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a La « mauvaise » parrêsia : dire tout et n’importe quoi selon son intérêt

Dans ses travaux sur la parrêsia, cette liberté de langage qui engage celui qui la pratique à ne rien cacher et à toujours dire toute la vérité, Michel Foucault remarque que deux valeurs, l’une péjorative et l’autre positive, peuvent être attribuées à ce terme. Selon la première, elle « consiste bien à dire tout, en ce sens que l’on dit n’importe quoi [...]. Le

6 Ibid., livre II, § 28, p. 236. Cette idée rappelle une anecdote fameuse qui fonde l’opposition entre les

cyniques d’une part (refusant, comme Socrate, de flatter pour manger) et, selon les versions, Platon ou Aristippe : « Platon, à la vue de Diogène occupé à laver des légumes, s’approcha et lui dit tranquillement : “Si tu flattais Denys, tu ne laverais pas des légumes”. Ce à quoi Diogène répliqua tout aussi tranquillement : “Et toi, si tu lavais des légumes, tu ne flatterais pas Denys” » (Ibid., livre VI, § 58, p. 730) ; « Un jour qu’Aristippe passait, Diogène, qui lavait des légumes, se moqua de lui en disant : “Si tu avais appris à manger ces légumes, tu ne ferais pas la cour aux tyrans” ; à quoi Aristippe rétorqua : “Et toi, si tu étais capable de vivre dans la compagnie des hommes, tu ne laverais pas des légumes !” » (Ibid., livre II, § 68, p. 276-277) ; « On raconte qu’un jour où [Aristippe] passait à Corinthe entraînant avec lui de nombreux disciples, Métroclès le Cynique, qui était en train de laver des brins de cerfeuil, lui dit : “Hé toi, le sophiste [Σὺ ὁ σοφιστὴς], tu n’aurais pas besoin de tant de disciples si tu lavais des légumes !” » (Ibid., livre II, § 102, p. 308). Cette dernière version montre bien le lien direct qu’il existe entre l’attitude flatteuse et le sophiste (incarnant l’habileté, la tromperie par la parole) et l’attitude authentique et critique du philosophe.

7 On peut citer : « [Antisthène] disait préférable [...] d’être la proie des corbeaux plutôt que celle des

flatteurs. Car si les premiers dévorent des cadavres, les seconds dévorent des vivants » (DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VI, § 4, p. 684) ; « Comme on lui demandait laquelle des bêtes sauvages provoque la pire morsure, [Diogène] répondit : “Chez les bêtes sauvages, le sycophante ; chez les animaux domestiques, le flatteur” » (Ibid., livre VI, § 51, p. 725) ; « Les gens qui vivent dans la compagnie des flatteurs sont seuls, disait [Cratès] tout comme les jeunes veaux quand ils sont au milieu des loups. De fait, dans un cas comme dans l’autre, ce ne sont pas leurs proches qui sont à leurs côtés, mais des gens qui complotent contre eux » (Ibid., livre VI, § 92, p. 756).

8 DION CHRYSOSTOME, Discours, trad. fr. L. Paquet, in Les Cyniques grecs, op. cit., Discours IV, « Sur la

parrèsiaste devient et apparaît alors comme le bavard impénitent, comme celui qui ne sait pas se retenir, ou en tout cas, comme celui qui n’est pas capable d’indexer son discours à un principe de rationalité et à un principe de vérité »9. Entendue en ce sens, la parrêsia

apparaît davantage comme un excès, comme un défaut plutôt que comme une marque de sagesse. Celui qui jouit d’une licence absolue dans le langage tend plus à énoncer de vaines paroles que des vérités. Or, la qualification de « bavard » a souvent été employée à l’endroit de Socrate ou des socratiques, et notamment de la part d’Aristophane :

STREPSIADE ‒ Tu me donnes un bon avis, en me disant de ne pas ourdir de procès, mais

de mettre au plus vite le feu à la maison des bavards [ἀδολεσχῶν]10.

Quelques siècles plus tard, Élien commentera l’attitude du comique grec vis-à-vis du philosophe, non pas en reléguant les causes de son accusation à quelque affabulation imméritée ou encore à une hostilité personnelle, comme d’autres ont pu le faire, mais en lui reconnaissant un fondement réel : l’existence tangible d’une opinion commune relayant la figure d’un Socrate beau-parleur :

[Aristophane a parodié] Socrate en lui attribuant les rumeurs qui circulaient à son sujet : qu’il était bavard [ἀδολέσχης], que par ses paroles il rendait fort l’argument faible11.

De fait, Socrate ressemble plutôt, dans les Nuées, à un sophiste12 conscient de son

habileté et enclin à soutenir n’importe quelle cause dans le but de faire valoir la puissance de son discours. De même, dans la vente à la criée des vies de philosophes proposée par Lucien, Socrate est présenté à l’auditoire comme « ce beau parleur [στωµύλον] »13 et cet

attribut l’accompagne jusque dans le royaume des morts :

MÉNIPPE ‒ Socrate circulait là-bas aussi, en questionnant tout le monde [περίεισιν

διελέγχων]. Près de lui se trouvaient Palamède, Ulysse, Nestor et tous les morts bavards [λάλος νεκρός]14.

Enfin, puisque Lucien suggère ici que l’entourage du philosophe est lui aussi touché par cette spécificité, il convient de remarquer que les socratiques en tant que groupe ont eux aussi subi ce type de critique, et notamment, parmi eux, Antisthène :

9 M. FOUCAULT, Le Gouvernement de soi et des autres, t. II, op. cit., p. 11.

10 ARISTOPHANE, Les Nuées, trad. fr. H. Van Daele, Paris, Les Belles Lettres, 2009, v. 1483-1485, p. 157. 11 ÉLIEN, op. cit., livre II, chap. 13, p. 18.

12 Le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Pierre Chantraine précise d’ailleurs que le terme

ἀδολεσχέ-ω « est attesté chez les comiques, à propos des sophistes ou de Socrate ».

13 LUCIEN, Vies de philosophes à vendre, op. cit., § 15, p. 181.

[Timon] de surcroît taille en pièces aussi les autres Socratiques : « Je ne me soucie pas de ces bavards [φλεδόνων] ».

Timon qui reprochait [à Antisthène] le grand nombre de ses écrits le traitait de « bavard qui produit n’importe quoi » [Παντοφυῆ φλέδονά]15.

Antisthène a en effet une double raison de recevoir cette épithète, lui qui non seulement appartient à la famille des socratiques, ces incorrigibles disputeurs, mais encore porte la paternité d’une oeuvre considérable (Diogène Laërce recense plus de soixante titres réunis en dix tomes). Or, c’est précisément son nom qui est retenu par La Bruyère pour ériger le portrait du penseur en « vendeur de marée ».

Qu’on ne me parle jamais d’encre, de papier, de plume, de style, d’Imprimeur, d’Imprimerie, qu’on ne se hasarde plus de me dire, vous écrivez si bien, Antisthène, continuez d’écrire ; ne verrons-nous point de vous un in-folio ? traitez de toutes les vertus et de tous les vices dans un ouvrage suivi, méthodique, qui n’ait point de fin, ils devraient ajouter, et nul cours. Je renonce à tout ce qui a été, qui est, et qui sera livre. Bérylle tombe en syncope à la vue d’un chat, et moi à la vue d’un livre. Suis-je mieux nourri et plus lourdement vêtu, suis-je dans ma chambre à l’abri du Nord, ai-je un lit de plumes après vingt ans entiers qu’on me débite dans la place ? j’ai un grand nom, dites-vous, et beaucoup de gloire, dites que j’ai beaucoup de vent qui ne sert à rien, ai-je un grain de ce métal qui procure toutes choses ? [...] Et sans parler que des gains licites, on paye au Tuilier sa tuile, et à l’ouvrier son temps et son ouvrage ; paye-t-on à un Auteur ce qu’il pense et ce qu’il écrit ? et s’il pense très bien, le paye-t-on très largement ? se meuble-t-il, s’anoblit-il à force de penser et d’écrire juste ? Il faut que les hommes soient habillés, qu’ils soient rasés, il faut que retirés dans leurs maisons ils aient une porte qui ferme bien ; est-il nécessaire qu’ils soient instruits ? folie, simplicité, imbécillité, continue Antisthène, de mettre l’enseigne d’Auteur ou de Philosophe : [...] [écrire] par jeu, par oisiveté, et comme Tityre siffle ou joue de la flûte ; cela ou rien : j’écris à ces conditions, et je cède ainsi à la violence de ceux qui me prennent à la gorge, et me disent, vous écrirez. Ils liront pour titre de mon nouveau livre, DU BEAU, DU BON,DU VRAI.DES

IDÉES.DU PREMIER PRINCIPE, par Antisthène, vendeur de marée16.

Dans cette remarque, Antisthène incarne le contre-modèle ‒ bien entendu ironique ‒ de ce qui constitue, aux yeux de La Bruyère, le métier d’écrivain : le bavard. Le bavard est celui qui, dans le concept de parrêsia, ne retient que la licence, et perd de vue la vérité. Le penseur dont il est l’emblème s’attache davantage à beaucoup produire qu’à « penser et écrire juste », et c’est en cela qu’il se mue en vendeur de marée, à la recherche de fraîcheur et de nouveauté avant tout, au service de ceux qui ne « lis[ent] plus que pour lire » et pour se mettre « de nouveaux chapitres et un nouveau titre »17 sous la dent. Ces

formules, extraites de la préface des Caractères, donnent raison aux clés de 1690, qui

15 DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre II, § 107, p. 317 et livre VI, § 18, p. 701. 16 LA BRUYÈRE, op. cit., « Des jugements », 21, p. 459-461.

reconnaissaient en Antisthène « M. de La Bruyère [...] qui parle de lui-même »18. Derrière

le masque d’Antisthène se cache donc le moraliste en personne, qui refuse d’être, comme Cydias, « bel esprit » de profession, au même titre qu’ « Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Aeschine foulon », c’est-à-dire d’avoir « une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande »19. La première déviance négative de la parrêsia repose donc sur un excès de

parole d’ordre quantitatif et s’apparente en cela au bavard, au λάλος, c’est-à-dire à celui qui parle (ou qui écrit, en l'occurrence) de manière inconsidérée.

D’autre part, si le nom d’Antisthène se prête si bien à ce caractère, ce n’est pas seulement pour son ascendance socratique et donc pour sa propension aux verbiages, mais également pour son affiliation au cynisme. La mention du confort matériel et de la renommée auxquels est censé mener le métier d’écrivain, qui est ramené à « beaucoup de vent qui ne sert à rien », ainsi que la qualification de « folie, simplicité, imbécilité » de l’instruction rappelle en effet singulièrement la pensée cynique20. Les titres d’ouvrages

fictifs rapportés à la fin de la remarque sont en effet symptomatiques d’une tradition métaphysique initiée par Platon et contre laquelle les « Chiens » ‒ et avec eux La Bruyère, l’Antisthène ironique ‒ se dressent. Une telle énumération suscite en effet le sentiment d’un niveau théorique extrême et en même temps d’une vacuité profonde. Ainsi, le deuxième type de bavardage auquel ce caractère peut être assimilé, repose cette fois sur un excès d’ordre qualitatif dont sont porteurs les termes grecs de φλυαρία ou de φλεδών. Il s’agit cette fois d’un discours insensé, inutile, futile, que La Bruyère et son siècle s’attacheront à discréditer. Le choix du nom d’Antisthène pour figurer ce caractère tire donc sa légitimité à la fois du « bavardage » socratique et de l’opposition cynique à la vaine spéculation21.

18 Ibid., Clés des Caractères, p. 734.

19 Ibid., « De la société et de la conversation », 75, p. 268. Cette description ressemble à celle des

philosophes épicuriens qu’Épictète oppose aux figures de Socrate et de Zénon : « Que désirent ces gens-là, sinon [...] écrire et lire à leur fantaisie [γράψαι καὶ ἀναγνῶναι ἅ θέλουσιν], débiter ensuite quelque niaiserie [φλυαρῆσαί], que leurs amis applaudissent, quelle qu’elle soit [...] » (ÉPICTÈTE, Entretiens, t. III, op. cit.,

chap. 24, « Qu’il ne faut pas s’émouvoir pour ce qui ne dépend pas de nous », § 38-39, p. 100).

20 Voir par exemple : « Antisthène disait en tout cas que les gens parvenus à la sagesse ne devraient pas

apprendre à lire, afin de ne pas être pervertis par les ouvrages d’autrui » (DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VI,

§ 103, p. 767) ; ou encore : « [Diogène] négligeait la musique, la géométrie, l’astronomie et les autres sciences du même ordre, qu’il jugeait inutiles et non nécessaires » (Ibid., livre VI, § 73, p. 740).

21 Nous avons vu que la tradition antique, pour des raisons diverses, n’avait pas hésité à faire

d’Antisthène le fondateur du cynisme, ce que les commentateurs remettent en question aujourd’hui. Au XVIIe siècle, bien que l’appartenance du philosophe au cercle socratique soit incontestable, cette idée semble

encore bien implantée dans les esprits, comme en témoigne le texte de F. Charpentier, qui désigne « Antisthène, père des Cyniques » (La Vie de Socrate, op. cit., p. 73).

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