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Valeurs sous-jacentes à l’usage de la violence

Chapitre 4 Une éthique de la violence politique ?

4.1 C OMMENT PEUT ON PARLER D ’ UNE ETHIQUE DE LA VIOLENCE ?

4.1.2 Valeurs sous-jacentes à l’usage de la violence

Les analyses classiques de la violence soulignent soit la rationalité des processus de décision y menant, soit les logiques irrationnelles qui traversent les organisations. Dans le premier cas, le choix de la violence se présente comme le fruit de préférences, pris dans une perspective conséquentialiste, c’est-à-dire fondé sur l’évaluation de ses conséquences anticipées (voir Pape, 2005 pour les attaques suicides). La seconde approche révèle les liens entre les caractéristiques particulières des organisations et le choix de leur répertoire d’action. La clandestinité, le secret, la dépendance au groupe exercent des contraintes importantes sur les décisions prises. Le type d’idéologie auquel le groupe adhère peut accroître ou réduire sa propension à tuer (voir Engene, 2004, p. 107 ; Della Porta, 2013, p. 177) 1. Néanmoins dans ces approches les dimensions éthiques et normatives sont délaissées.

Pourtant la question de l’éthique intervient spontanément, dans certains discours, lorsque le sujet de la violence est abordé. Tel est le cas de Cyprien. Sur la question de la violence, il répond :

« Je sais pas ce que c’est la violence. […] Je sais que le système est violent. Si j’ai utilisé la violence révolutionnaire, c’est-à-dire la contre violence, j’ai essayé de le faire dans l’éthique de ma formation politique, dans l’éthique de ma formation personnelle, familiale, c’est-à-dire qu’on utilise la violence avec parcimonie et suivant, toujours guidée par la politique. Vraiment ».

La revendication de l’éthique peut surgir au principe des actions illégalement menées2. Illégalismes et délits sont alors, dans les discours de leurs auteurs, justifiés par la promotion d’un autre monde et d’autres valeurs, la solidarité et l’émancipation jouant alors un rôle axial (voir chap. 3, notamment 3.5)3. Nous avons précédemment mis évidence les valeurs principales susceptibles de conduire à des actions illégales et violentes (solidarité et entraide, résistance et antifascisme, auto-défense populaires4). Aujourd’hui encore la promotion de l’illégalité et de la violence se voit parfois motivée et justifiée, à l’extrême gauche, par des valeurs positives qu’il s’agisse de la solidarité, de l’entraide face à la répression, du refus de la guerre, de la lutte contre

1 Une tradition d’analyse a convoqué l’idéologie pour expliquer la violence des groupes clandestins (voir Crenshaw, 2011), considérant que des croyances radicales engendrent une représentation déterministe du monde, associée à un haut niveau d’abstraction, et poussent à produire des visions du monde manichéennes, dans lesquelles les membres du groupe clandestin se perçoivent comme des élites investies d’une moralité supérieure (Crenshaw, 2011).

2 Voir supra la revendication « À propos de dialogue, de solidarité et d’attaque », suite à l’incendie de Crest, 12 juin 2017.

3 « Sur la ZAD, la vie résistante continue, la culture des terres et les projets pour un autre monde. La solidarité s’organise. Cette dernière semaine, les paysans de la ZAD ont convoyé du foin pour soutenir des paysans en Normandie. Il faut préserver les terres agricoles, la nature et le tissu social dans nos territoires. Nous voulons un autre projet de société » (« Le solstice d’hiver au rond-point de Kerouant à Pont l’Abbé », 21 décembre 2016, http://www.bigouden-nddl.org/actualites/item/397-comite-bigouden-nddl).

4 Pour un exemple associé à l’illégalité plutôt qu’à la lutte armée, voir http://zad.nadir.org/spip.php?article3758. S’y ajouterait l’organisation contre la répression.

la domination d’un peuple perçu comme opprimé1, de la lutte contre le capitalisme militarisé2, de la lutte pour les opprimés et les peuples dominés du tiers monde, du socialisme réel, de la promotion du droit des peuples à s’autodéterminer et à décider pour eux-mêmes de leur avenir ou de la coexistence des peuples les uns avec les autres sans rapport de domination3, de la liberté et de l’émancipation de toute domination, qu’elle soit économique, culturelle ou politique, de l’autonomie et de l’auto-organisation/autogestion, de la justice sociale4)5. Par le passé déjà, illégalité et violence ont été promues au nom de l’adhésion à une certaine morale, telle la morale anarchiste6, ou bien au nom de l’émancipation face à ce qui est tenu pour une oppression7. Le contexte des années 1970 et la décennie qui a suivi ont vu l’éclosion de théories conférant à la

1 Une grande partie des actions menées par la RAF dans les années 1970 visait les positions américaines sur le sol ouest-allemand avec un objectif critique face aux frappes et aux pratiques de guerre américaines au Vietnam. Tel est le sens de l’explosion de deux bombes d’une charge de 200 kg de T.N.T. au Quartier général des Forces armées américaines en Europe, à Heidelberg le 24 mai 1972.

2 L’exécution d’Ernst Zimmermann, président de la BDLI (Union Nationale de l’Industrie de l’aéronautique, de l’espace et de l’armement) et patron de la MTU (Union des Moteurs et Turbines) trouve une justification dans un refus de la stratégie déployée par l’OTAN : « La “nouvelle doctrine de l’OTAN” est précisément la manifestation de la planification du capital : la guerre menée par l’électronique, les “systèmes d’armements intelligents”, les armes dans l’espace et l’élargissement de l’armement conventionnel des armées de l’OTAN doit en même temps ouvrir au capital multinational des “marchés de milliards” comme le dit le BDW, et garantir la supériorité militaire. Pour le capital opérant en RFA cela signifie, partant du constat de la domination complète du capital US et de son propre intérêt à assurer le potentiel économique de la RFA – de diriger maintenant sa planification dans cette stratégie et d’organiser son saut à la tête du marché mondial par le complexe militaro-industriel. […] Pour cette agglomération / ce formatage, qui devient immédiatement un facteur de pouvoir politique, ce qui est plus que clair dans la situation actuelle, l’organisation politico-économique de cette fraction du capital – la BDLI (Union Nationale de l’Industrie de l’aéronautique, de l’espace et de l’armement) – a comme fonction d’imposer les intérêts du complexe militaro-industriel ici dans l’État, au niveau ouest-européen et ainsi dans la politique internationale » (RAF, 1985).

3 La IVe assemblée d’ETA en 1965 exprimait la revendication d’une Europe fédérale, fondée sur la reconnaissance de l’ethnonationalisme (ethnonationalities), dans une logique antiraciste. Plus largement ETA, au cours de son évolution historique, a été traversée de tensions concernant quatre sujets principaux : 1. la question de l’ethnicité par opposition à la classe comme principe axial de la révolution ; 2. le nationalisme plutôt que le socialisme comme idéologie directrice ; 3. la poursuite de la lutte avec seulement des Basques d’origine vs. l’intégration d’immigrés non-basques dans le conflit ; 4. enfin la mise en œuvre d’« actions directes » ou d’activismes (en l’occurrence de violences insurrectionnelles) par opposition à une organisation non violente au sein de la masse des ouvriers de l’industrie (voir Clark, 1984, p. 32).

4 Voir l’interview d’ETA, au journal GARA, 11/11/2011.

5 On note la thèse, très prégnante dans la RAF, de ne pas se laisser anéantir par le capitalisme, à travers la mise au jour de la « possibilité de développer et imposer des réponses ayant du sens et justes dans la construction des liens solidaires et d’auto-organisation par en-bas – partant de la réalité de la vie quotidienne des gens » (RAF, 1992). Tel est également la signification de la volonté de lutter pour « reconquérir la détermination de [sa] propre vie » (RAF, 1992). Ces ambitions donnent leur sens à nombre de luttes menées au cours des décennies 70-90 qu’il soit question de « la non-acceptation des technologies méprisant les gens et la nature comme la technologie génétique et l’énergie atomique, dans la sympathie et le soutien aux occupations de maison dans différentes villes, aux objections de conscience, à la large mobilisation contre le F.M.I. en 1988, les manifestations de centaines de milliers de gens contre la guerre du golfe, ou encore les 25 000 contre le G7 ». [Les générations ultérieures de la RAF constatent, au début des années 1990, que « la destruction du social dans les relations des gens entre eux/elles sont la normalité sociale que ce système a imposé. Le capitalisme, avec la soif du profit, a remplacé les valeurs sociales par l’argent comme plus haute valeur. Tout doit pouvoir être acheté, tout problème doit pouvoir se résoudre par l’argent et tout besoin être satisfait par un bien quelconque. C’est l’idéologie du Capital, un présupposé de base à l’existence de ce système. Son attitude vis-à-vis de ceux/celles qui veulent se sortir de là, et s’organiser pour une autre réalité, est expressive : matraquer, enfermer, éradiquer »] (RAF, 1992).

6 Ainsi que Peter le suggère (voir supra 3.3.2, p. 91*).

7 On se souvient de la réponse de Frédéric à la possibilité d’une morale ou d’une éthique, dans la lutte armée : « Notre objectif, c’est la libération… et refuser toute forme d’oppression. Il y a pas plus moral que ça » (voir supra 3.3.1, p. 90*).

violence un rôle émancipateur1. Cette logique interprétative se perpétue en France jusque dans les années 1980, au cours desquelles AD théorise l’idée selon laquelle la destruction du capitalisme a pour visée l’émancipation et l’accomplissement individuel de soi. Dès lors, la violence ne se légitime pas seulement en tant que réponse à une violence originelle mais également comme moyen incontournable d’une libération de la domination et de l’oppression. La violence se trouve alors « autolégitimée ». Elle « est la forme logique d’expression de ceux que les mécanismes du mode de production capitaliste abaissent et bafouent. […] Elle est action d’espoir qui vise au dépassement pratique révolutionnaire des rapports d’exploitation et de domination » (AD, 1982, p. 13).

Au-delà de l’identification des articulations entre axiologique et normatif, nous tenterons dans le présent chapitre, de mettre en évidence non seulement les normes et valeurs que les acteurs convoquent dans la justification du recours à la violence (voir 4.1.2), mais aussi dans la

mise en œuvre de cette dernière (voir 4.2.2). Dans ces ajustements, nous soulignerons les effets de

mise en balance des valeurs, les formes de trade-off à l’occasion desquelles la violence est évaluée dans un rapport avec d’autres valeurs.

Dans les groupes étudiés, l’encadrement éthique de l’usage de la violence constitue un principe premier récurrent. Dans la plupart des cas, qu’il s’agisse de l’Italie ou du pays basque nord, la mise en œuvre de ce type de moyen procède de longs débats. Le choix de cette stratégie résulte de délibérations collectives dans lesquelles interviennent des calculs bénéfices/risques, y compris normatifs, c’est-à-dire tenant compte des jugements moraux que l’utilisation de la violence provoquera. L’acceptabilité des moyens choisis et des orientations politiques et pratiques retenues joue un rôle décisif dans le destin des organisations ainsi que de leurs membres, comme l’assassinat d’Aldo Moro l’a montré concernant les BR. Frédéric, par exemple, souligne que l’attention portée aux actions menées par IK, le fait que « dans l’organisation armée, la stratégie, la manière de mener la lutte armée étaient décidées d’un commun accord, après des débats » ont permis « après la lutte armée, [que] les militants d’IK sont intégrés partout et [qu’]il y a pas d’a priori contre les militants à cause de la lutte qui a été menée, ou qui aurait eu des conséquences inassumables »2.

Le rôle principiel d’une forme d’éthique intervient à plusieurs niveaux. Historiquement les marxistes ont soutenu que la terreur révolutionnaire, si elle s’avérait nécessaire, devait être socialement et psychologiquement sélective (voir Ahmad, 2002). La transmission de l’usage des armes, dans les groupes étudiés, a été indissociable d’un apprentissage des valeurs morales associées à leur emploi (voir Cyprien supra)3, une partie de ces organisations s’inscrivant dans la filiation historique de la résistance. Les débats ayant précédé son utilisation ont été l’occasion, pour les acteurs, de se positionner quant à cette dernière et de le faire au nom de principes moraux (voir Stella, 2016 ; Bidegain, 2007). La partition entre atteinte aux personnes et ciblage des biens a joué un rôle décisif, aussi bien dans certains groupes italiens (voir Stella) que pour AD ou IK4. Enfin, lorsque l’option de la violence a été retenue, elle ne se voit convoquée qu’au sein d’un cadre normatif précis, comme nous le montrerons en détail ultérieurement (4.2.2)5.

1 Tel était le cas dans la RAF, comme en témoigne William, membre de la deuxième génération : « À l’époque, nous avons pensé que la violence était émancipatrice ».

2 Nous y avons fait allusion en 3.4.2, p. 112, note 5*.

3 Il s’agit, en l’occurrence, d’un usage parcimonieux de la violence dans une logique de ciblage systématique par opposition à la violence de masse perpétrée par des groupes d’extrême droite, islamistes ou de type fascisant. 4 Contrairement à un préjugé largement répandu, les groupes clandestins ne cherchent pas à faire le plus de morts ou de victimes possibles. Selon les groupes, les formes d’actions et les cibles diffèrent. À partir de l’étude de quatre contextes distincts, D. Della Porta établit que les groupes d’extrême gauche, dans l’Italie des années 1970, visaient les entreprises, les groupes « ethniques » clandestins comme ETA l’armée, l’extrême droite et les groupes religieux fondamentalistes privilégiant plutôt des explosions non ciblées (voir Della Porta, 2013, p. 176).

Notre approche et nos analyses prennent ainsi leurs distances avec celles de Della Porta (2013), considérant que si la violence est, dans un premier temps justifiée par les organisations de façon instrumentale, comme le seul moyen de s’affronter à un adversaire puissant, elle devient – avec l’isolement inévitablement subi par les groupes clandestins, du fait de la répression – une réponse existentielle à un environnement hostile. D. Della Porta n’envisage la justification déontologique de la violence que comme une dérive depuis la logique conséquentialiste, qui était initialement à l’origine de sa mobilisation. Ce faisant, l’idéologie (marxiste-léniniste, néofasciste, nationaliste, l’islam fondamentaliste) ne serait pas la source du recours à la violence illégale mais se verrait instrumentalisée, au cours des processus d’évolution de ces collectifs, et tendrait à devenir toujours plus obscure, pour ne donner lieu qu’à des narratifs autonomes et autoréférentiels (voir Della Porta, 2013, p. 289). Nous montrerons au contraire que la structuration normative de l’action illégale persiste au cours du temps et constitue un trait distinctif de ces formes d’usage de la violence illégale1.

4.2QUELLE STRUCTURATION ?