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c Une défaillance dans le « pacte parrèsiastique » : la réaction de l’interlocuteur

2) La douceur socratique contre la violence cynique

Érasme se faisait l’écho de cette idée dans son Éloge de la folie, lorsqu’il constatait que les princes préféraient la compagnie des fous ou des bouffons à celle des philosophes :

La raison de cette préférence n’a rien d’obscur ni d’étonnant, je crois, puisque ces sages n’apportent aux princes que tristesse et que, pleins de leur savoir, ils ne craignent pas quelquefois de blesser les oreilles délicates par une vérité mordante.

On me dira que les oreilles des princes ont horreur de la vérité et que s’ils fuient les sages c’est précisément de crainte que d’aventure il y en ait un d’assez franc pour oser dire le vrai plutôt que l’agréable. C’est un fait, les rois détestent la vérité. Pourtant, il se passe quelque chose d’étonnant avec mes sots : les rois les entendent avec plaisir dire non seulement la vérité, mais encore ouvertement des critiques, au point que les mêmes paroles qui, dans la bouche d’un sage, vaudraient la mort, causent un plaisir incroyable proférées par un bouffon. C’est qu’il y a dans la vérité un pouvoir inné de plaire si l’on n’y ajoute rien d’offensant ; mais ce don, les dieux l’ont réservé aux fous53.

Les fous et les bouffons ‒ qui ne sont pas nécessairement, comme le suggère Érasme, des flatteurs ‒ entretiennent un rapport différent avec la vérité que ne le font les parrèsiastes. Si la vérité est une et indivisible, les manières, les postures rhétoriques que l’on peut adopter pour l’énoncer sont nombreuses et plus ou moins efficaces. Or, Érasme théorise ces diverses approches, et lui qui admire la parole débridée et franche d’un Mômos, n’est pas pour autant ignorant des effets défavorables qu’elle génère. Dans une lettre qui a son importance pour notre sujet, l’humaniste écrit que « dans la Moria, sous l'apparence d'un jeu, il est question exactement de la même chose que dans l’Enchiridion »54, c’est-à-dire : enseigner directement le type idéal de la vie chrétienne. Il

peut sembler paradoxal de rapprocher l’Éloge de la folie d’un texte comme le Manuel du soldat chrétien quand on sait la réception qu’a connu le premier auprès des théologiens. Érasme nous invite pourtant à le lire comme un double bouffon de ce qu’il présentait sous une forme sérieuse par ailleurs. À l’instar de ses fous, il a lui aussi emprunté le masque de la plaisanterie pour exprimer sa vérité, « par elle-même un peu austère » et toucher plus

53 ÉRASME, Éloge de la folie, op. cit., § XXXVI, p. 42 et § XXXVI, p. 43. 54 ÉRASME, Lettre à Martin Dorp, op. cit., p. 286.

subtilement la sensibilité de quelque prince, évitant de les irriter par sa rudesse. Il espère ainsi, tout en conservant sa « liberté de langage » ‒ et malgré elle ‒ « découvr[ir] et corrig[er] sans choquer personne certains défauts légers »55, comme le font les bouffons à

la Cour.

Dans un autre texte, Érasme assimile explicitement la posture rhétorique inverse à celle du cynique, qui fait « fuir par de la dureté » :

Si je veux que tu sois courageusement en désaccord avec la foule, je ne veux pas pour autant que tu imites la manière des Cyniques en aboyant partout contre les pensées ou les actions d’autrui, en les condamnant avec arrogance, en criant odieusement aux oreilles de tous, en déclamant avec rage contre la vie de n’importe qui, car je ne veux pas que tu sois ainsi la victime de deux maux simultanés : d’abord te rendre odieux à tous, ensuite à cause de cette hostilité ne pouvoir même pas être utile à un seul56.

Encore une fois, ce n’est pas à leur volonté d’exprimer la vérité qu’Érasme s’en prend puisqu’il juge pour cela les cyniques « courageux ». Ce qui est capital ici, c’est que l’auteur se réfère à un schéma apparemment évident et bien ancré dans son esprit, qui assimile le cynique à cette manière, à ce style abrupt, comme si son nom seul suffisait à renvoyer, dans l'imaginaire commun de l’époque, à une posture rhétorique singulière, avec laquelle Érasme prend manifestement ses distances.

Ayant pour sa part opté pour un mode rhétorique qui ne perd pas de vue l’exigence de vérité mais qui permet d’éviter le sort de Mômos ou de Socrate, bannis des communautés divine et humaine, l’humaniste conclut : « Je croyais donc avoir trouvé un moyen pour me glisser en quelque sorte dans les âmes délicates par ce procédé »57. Or, il

est tout à fait révélateur, dans le cadre de notre étude, de remarquer que c’est de cette lettre, et de ce passage en particulier, que La Bruyère a extrait la formule qui deviendra l’épigraphe de ses Caractères :

Admonere voluimus, non mordere : prodesse, non laedere, consulere moribus hominum, non officere [Notre intention a été d’avertir, non de mordre ; d’être utile, non de blesser ;

de faire du bien aux moeurs, non du tort aux hommes]58.

On voit déjà se constituer, en rassemblant ces éléments fournis par la lecture d’Érasme, deux pôles rhétoriques opposés, bien que partageant l’exigence de vérité : une posture austère, celle du cynique, qui « jette la vérité à la face de [son interlocuteur] » ‒

55 Id.

56 ÉRASME, Le Poignard d’un soldat chrétien, in Oeuvres choisies, op. cit., p. 88-89. 57 ÉRASME, Lettre à Martin Dorp, op. cit., p. 287.

pour reprendre une formule foucaldienne59 ‒ sans ornement d’aucune sorte d’une part, et la

posture bouffonne du fou qui enveloppe son discours dans une forme plaisante, plus facilement acceptable, d’autre part. Or, La Bruyère ajoute à cette bipartition un élément de poids, qui écrit à la fin de la remarque dans laquelle il s’identifie à Socrate :

Socrate s’éloignait du Cynique, il épargnait les personnes, et blâmait les mœurs qui étaient mauvaises60.

Le second pôle rhétorique faisant face au cynisme porte désormais un nom : celui de Socrate.

a. Haïr les hommes ou haïr leurs vices : deux intentions morales

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