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b La « bonne » parrêsia : dire le vrai au risque de déplaire

L’ironie manifeste avec laquelle La Bruyère présente la figure de son Antisthène laisse entendre que cette réputation de bavard dont les socratiques ont pu être victimes n’est pas cautionnée par le moraliste. Du sens négatif de la parrêsia, il nous invite à renouer avec l’exigence de vérité qui compose son sens positif.

Or, puisqu’il est question d’ironie, il convient de rappeler que celle-ci constitue l’une des caractéristiques les plus marquantes de la figure de Socrate, et qu’elle l’installe dans un rapport singulier ‒ parce que détourné ‒ à la vérité. Il est vrai que la signification qu’enveloppait le terme grec tel qu’il a pu lui être attribué par Platon fait encore débat, et il est possible qu’il ne recouvre pas absolument le sens que nous lui attribuons aujourd’hui. Cependant, depuis Cicéron ‒ dont il est probable qu’il ait contribué à la généralisation de ce sens moderne ‒ la tradition semble n’avoir pas mis en question la valeur de cette ironie socratique :

Socrate, se rabaissant lui-même dans la discussion, il donnait plus de poids à ceux qu’il voulait réfuter. Aussi, comme il parlait autrement qu’il ne pensait, il usait volontiers de la dissimulation que les Grecs appellent ironie [εἰρωνεία].

Suivant ceux qui connaissent l’Antiquité mieux que moi, ce fut Socrate, n’est-il pas vrai ? qui l’emporta dans cet art [l’ironie] de dissimuler sa pensée22.

Telle que la définit l’orateur romain, l’ironie socratique réside dans la pratique, courante chez le philosophe, qui donne à son interlocuteur la sensation d’être flatté, d’avoir raison, alors même qu’il est sur le point d’être réfuté. Ainsi, la position qu’occupe Socrate entre la flatterie et la vérité est équivoque : il est fondamentalement du côté de la vérité, comme la progression de ses dialogues le montre bien, mais il se présente sous l’apparence du flatteur. Quintilien précise tout de même qu’il y a une différence non négligeable entre la manière qu’a Socrate de présenter ses interlocuteurs comme les maîtres et de les supplier de lui apprendre leur sagesse, en somme de les mettre dans de bonnes dispositions afin de les faire parler, et la flatterie ; c’est la même différence qui s’instaure entre l’ironie et le mensonge. Il y a en effet dans l’ironie la volonté de n’être pas cru littéralement : « il faut entendre le contraire de ce qui se dit », précise Quintilien23. Comme l’écrit Lucien, une

22 CICÉRON, Les Académiques, op. cit., livre II, chap. 5, § 15, p. 137 et De l'orateur, t. II, trad. fr. E.

Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1927, livre II, chap. 67.

23 QUINTILIEN, Institution oratoire, t. V (livres VIII et IX), trad. fr. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres,

ironie est « une raillerie à la manière attique, cachée sous [une] louange »24. Pour qu’elle

puisse être désignée et comprise comme telle et non confondue avec la flatterie pure, l’ironie doit faire sentir ces deux dimensions contradictoires. À cet égard, la méthode employée par La Bruyère pour faire sentir la vérité à ses lecteurs est proche de celle, ironique, de Socrate, comme le montrent de nombreux exemples :

On ne peut mieux user de sa fortune que fait Périandre : elle lui donne du rang, du crédit, de l’autorité.

Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux ne diminuent rien de votre magnificence25.

Feindre la flatterie en début de remarque pour faire poindre, progressivement et insensiblement la critique qu’elle recouvre est un procédé souvent exploité par le moraliste. La préface de son Discours de réception à l’Académie française notamment en sera saturée. Ainsi, la méthode socratique est d’autant plus efficace pour faire sentir la vérité qu’elle ne la présente pas comme telle. Et Xénophon rend compte de cette efficacité lorsqu’il écrit que :

Par ses discours [Socrate] dirigeait à son gré l’esprit de ceux qui conversaient avec lui26.

Or, c’est une aptitude que l’on attribue également à Diogène :

Cet homme avait un pouvoir de persuasion à ce point étonnant qu’il pouvait facilement gagner à sa cause par ses paroles n’importe qui [...] tant était grande la séduction qui accompagnait les paroles de Diogène27.

Cependant, si la force de persuasion est commune à Socrate et au cynique, il ne parviennent pas à ce résultat par le même moyen. Nous avons vu que la vérité, chez Socrate, toute positive soit-elle, ne se présentait que de manière oblique, dissimulée. Chez Diogène, au contraire, la pratique de la parrêsia « consiste à dire, sans dissimulation ni réserve ni clause de style ni ornement rhétorique qui pourrait la chiffrer ou la masquer, la vérité. Le “tout-dire” est à ce moment-là : dire la vérité sans rien en cacher, sans la cacher par quoi que ce soit »28. Le cynique est en effet celui qui incarne le mieux cette définition

24 LUCIEN, À un homme qui lui avait dit “Tu es un Prométhée dans tes discours”, in Oeuvres complètes,

trad. fr. E. Talbot, Paris, Hachette, 1912, 1, p. 7.

25 LA BRUYÈRE, op. cit., « Des biens de fortune », 21, p. 278 et « Des biens de fortune », 78, p. 296. 26 XÉNOPHON, Mémorables, op. cit., livre I, chap. 2, § 14, p. 29. Dans son éloge de Socrate, Alcibiade lui

attribue également un pouvoir de persuasion très puissant ; nous reviendrons sur ce passage du Banquet de Platon ultérieurement.

27 DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VI, § 75-76, p. 741.

de la parrêsia, que Diogène considère comme « ce qu’il y a de plus beau au monde »29 et

qui est devenu l’un de ses traits les plus essentiels. C’est en effet en le revendiquant comme fondamentalement sien que le cynique se présente lui-même à la foule des acheteurs potentiels dans la vente de Lucien : il affirme vouloir « être un prophète de la vérité et de la franchise [ἀληθείας καὶ παρρησίας προφήτης] »30. Mais dans le dialogue qui

fait suite à celui-ci, c’est Lucien lui-même qui revêt le masque du cynique : le satiriste se choisit en effet le pseudonyme de « Parrèsiadès »31 pour répondre aux accusations des

philosophes, irrités par l’insolence de cette vente imaginée. Un autre auteur, Érasme, endossera ce masque cynique du parrèsiaste dans un tout autre contexte. « Voulant faire le sot, j'ai revêtu le masque de la Folie »32, écrit-il pour se justifier ; et, devenu ainsi Moria en

personne, il déclare :

Pas de place chez moi pour le fard, je ne simule pas sur mon visage ce que je ne ressens pas dans mon coeur. Je suis partout semblable à moi-même, si bien que nul ne peut me cacher33.

En plaçant le discours de son protagoniste sous le signe de la franchise, et malgré la mention adjacente du nom de Socrate dans la lettre à son ami Martin Dorp, Érasme l’inscrit ipso facto dans la tradition cynique à laquelle cette notion est rattachée. La radicalité légendaire des sarcasmes de ces philosophes ne laisse aucun doute sur le choix qu’ils font d’une « voie courte » vers la vérité, sur leur usage de la parrêsia.

Or, une autre figure que nous avons déjà rencontrée, chère à Lucien comme à Érasme et dont nous voyons à présent à quel point elle est liée à celle du cynique, jouit du franc-parler comme d’un élément définitoire : il s’agit de Mômos. On observe cela dans le Zeus tragédien de Lucien, lorsque celui-ci prend la parole pour la première fois :

S’il m’étais permis de parler franchement [µετὰ παρρησίας λέγειν], j’aurais beaucoup à dire [...]. Écoutez donc, dieux, ces paroles à coeur ouvert, comme on dit34.

29 Voir : « Comme on lui demandait ce qu’il y a de plus beau au monde, Diogène répondit : “Le franc-

parler [παρρησία]” » (DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VI, § 69, p. 736).

30 LUCIEN, Vies de philosophes à vendre, op. cit., § 8, p. 171. D’après Dion, c’est également grâce à ce

caractère qu’Antisthène aurait accepté de prendre Diogène comme disciple : « Il appréciait, en tout cas, la franchise [παρρησίᾳ] de Diogène » (DION CHRYSOSTOME, Discours, trad. fr. L. Paquet, in Les Cyniques grecs, op. cit., Discours VIII, « Diogène ou De la vertu », § 3, p. 196).

31 « Mon nom ? Parrèsiadès (Franc-parler), fils d'Alèthion (Véridique), fils d'Elenxiklès

(Argumentateur) » (LUCIEN, Les Ressuscités ou le pêcheur, in Portraits de philosophes, A-M. Ozanam (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 2008, § 19, p. 231).

32 ÉRASME, Lettre à Martin Dorp, in Oeuvres choisies, op. cit., p. 289.

33 ÉRASME, Éloge de la folie, in Éloge de la folie ; Adages ; Colloques ; Réflexions sur l'éducation, la religion, la guerre, la philosophie ; Correspondance, op. cit., § V, p. 13.

34 LUCIEN, Zeus tragédien, in Oeuvres, t. III, trad. fr. J. Bompaire, Paris, Les Belles Lettres, 2003, § 19,

Mômos s’inscrit d’emblée dans un régime de vérité duquel il semble familier. Un autre passage confirme cette impression, dans lequel la divinité se définit elle-même en mettant en avant ce franc-parler qui le rapproche de Diogène et de ses disciples :

Je te demande, Zeus, de m’accorder une totale liberté de parole [µετὰ παρρησίας µοι εἰπεῖν] : je ne saurais m’exprimer autrement [οὐδε γὰρ ἂν ἄλλως δυναίµην], et tout le monde sait que ma langue est libre et que je suis incapable de rien taire de ce qui n’est pas régulier. C’est que je critique tout et exprimer ouvertement mes convictions, sans craindre personne et sans dissimuler ma pensée par scrupule35.

Ici, Mômos radicalise encore son propos en affirmant ne pas pouvoir adopter une autre posture que celle du parrèsiaste. D’autre part, dans l’idée que celui qui assume ce rôle ne doit « craindre personne », se profile déjà la part de risque inhérente à cette pratique, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Si Mômos n’est pas, d’un point de vue purement statistique, notablement mentionné dans les dialogues de Lucien comparé aux autres Dieux, il convient de ne pas s’arrêter à cette considération. Son rôle est en effet, d’un point de vue qualitatif, doublement rehaussé : tout d’abord, comme c’est le cas de la parole cynique (et notamment lorsqu’il s’agit de Ménippe et de Diogène), on voit bien que le dieu du sarcasme se fait souvent l’interprète de l’auteur lui-même ; ensuite, sa place dans le panthéon lucianesque est d’autant plus remarquable qu’il est relativement absent des autres oeuvres (Mômos est en effet un dieu mineur qui a été quelque peu négligé par la postérité).

De son côté, Érasme fait lui aussi revivre l’ancienne figure de ce dieu railleur en mettant en valeur la positivité de sa franchise, convaincu que même une critique infondée est moins dangereuse que la flatterie :

Car un homme qui te loue, s’il n’est pas éminemment instruit, te fait aussi du tort ; un critique, au contraire, même peu instruit, ou bien te remet en mémoire ce qui t’as échappé, ou bien t’excite à défendre ce que tu as bien dit, et te rend ainsi plus sage ou en tout cas plus attentif. Aussi, que je meure si je ne suis pas dans mon bon sens en préférant à côté de moi un seul Momus à dix Polymnies36.

35 LUCIEN, L’Assemblée des dieux, in Histoires vraies et autres oeuvres, trad. fr. G. Lacaze, Paris,

Librairie générale française, 2003, § 2, p. 209.

36 ÉRASME, Correspondance, vol. 1 (1484-1514), A. Gerlo et p. Foriers (dir.), trad. fr. S. Allen, H. M.

Allen et H. W. Garrod, Bruxelles, Presses académiques européennes, 1967, lettre n° 180 à Jean Desmarez, 1507, p. 373. Le Mômos auquel Érasme fait référence ici est celui de la fable « Zeus, Prométhée, Athéna et Mômos » d’Ésope dans laquelle ce dernier est invité à juger les créations des autres dieux. Les ayant toutes dénigrées, la « morale » conclut : « rien n’est si parfait qui ne prête le flanc à la chicane » (ÉSOPE, Fables, op. cit., fable 100, p. 121). La popularité de sa raillerie en a fait l’objet d’un adage qui, pour signifier le degré de perfection d’un objet, déclare que « pas même Momus ne pourrait y trouver à redire » (ÉRASME, Les Adages, op. cit., vol. I, adage 474, « Donner satisfaction à Momus et autres proverbes semblables », p. 384).

On retrouve, avec le nom de Polymnie, l’opposition que pointait Foucault entre, d’une part, le philosophe, agent de la vérité et explorateur de la « voie courte », et d’autre part, le rhéteur, ami de la flatterie et de l’ornement.

La Bruyère ajoute un troisième relais dans cette tradition de la parrêsia, qui n’est autre que Montaigne. La seule mention explicite de cet auteur dans le texte des Caractères réside dans un pastiche mettant précisément l’accent sur la liberté de ton que l’humaniste souhaitait conserver en toute circonstance :

Montaigne dirait : Je veux avoir mes coudées franches, et estre courtois et affable à mon point, sans remords ne consequence. Je ne puis du tout estriver contre mon penchant, & aller au rebours de mon naturel37.

Comme c’était le cas de Mômos, l’auteur des Essais ne peut s’empêcher de suivre ses inclinations naturelles, celles-ci l’incitant à « cette liberté et franchise », ainsi que La Bruyère l’écrira peu après. Or, les nombreux indices que le moraliste sème au fil de son oeuvre nous encouragent à penser qu’une fois encore, le nom de Montaigne n’est qu’un masque pseudonymique voilant sa propre pensée. On peut citer, pour s’en convaincre, trois extraits, chacun occupant une place stratégique dans l’édifice complexe que constituent les Caractères. Tout d’abord, les premiers mots de la préface sont dédiés à la présentation de l’entreprise de son auteur, qu’il affirme avoir « achevé[e] avec toute l’attention pour la vérité dont [il est] capable »38. Ainsi, La Bruyère offre à l’appréciation du public un

portrait authentique et franc, sans avoir « dissimulé sa pensée par scrupule ». Or, il convient de rappeler que cette préface fut rédigée après les ‒ et en réponse aux ‒ premières réceptions négatives qui formulèrent de virulentes critiques à son égard : il assume donc fermement la charge de dire le vrai, « sans craindre personne » et au risque de déplaire. Par ailleurs, on constate que la deuxième remarque de l’ouvrage ‒ qui est telle depuis la première édition ‒ annonce :

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise39.

Si l’on en croit ce fragment, l’intention de l’auteur est d’ordre purement philosophique puisqu’il cherche avant tout et exclusivement à énoncer la vérité, et renonce

37 LA BRUYÈRE, op. cit., « De la société et de la conversation », 30, p. 255-256. 38 Ibid., Préface, p. 151.

39 Ibid., « Des ouvrages de l’esprit », 2, p. 159. On peut rapprocher cette dimension non-pédagogique de

la parrêsia de ce qu’en dit Foucault : « S’il est vrai que la parrêsia s’adresse toujours à quelqu’un à qui on veut dire le vrai, il ne s’agit pas forcément de le lui enseigner » (Le Gouvernement de soi et des autres, t. I, op. cit., p. 54).

à toute stratégie rhétorique visant à convaincre de cette vérité. Il prend donc parti en faveur de la parrêsia telle que Foucault la définissait : un chemin court et direct vers une vérité dont rien, pas même un artifice rhétorique, ne vient entraver l’éclat. Enfin, on peut citer l’un des rares passages où la présence de la première personne du singulier fait entendre la voix du moraliste sans intermédiaire pseudonymique ni subtiles insinuations :

J’ai différé à le dire, et j’en ai souffert ; mais enfin il m’échappe, et j’espère même que ma franchise sera utile [...]40.

De même que si l’on demandait à Montaigne de réprimer sa tendance naturelle ou à Mômos de désavouer son rôle de parrèsiaste, La Bruyère « souffre » de ne pas signifier la vérité qu’il connaît. Celle-ci finit tout de même par « lui échapper », montrant par là le caractère irrépressible d’une telle charge.

c. Une défaillance dans le « pacte parrèsiastique » : la réaction de

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