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Nous l’avons vu, les mentions explicites que La Bruyère fait du nom de Socrate sont rares, mais elles sont lourdes de signification. L’une d’elle est consacrée à ce trait spécifique de Socrate, philosophe accessible et familier par excellence, antithèse du pédant dont la sagesse est « simple » :

Si les hommes sont hommes plutôt qu’Ours et Panthères ; s’ils sont équitables, s’ils se font justice à eux-mêmes, et qu’ils la rendent aux autres, que deviennent les lois, leur texte et le prodigieux accablement de leurs commentaires ? que devient le pétitoire et le possessoire, et tout ce qu’on appelle jurisprudence ? où se réduisent même ceux qui doivent tout leur relief et toute leur enflure à l’autorité où ils sont établis de faire valoir ces mêmes lois ? Si ces mêmes hommes ont de la droiture et de la sincérité ; s’ils sont guéris de la prévention, où sont évanouies les disputes de l’école, la scolastique, et les controverses ? S’ils sont tempérants, chastes et modérés, que leur sert le mystérieux jargon de la médecine, et qui est une mine d’or pour ceux qui s’avisent de le parler ? Légistes, Docteurs, Médecins, quelle chute pour vous, si nous pouvions tous, nous donner le mot de devenir sages !

De combien de grands hommes dans les différents exercices de la paix et de la guerre aurait-on dû se passer ! À quel point de perfection et de raffinement n’a-t-on pas porté de certains arts et de certaines sciences qui ne devaient point être nécessaires, et qui sont dans le monde comme des remèdes à tous les maux, dont notre malice est l’unique source !

Que de choses depuis VARRON que Varron a ignorées ! Ne nous suffirait-il pas même de

n’être savant que comme PLATON ou comme SOCRATE ?23

Après une telle énumération de vaines sciences, de connaissances inutiles, la tournure restrictive qui clôt la remarque crée un fort contraste. Selon La Bruyère, il « suffirait » de « n’être savant que comme Socrate », c'est-à-dire qu’un savoir

21 F. CHARPENTIER, op. cit., Épitre liminaire et p. 38. Voir également chez Érasme, Moria qui demande à

ses auditeurs de lui prêter l’oreille, mais qui précise d’emblée : « non pas bien sûr celle qui vous sert à écouter les prédicateurs sacrés, mais celle que vous avez coutume de dresser vers les charlatans de foire, les pitres et les bouffons » (ÉRASME, Éloge de la folie, op. cit., § II, p. 11). De même, l’auteur des Adages se

reproche la tournure sévère qu’a pris son propos : « je commence à être prédicateur. [...] Mais je ne regrette pas du tout ce détour si ce qui ne tend pas à l’explication des proverbes tend à l’amélioration de la vie, si ce qui ne contribue pas à l’érudition sert à la piété et si ce qui pour le but de l’oeuvre entreprise paraît superflu et hors de propos est approprié pour le but de la vie » (ÉRASME, Les Silènes d’Alcibiade, op. cit., p. 435).

22 « Comme on lui demandait si les sages mangent des gâteaux, il répondit : “Ils mangent de tout comme

les autres hommes” » (DIOGÈNE LAËRCE, op. cit., livre VI, § 56, p. 729).

23 LA BRUYÈRE, op. cit., « Des jugements », 11, p. 452-453. Cette remarque est à rapprocher d’une

seconde : « Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes dans les sciences et dans les arts aient pu revenir au goût des Anciens, et reprendre enfin le simple et le naturel » (Ibid., « Des ouvrages de l’esprit », 15, p. 162).

apparemment d’ordre inférieur pourrait tout à fait être tenu comme préférable à celui que les légistes ou les théologiens ont développé. L’amorce par les mentions de l’ours et de la panthère, en énonçant un éloignement ironique (et donc un rapprochement effectif) entre ces animaux et l’homme, rappelle le procédé par lequel le moraliste, dans les fragments- Héraclite et Démocrite, relativisait la prétendue supériorité de cet « animal raisonnable ». Mais outre cela, en choisissant deux animaux réputés (exclusivement, dans le cas de la panthère24) pour leur férocité et leur sauvagerie (l’ours, lui, permet néanmoins de relier

cette « inhumanité » à l’homme25), La Bruyère suggère l’idée que ce n’est pas en

s’éloignant le plus possible de son état naturel que l’homme gagne en sagesse26. C’est

d’ailleurs aux mêmes conclusions que parvient Érasme lorsqu’il considère lui aussi la fonction qu’occupent certains érudits et leur éloignement d’avec la sphère humaine :

Qui fait profession d’être théologien fait profession de je ne sais quoi de supérieur à

l’homme. C’est une dignité qui appartient aux évêques, non à mes pareils. Pour moi il me suffit d’avoir appris ce que dit Socrate, que nous ne savons rien du tout, et de contribuer

comme je le peux à aider les autres dans leurs études27.

Le savoir purement livresque est incapable de répondre aux problèmes posés par l’existence concrète, d’ « aider » les hommes et de faire progresser la moralité. Socrate, en revanche, se tient aux antipodes de ces savants, et Platon déjà le mettait en évidence en rapportant le discours tenu lors de son procès, expliquant à ses juges les raisons qui avaient pu lui valoir de telles accusations :

En effet, Athéniens, c’est tout simplement parce que je suis censé posséder un savoir que j’ai reçu ce nom. De quelle sorte de savoir peut-il bien s’agir ? De celui précisément, je suppose, qui se rapporte à l’être humain [ἀνθρωπίνη σοφία]. Car, en vérité, il y a des chances que je sois un savant [εἶναι σοφός] en ce domaine. En revanche, il est fort possible que ceux que je viens d’évoquer [Gorgias, Prodicos et Hippias] soient des savants qui possèdent un savoir d’un rang plus élevé que celui qui se rapporte à l’être humain [µείζω τινὰ ἢ κατ᾽ ἄνθρωπον σοφίαν σοφοὶ εἶεν] ; autrement je ne sais pas quoi dire. Car c’est un fait que, moi, je ne possède point ce savoir [οὐκ ἔχω]28.

24 La première édition du Dictionnaire de l’Académie française donne en effet comme définition lapidaire

« sorte de bête féroce », et le dictionnaire de Furetière indique « bête farouche et cruelle », comme si ce trait était le seul connu permettant de caractériser la panthère.

25 Dans l’imaginaire collectif, l’ours est en effet une analogie souvent employée pour désigner l’homme à

l’état sauvage, comme en témoignent les deux dictionnaires. Pour Furetière, il s’agit d’une « bête féroce qui se retire dans des montagnes, qui est fort velue et qui a des ongles crochus, qui monte au haut des arbres », et il ajoute : « on dit proverbialement d’un homme qui a beaucoup de poil à l’estomac et sous le linge, qu’il est velu comme un ours ». Par ailleurs, c’est par la formule « ours qu’on ne saurait apprivoiser » que La Bruyère qualifiait l’homme d’affaire Clitiphon.

26 Nous pouvons noter ici que les conceptions cyniques sur la nature et sur le modèle que constitue

l’animalité ne sont pas loin.

27 ÉRASME, Lettre à Martin Dorp, op. cit., p. 297. Nous soulignons. 28 PLATON, Apologie de Socrate, op. cit., 20 d - e, p. 91.

Ce texte est très clair : le seul savoir que Socrate reconnaît posséder est un savoir purement humain. Il déclare même étranger à sa philosophie tout autre savoir appartenant à « un rang plus élevé », ce qui coïncide avec sa réputation de premier philosophe s’étant exclusivement consacré au domaine moral. La sagesse n’est pas un attribut qui retranche à l’individu sa nature et qui l’extirpe de sa condition humaine29 : bien au contraire, elle

s'accommode de cette situation, et comme l’écrivait La Bruyère, nous enseigne des choses aussi existentielles ‒ au double sens d’essentielles et de relatives à l’existence concrète et donc bassement utilitaires ‒ que « nous fai[re] supporter [la femme] avec qui nous vivons ».

Pour observer l’élaboration de cette figure du sage en homme simple et accessible dont le modèle n’est autre que Socrate, Montaigne est certainement le meilleur exemple, et ce pour deux raisons. D’abord, parce qu’il se situe historiquement à un moment charnière qui voit la représentation symbolique de la figure du philosophe basculer de ses carcans chrétiens pour « accéder au faîte de sa dignité, en [le faisant (re)devenir] un homme et rien qu'un homme »30. D’autre part, parce que sur ce point la logique d’appropriation et

d’assimilation que subit cette figure est particulièrement frappante chez lui, à tel point que « le manuscrit 9633 du Vatican mentionne que le droit de citoyenneté romaine fut accordé le 3 mars 1581 au “Socrate français” » ou encore que, lorsque Charles Compan se rend au château périgourdin dans lequel vivait l’essayiste, il déclare « entrez : nous visiterons ensemble la maison d’un autre Socrate »31.

Ce que l’humaniste admire en premier lieu chez Socrate mais aussi chez les cyniques, c’est leur langage naturel. On connaît la controverse qu’Érasme avait suscité en publiant son Ciceronianus, qui reprochait aux cicéroniens la rigidité de leur langue latine. Montaigne avait pris le parti du Rotterdamois, en considérant le « Père de l’éloquence

29 Démocrite lui-même, ce sage bénéficiant d’une position de surplomb lui permettant de rire de

l’absurdité des actions humaines, n’échappe pas au lot commun : Moria affirme que « d’ailleurs ces Démocrites [qui rient de la folie de la populace] auraient eux-mêmes besoin d’un autre Démocrite pour rire d’eux » (ÉRASME, Éloge de la folie, op. cit., § XLVIII, p. 56) ; et La Mothe le Vayer le déclare encore :

« Mais puisque Démocrite faisant la description et le dénombrement à Hippocrate des diverses démences ou folies des hommes, qui l’obligeaient à un ris perpétuel, ne s’est pas voulu épargner lui-même ; avouant franchement que l’occupation où il l’avait trouvé n’était pas moins risible que celle de tous les autres » (LA

MOTHE LE VAYER, Petit traité sceptique, op. cit., p. 67).

30 Pierre MAGNARD, « Au tournant de l’humanisme : Socrate humain, rien qu’humain », in S. Mayer et T.

Gontier (dir.), Le Socratisme de Montaigne, op. cit., p. 267-274, 267-268. Voir chez Montaigne : « Socrates était homme : [et] ne voulait ni être [ni] sembler autre chose » (MONTAIGNE, op. cit., livre III, chap. 5, « Sur

des vers de Virgile », p. 159).

31 Jean-Marie COMPAIN, « L’Imitation socratique dans les Essais », in C. Blum (dir.), Montaigne et les Essais, 1588-1988 (actes du congrès de Paris, janv. 1988), Paris, Champion, 1990, p. 161-171, 164 et Charles COMPAN, Mosaïque du midi, Toulouse, II, 1838, p. 134, cité in A. Legros, Essais sur poutres : inscriptions et peintures de la tour de Montaigne, Paris, Klincksieck, 2003, p. 65.

romaine »32 comme l’archétype d’une éloquence plus pédante que propre à remplir sa

fonction, tandis que lui se réclamait au contraire d’une langue souple, malléable, capable d’épouser la singularité et la diversité des pensées qu’elle doit exprimer. Comme l’écrit Michel Magnien, « l'écriture est en elle-même peinture du moi, jaillissement d'une personnalité qui se lit à travers les mots ; tout travail de la lime sera dès lors envisagé comme une entrave, tout recours aux règles de l'art comme un artifice »33. Et en effet, les

exemples ne manquent pas de passages qui, dans les Essais, louent un style personnel, simple et naturel :

Il en est de si sots, qui se détournent de leur voir un quart de lieue, pour courir après un beau mot : aut qui non verba rebus aptat, sed res extrinsecus arcessunt, quibus verba

conveniant [Ou qui n’adaptent pas les mots aux idées, mais vont chercher des idées

extérieures au sujet, auxquelles leurs mots pourront convenir] [...]. Je tords bien plus volontiers une bonne sentence pour la coudre sur moi que je ne tords mon fil pour l’aller quérir. Au rebours [Au contraire], c’est aux paroles à servir et à suivre, et que le Gascon y arrive, si le Français n’y peut aller. [...] Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf [naturel], tel sur le papier qu’à la bouche : Un parler succulent [nourrissant] et nerveux, court et serré, non tant [moins] délicat et peigné [élégant], comme [que] véhément et brusque. Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet [L’expression est bonne si elle frappe]. Plutôt difficile qu’ennuyeux [plutôt ardu par concision que fastidieux pas délayage]. Éloigné d’affectation : Déréglé, décousu, et hardi : Chaque lopin y fasse son corps : Non pédantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plutôt soldatesque [ni le style d’un pédant, ni celui d’un frère prêcheur, ni celui d’un avocat, mais plutôt celui d’un soldat]34.

Cet idéal de langage que façonne Montaigne se fait très souvent en prenant appui sur le modèle de Socrate, et notamment sur son discours de défense face à la justice athénienne, que l’humaniste paraphrase longuement :

Voilà pas un plaidoyer sec et sain, mais quant et quant naïf et bas [à la fois naturel et simple].

C’est un discours, en rang, et en naïveté, bien plus arrière, et plus bas, que les opinions communes. Il représente en une hardiesse inartificielle et niaise [sans artifice et naturelle] : en une sécurité puérile, la pure et première impression et ignorance de nature.

32 MONTAIGNE, op. cit., livre II, chap. 10, « Des livres », p. 123.

33 Michel MAGNIEN, « Un écho de la querelle cicéronienne à la fin du XVIe siècle : éloquence et

imitation dans les Essais », in F. Lestringant (dir.), Rhétorique de Montaigne (actes du Colloque de la Société des amis de Montaigne, Paris, déc. 1984), préface de Marc Fumaroli, Paris, Champion, 1985, p. 85-99, 90.

34 MONTAIGNE, op. cit., livre I, chap. 26, « De l’institution des enfants », p. 349-350. La comparaison

avec le style oral est très fréquente : « Comme à faire, à dire aussi je suis tout simplement ma forme naturelle : D’où c’est à l’aventure [peut-être] que je puis plus à parler qu’à écrire » (Ibid., livre II, chap. 17, « De la présomption », p. 448) ; « Je parle au papier, comme je parle au premier que je rencontre » (Ibid., livre III, chap. 1, « De l’utile et de l’honnête », p. 13) ; « Pouvons-nous pas mêler au titre de la conférence et communication, les devis pointus et coupés [les conversations piquantes et entrecoupées] que l’allégresse et la privauté [familiarité] introduit entre les amis, gaussants et gaudissants [riant et plaisantant] plaisamment et vivement les uns et les autres. Exercice auquel ma gaieté naturelle me rend assez propre » (Ibid., livre III, chap. 8, « De l’art de conférer », p. 226-227).

[...] La façon d’argumenter, de laquelle se sert ici Socrates, est-elle pas admirable également, en simplicité et en véhémence35.

Replacées dans le contexte du débat qui oppose science spéculative et science utile, savoir érudit et savoir accessible, ces considérations sur le naturel et la familiarité caractéristiques de Socrate bénéficient d’un éclairage nouveau. Alléguer le nom du philosophe athénien pour illustrer l’idéal de sagesse humaniste signifie en effet retirer cette appellation à tous les savants faisant davantage figure de pédant qui ont peuplé la société d’écoles et de « chaires ». Montaigne regrette la situation dans laquelle se trouve la philosophie à son époque et reproche même à ses contemporains que « s’il naissait à cette heure quelque chose de pareil [aux discours de Socrates], il est peu d’hommes qui le prisassent ». Et l’essayiste précise :

Nous n’apercevons les grâces que pointues, bouffies, et enflées d’artifice : Celles qui coulent sous la naïveté [le naturel], et la simplicité, échappent aisément à une vue grossière comme est la nôtre. [...] Socrates fait mouvoir son âme d’un mouvement naturel et commun. Ainsi dit un paysan, ainsi dit une femme. Il n’a jamais en la bouche que cochers, menuisiers, savetiers et maçons. Ce sont inductions et similitudes [comparaisons], tirées des plus vulgaires et connues actions des hommes : Chacun l’entend. Sous une si vile forme, nous n’eussions jamais choisi [distingué] la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables ; Nous, qui estimons plates [et] basses toutes celles que la doctrine [le savoir] ne relève : qui n’apercevons la richesse qu’en montre [parade] et en pompe. Notre monde n’est formé qu’à l’ostentation : Les hommes ne s’enflent que de vent : et se manient à bonds, comme les ballons. Cettui-ci ne se propose point des vaines fantaisies [imaginations] : Sa fin fut, nous fournir de choses et de préceptes, qui réellement et plus jointement [étroitement] servent à la vie [...]. [Socrate] ralle [rampe] à terre, et d'un pas mol et ordinaire, traite les plus utiles discours : et se conduit et à la mort et aux plus épineuses traverses qui se puissent présenter au train de la vie humaine36.

C’est dans le sillage des conceptions montaigniennes sur l’idéal du naturel dans le style comme dans la conduite que La Bruyère s’inscrit incontestablement. Cela est tout à fait frappant dans une remarque qui s'attelle précisément à définir la meilleure expression pour rendre compte d’une idée :

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne ; on ne la rencontre pas toujours en parlant, ou en écrivant : il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est faible, et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre. Un bon Auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l’expression qu’il cherchait depuis longtemps sans la 35 Ibid., livre III, chap. 12, « De la physionomie », p. 387 et p. 388-389. Voir également : « Voyez-le

plaider devant ses juges : [...] il n'y a rien d’emprunté de l'art, et des sciences, Les plus simples y reconnaissent leurs moyens et leur force. Il n'est possible d'aller plus arrière et plus bas » (Ibid., p. 365).

36 Ibid., p. 363-364. De même que Socrate « ralle à terre », Montaigne se dit lui-même « rampant au

connaître, et qu’il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d’abord et sans effort37.

On le voit, la Modernité (en la personne d’Érasme, de Montaigne et de La Bruyère), a érigé la figure de Socrate en modèle de trivialité, d’humanité et de naturel. Adversaire radical du pédantisme et du savoir érudit, il pratique sa philosophie selon l’unique objectif de se rendre utile à ses concitoyens. Son nom véhicule ainsi une éthique de la compassion et de la simplicité que ne possèdent pas certaines autres figures centrales de la tradition antique : Platon représente davantage, au yeux de ces moralistes, un penseur de l’abstraction quelque peu désuet38, Aristote est l’emblème inégalé du ton dogmatique et

du style embrouillé39, quant aux Stoïciens, nous l’avons vu avec la remarque acerbe que

La Bruyère leur consacre, ils élaborent un modèle théorique déconnecté de l’effectivité de la condition humaine. De ce point de vue, le cynisme est encore l’ascendance socratique dont ces auteurs se sentirons sans doute le plus proche. Leur style « véhément et brusque » dont Montaigne se fait l’interprète, leur volonté permanente de renouer avec la nature, dont leur anti-intellectualisme radical procède, leur ancrage dans l’espace urbain et leur philosophie exclusivement morale découlent directement du modèle socratique que nous venons d’analyser. Pour s’en convaincre et conclure, nous pouvons citer un passage de Lucien dans lequel Ménippe descend au royaume des morts afin d’interroger Tirésias sur « le meilleur mode de vie [τὸν ἄριστον βίον] » :

« Mon enfant, me dit-il, je sais la cause de ton embarras ; il vient de ces sages, qui ne sont jamais d’accord entre eux. [...] La meilleure vie, la vie la plus sage, est celle des simples particuliers [τῶν ἰδιωτῶν ἄριστος βίος]. Tu seras plus sage si tu cesses d’explorer les phénomènes célestes, d’examiner les fins et les principes, si tu craches sur les syllogismes

37 LA BRUYÈRE, op. cit., « Des ouvrages de l’esprit », 17, p. 163. Quelques remarques plus loin, le

moraliste rapproche explicitement le style naturel qu’il loue ici de celui de Montaigne : « Deux écrivains dans leurs ouvrages ont blâmé MONTAIGNE, que je ne crois pas aussi bien qu’eux exempt de toute sorte de

blâme : il paraît que tous deux ne l’ont estimé en nulle manière. L’un ne pensait pas assez pour goûter un Auteur qui pense beaucoup ; l’autre pense trop subtilement pour s’accommoder de pensées qui sont naturelles » (Ibid., « Des ouvrages de l’esprit », 44, p. 175).

38 Christine Noille-Clauzade étudie ce phénomène que subit le platonisme au XVIIe siècle et en voit la

marque dans les Caractères : « Les deux philosophes hommes de lettres des remarques VI, 12 et XII, 21 convoquent les versants de la doctrine platonicienne les moins cultivés par le XVIIe siècle, la doctrine de

l’âme avec l’anti-Clitiphon, la doctrine du beau dans le titre avancé par Antisthène, et surtout la science des premiers principes (la métaphysique) que l’on retrouve des deux côtés et dont on a vu la désuétude dès le

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