‒ celui-ci n’en demeure pas moins un épisode gênant de cette généalogie idéale. Diogène Laërce le suggère lorsqu’il évoque le basculement du cynisme vers le stoïcisme par la personne de Zénon :

De ce jour, [Zénon] devint auditeur de Cratès, manifestant de façon générale une grande ardeur à l’égard de la philosophie, bien qu’il éprouvât de la honte devant l’impudeur cynique54.

Ce passage suggère que, bien que Zénon soit attaché à la tradition cynique du fait de son ascendance socratique, il ressent à son endroit une certaine gêne, signe d’une discordance plus essentielle. D’ailleurs, il n’est pas anodin que, comme Socrate et Diogène, Zénon ait fondé sa philosophie sur les conseils d’un oracle divin, lequel l’incitait à « entr[er] dans la fréquentation des morts », c’est-à-dire à renouer avec ses origines en outrepassant les intermédiaires : « ayant compris, il lut les ouvrages des Anciens »55. Mais

les auteurs d’inspiration stoïcienne ont davantage cherché à modérer les pratiques cyniques (et notamment diogéniennes) afin de rendre leurs origines plus estimables plutôt qu’à en faire abstraction. Comme l’écrit Aldo Brancacci, cela était notamment possible grâce à la référence à Antisthène : « Les Stoïciens étaient particulièrement intéressés à revendiquer la descendance de leur école de Socrate et par conséquent de revendiquer un lien avec Antisthène, dont la digne philosophie morale était [...] utile pour contrebalancer la médiation de Diogène, défenseur de positions philosophiques embarrassantes par leur extrémisme »56. Ainsi, l’épisode stoïcien a contribué à assagir la philosophie cynique en la

dépouillant des éléments qui indisposaient déjà Zénon d’après Diogène Laërce. Or, cela n’est pas resté sans effet pour les auteurs qui suivront, comme on le voit tout à fait clairement, bien que treize siècles après, chez Montaigne. Il semble en effet que l’on ne pouvait plus, à son époque, se réclamer indifféremment du cynisme « originel », l’image

54 DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VII, § 2-3, p. 790-791. 55 Ibid., livre VII, § 2, p. 790.

56 A. BRANCACCI, « Dio, Socrates and Cynicism », in S. SWAIN (éd.), Dio Chrysostom, op. cit.,

p. 240-260, 246. Nous traduisons. Nous pouvons également trouver dans cet argument l’une des raisons pour lesquels la position de fondateur du cynisme a été si peu refusée à Antisthène : d’une part, il assurait la continuité historique entre Socrate et Diogène, et d’autre part, il autorisait une version modérée du cynisme qui plaisait davantage aux stoïciens que celle, « outrée », de Diogène.

modérée transmise par les stoïciens ayant fortement influencé sa perception, à tel point que lorsque l’humaniste français se réfère à ces philosophes, il les assimile presque systématiquement avec des éléments stoïciens :

[Cratès] retira [Métroclès] à sa secte Stoïque, plus franche, de la secte Péripatétique, plus civile, laquelle jusques lors il avait suivie.

Chrysippus et Diogenes ont été les premiers auteurs et les plus fermes du mépris de la gloire.

Antisthenes le Stoïcien.

Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zénon, Antipater, tant d’hommes sages, de la secte plus renfrognée [le stoïcisme].

[Antisthène soutenait] ce dogme de sa secte Stoïque57.

Tout se passe comme si Montaigne tentait de faire passer le cynisme pour une forme de stoïcisme, ce qui amène Michèle Clément à conclure qu’ « il avance donc bien masqué quand il se réclame du cynisme »58.

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