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Un Socrate cynique ? Mélange des genres et contamination des modèles

c La condamnation morale comme une médecine douce : la grâce et la politesse socratique

3) Un Socrate cynique ? Mélange des genres et contamination des modèles

De même que les nombreuses interférences que nous avons recensées au fil de notre développement, cette dernière étrangeté nous incite à la prudence : si les deux modèles rhétoriques désormais établis sont effectivement élaborés conceptuellement de manière à souligner leur caractère antithétique, cela n’exclut pas pour autant que, dans la pratique, les auteurs aient pu se réclamer simultanément de l’un et de l’autre. L’exemple de La Bruyère, que nous avons pu invoquer pour illustrer à la fois des procédés stylistiques dits « cyniques » ou « socratiques », en est une preuve. Dans son cas, tout se passe comme si, lorsqu’il se place à un niveau métatextuel (dans son épigraphe, sa préface, et l’ensemble de son paratexte) ou bien lorsque, dans des remarques plus « théoriques », il dresse le portrait du philosophe idéal, le moraliste prend le parti exclusif de Socrate et condamne la violence, la rudesse et l’impudence diogénienne, alors même que dans la peinture de ses caractères, il semble mettre en pratique les procédés rhétoriques cyniques. Ainsi, endosser le masque souriant de Socrate n’exclut pas de dissimuler un esprit cynique et mordant. D’ailleurs, en commentant l’usage que fait le moraliste de la figure de Socrate, Christine Noille-Clauzade note que « [le modèle socratique] se dédouble [...] en une face lumineuse ‒ l’atticisme [...] ‒, et en une face sombre, en un socratisme outré qui pousse à l’aboiement »157.

De fait, bien que la constitution d’une figure rhétorique socratique se soit progressivement effectuée ‒ pour finalement se figer ‒ en opposition radicale avec celle du cynique, les échanges relativement fréquents qu’elles subissent, les interactions qu’elles tolèrent sont tout de même le signe d’une proximité fondamentale. Il n’est en effet pas impossible que le geste ambivalent de La Bruyère soit en fait celui qu’avait exécuté Socrate lui-même, ayant revêtu ce masque que la postérité schématisera, nivellera et

156 Si nous avions clôturé notre examen de la posture rhétorique cynique par une évaluation de son

efficacité, nous ne nous interrogerons pas ici sur la pédagogie socratique : cette réflexion aura sa place ultérieurement, lorsque nous analyserons la valeur « éthique » de la figure de Socrate.

adoucira par la suite, pour en fait dissimuler un coeur dissemblable. C’est ce que suggérait déjà Pierre Hadot :

Parce qu’il était lui-même masqué, Socrate est devenu le prosopon, le masque, de

personnalités qui ont eu besoin de s’abriter derrière lui. Il leur a donné à la fois l’idée de

se masquer et celle de prendre comme masque l’ironie socratique158.

Plutarque, en décrivant les discours de Caton pour finalement les rapprocher de ceux de Socrate, fait lui aussi de la parole socratique un objet hybride :

L'éloquence du personnage [Caton] offrait à peu près les mêmes caractéristiques : elle était à la fois plaisante et redoutable [εὔχαρις ἅµα καὶ δεινὸς], douce et effrayante [ἡδὺς καὶ καταπληκτικός], facétieuse et austère [φιλοσκώµµων καὶ αὐστηρός], sentencieuse et polémique [ἀποφθεγµατικὸς καὶ ἀγωνιστικός]. De la même manière Socrate, à en croire Platon, offrait à ceux qui le rencontraient l’apparence extérieure d’un homme commun, d’un satyre et d’un insolent, mais intérieurement, il était plein de profondeur et de pensées qui arrachaient des larmes aux auditeurs et leur remuait le coeur159.

À la lecture de ce portrait, les figures de Socrate et de Diogène ne semblent plus incompatibles, dès lors que leur juridiction s’applique à deux domaines distincts, comme le suggère la reprise de la métaphore silénique : le premier régira l’aspect extérieur et lui donnera des atours plaisants, tandis que le second se concentrera sur la morsure secrète mais néanmoins profonde qu’il s’agit d’infliger. En tant que « Socrate outré », Diogène aurait donc radicalisé cette méthode, ôtant la dimension « socratique », c’est-à-dire l’apparence courtoise, de ce « Socrate cynique ».

La Bruyère, lui, reconduit ce double modèle, qui, comme le note Emmanuel Bury, « s’il emprunte bien sa stratégie à l’ironie de Socrate, doit sa vigueur et son efficacité à une des branches de l’héritage socratique assez souvent négligée par l’histoire des idées : celle du cynisme, dont la fécondité littéraire [...] procure au moraliste écrivain de nombreuses armes très efficaces »160. En un siècle où les codes de la conversation et de la mondanité se

158 P. HADOT, Éloge de Socrate, op. cit., p. 13. Nous soulignons. Si l’on suit les analyses et les

conclusions d’A. Long, il semble que, du point de vue des représentations, la postérité n’ait retenu dans la profession d’ignorance socratique qu’un symbole de son ironie, c’est-à-dire de sa dissimulation (Cicéron n’hésite d’ailleurs pas à traduire le grec εἰρωνεία par le latin dissimulatio, et La Bruyère lui-même traduit l’εἴρων de Théophraste par « un homme dissimulé » : « c’est quelque chose entre la fourberie et la dissimulation, qui n’est pourtant ni l’un ni l’autre », LA BRUYÈRE, op. cit., Discours sur Théophraste, p. 99) : « Pour l’Antiquité tardive en général, Socrate était un ironiste plutôt qu’un sincère sceptique » (A. LONG,

« Socrates in Later Greek Philosophy », op. cit., p. 367 ; nous traduisons) ; « En fait, en dehors de l’Académie, la tradition d’un Socrate ignorant semble n’avoir jamais été vraiment prise au sérieux [...]. Les auteurs de l’Antiquité tardive, si tant est qu’ils mentionnent cette caractéristique, suivent généralement l’initiative d’Antiochos, qui avait retiré Socrate de la liste des prédécesseurs sceptiques d’Arcésilas en considérant sa confession d’ignorance comme ironique » (A. LONG, « Socrates in Hellenistic Philosophy », op. cit., p. 157 ; nous traduisons).

159 PLUTARQUE, Vies parallèles, op. cit., Vie de Caton l’Ancien, chap. 7, § 1, p. 641. 160 E. BURY, « L’Optique de La Bruyère », op. cit., p. 250.

font plus coercitifs que jamais, on comprend mieux les raisons qui ont pu conduire l’auteur des Caractères à adopter, dans son oeuvre, une multiplicité de facettes et à ne pas assumer la radicalité de la posture diogénienne, dénuée de toute attention à la forme avec laquelle elle se présente à autrui. C’est la même hypothèse qu’avance Michèle Clément à l’endroit de Montaigne, lorsqu’elle déclare déceler dans un passage des Essais la trace d’une volonté de maintenir le cynisme dans son « arrière-boutique »161 :

Montaigne distingue au nom de l’honnêteté deux sphères : la sphère personnelle et la sphère sociale [...] et ne reconnaît pas les même règles aux deux espaces, ce qui fait qu’il ne peut pas se réclamer ouvertement, ni entièrement, du cynisme ; d’où, sa construction [...] [d’un] espace réservé [...], à l’écart, où la vie selon les préceptes cyniques est possible. [...] L’encadrement par deux propos d’Antisthène [...] valide le caractère cynique de cette “arrière-boutique” : autarcie, franchise, ascèse sont les trois valeurs cyniques ici mises en oeuvre. Montaigne est donc un cynique d’“arrière-boutique” ou, dit moins méchamment, son arrière-boutique est cynique162.

Avec l’émergence de l’idéal de l’honnête-homme, l’impudence constitutive du cynisme originel s’efface pour laisser place à un cynisme prudent, civil et retranché dans la sphère privée.

Peut-on en dire autant de La Bruyère ? Dissimulé derrière des intentions louables et des proclamations de bienveillance envers son public, l’oeuvre du moraliste a en effet plutôt été accueillie comme une satire incisive et peu caressante. En s’annonçant comme un Mercure, La Bruyère se révèle en fait un Mômos, dont le jugement acéré n’épargne aucune faute : tous les caractères, toutes les dérives, tous les « moeurs de ce siècle » y sont épinglés sans concession. Christine Noille-Clauzade, reconduisant les deux schémas rhétoriques que nous avons repérés, voit dans cette posture ambivalente le signe d’un dédoublement entre l’auteur, supposément sérieux et « socratique », et le narrateur, manifestement passionné et « cynique » :

Quelles passions, tout d'abord, portent la peinture, et caractérisent ce premier caractère, fondamental, celui du narrateur ? La colère, le mépris, le manque d'urbanité, la raillerie mordante, la misanthropie, bref, un rapport pour le moins difficile avec ses semblables. La Bruyère donne comme épigraphe a la quatrième édition [...] la citation bien connue d’Érasme [...]. L’énonciateur de cette sentence sérieuse s’oppose en tout point au narrateur des peintures : car ce dernier mord et blesse soit directement, par dialogisme et 161 Le texte en question est le suivant : « Il se faut réserver une arrière-boutique, toute nôtre, toute franche

[indépendante], en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude. En cette-ci faut-il prendre notre ordinaire entretien, de nous à nous-même, et si privé, que nulle accointance ou communication étrangère y trouve place : discourir [y raisonner] et y rire, comme sans femme, sans enfants, et sans biens, sans train, et sans valets : afin que quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer » (Montaigne, op. cit., livre I, chap. 39, « De la solitude », p. 445).

162 M. CLÉMENT, « Montaigne et les cyniques : peut-on s’avancer masqué quand on se réclame du

remontrance adressée au caractère pourfendu, soit indirectement, par ironie et autres intrusions obliques. En Préface, La Bruyère refuse une énonciation dogmatique : son discours n’impose pas une vérité, il la propose et accepte d’être réfuté. Que fait le narrateur ? La parole de pouvoir s’exacerbe chez lui en rhétorique de la violence163.

Cette analyse corrobore l’hypothèse que nous avons esquissée précédemment, mettant en lumière le double jeu auquel se livre La Bruyère. Cependant l’assimilation qui est proposée par la suite de la posture sérieuse de l’auteur à la figure de Socrate, tranchant radicalement avec celle, cynique, du narrateur, néglige l’idée qu’il puisse y avoir, inscrite dans la figure même de Socrate, une dimension cynique. Et de fait, la pratique vive et animée des peintures à laquelle s’applique La Bruyère, et dans laquelle l’auteur voit la transposition d’un procédé rhétorique cynique164, se réclame explicitement de Socrate. Si

l’on exclut en effet la dernière phrase de la remarque (éloignant Socrate du cynique du fait de son appartenance au parti de la mimesis plutôt que de la critique ad hominem), le Socrate qui nous est présenté dans le fragment « Des jugements », 66 est investi de traits résolument cyniques. Aux antipodes de la mondanité, celui-ci est « en délire », « un fou tout plein d’esprit », qui peint des « bizarres portraits », des « chimères », des « monstres » que l’on « croi[t] voir » et qui « [font] peur ».

Ces considérations nous conduisent à moduler quelque peu notre jugement : si l’on peut légitimement parler d’un « Socrate cynique », c’est parce qu’une telle figure ‒ et on commence à s’en convaincre par l’usage qui en est fait dans les Caractères ‒ est loin d’être monolithique, et se révèle bien plutôt extrêmement complexe et mouvante, faisant système avec de nombreuses autres figures.

163 C. NOILLE, « Les Peintures de La Bruyère : d’une rhétorique de la fiction à une poétique de la

description », in J. Dagen, E. Bourguinat et M. Escola (dir.), La Bruyère, le métier du moraliste (actes du Colloque international pour le tricentenaire de la mort de La Bruyère, Paris, nov. 1996), Paris, Champion, 2001, p. 173-183, 178.

164 Voir la distinction qui est établie entre la description (qui parle des choses absentes comme absentes,

c’est-à-dire sans passion, de manière distante) et l’hypotypose (qui témoigne au contraire d’un certain enthousiasme pour l’objet et qui donne l’impression de voir la chose absente) : « La peinture est bien un portrait animé, au même titre que l’hypotypose est une description vive. Il n’est alors pas interdit de reporter les enseignements rhétoriques de l’hypotypose sur l’art du caractère. La description devient peinture si elle se fait vive, animée, bref, si elle est passionnée » (Ibid., p. 177).

a. Un Socrate à géométrie variable : des masques pseudonymiques

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