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La constitution d’un univers normatif légitime

Chapitre 3 Une morale dans l’engagement politique armé ?

3.1 N ORMES ET VALEURS DANS L ’ ACTION POLITIQUE ILLEGALE 1 Cartographie des normes et valeurs

3.1.2 La constitution d’un univers normatif légitime

La cartographie réalisée participe de l’élucidation d’un univers normatif dont la validité apparaît aux acteurs bien supérieure à celle des normes socialement dominantes. Se trouve ainsi dévoilée une « coordination non consciente des conduites et des représentations par des schèmes collectifs implicites » (Heinich, 2006, p. 18), cette coordination coïncidant avec ce que Durkheim (1906) aurait appelé le « social ».

Que l’on considère ces groupes armés ou toute autre communauté sociale, la participation à un collectif soumet l’individu à l’apprentissage de valeurs, de normes, d’usages ou de conventions, au moyen desquels il fait l’expérience du monde. Cet apprentissage est conçu, par la sociologie, soit comme le produit des forces de la tradition ou de la socialisation – conformément aux thèses d’inspiration culturaliste2 et fonctionnaliste3 – soit comme un effet d’intériorisation induit par l’interaction sociale, si l’on admet la thèse structuro-fonctionnaliste (Parsons, 1949 ; Merton, 1971). Ce faisant, les individus tendent à respecter la contrainte qui les fait vivre en société, sans recours à la force et avec une grande régularité. Ces dispositions résultent d’un apprentissage qui se réalise de façon insensible et duquel l’individu a peu de chances de s’affranchir, pour autant qu’il coïncide avec une intériorisation des normes. Ces dernières sont de deux sortes (voir Parsons, 1949) : un premier type de normes concerne les conventions, habitudes et manières d’appréhender le monde. Elles s’acquièrent dans le cours de la socialisation primaire qui porte l’enfant vers l’âge adulte4. Un second type de normes est produit par une sorte d’équipement cognitif de base, au moyen duquel une signification peut être attribuée à une activité. Ce sont des « variables de configuration » (Parsons, 1949, chap. 2) ou catégories de pensée qui permettent à l’individu de juger du type d’action dans lequel il est pris et de s’adapter aux circonstances évolutives des échanges sociaux.

Loin d’être transcendantes, les valeurs prennent sens et sont institutionnalisées dans un contexte d’interaction. Autrement dit, elles prescrivent avec plus ou moins de précision ce qui est désirable, convenable ou obligatoire dans un contexte donné. Elles éclairent l’individu sur lui-même et l’informent de ce qu’il peut et doit attendre d’autrui (Bourricaud, 1977, p. 73). Réciproquement, toute interaction sociale s’inscrit dans un contexte régi par des normes. On parle de sous-culture, lorsque plusieurs individus partagent un même ensemble de valeurs, constituant des références ou des normes autorisant l’interprétation des choses et des événements, et que s’instaure, entre eux, une communication assurant le bon déroulement de l’interaction (voir Parsons, 1949). La sous-culture délinquante n’est pas simplement constituée

1 Les caractéristiques sociodémographiques des enquêtés figurent en annexe 1. 2 Voir Mead, 1963 ; Benedict, 1934, 1938 ; Hannerz, 1983.

3 Voir Mead, 1934 ; Merton, 1938, 1971 ; Parsons, 1949 ; Nadel, 1970 ; Goffman, 1983.

4 « La socialisation désigne le double mouvement par lequel une société se dote d’acteurs capables d’assurer son intégration, et d’individus, de sujets, susceptibles de produire une action autonome » (Dubet et Martuccelli, 1996, p. 511).

par une série de règles ou l’adhésion à un mode de vie différent, hermétique ou même en conflit avec les normes dominantes de la société, mais elle se définit par sa « polarité négative » vis-à- vis de ces normes (voir Ogien, 1995, p. 95). Cette sous-culture tire ses normes de la culture dominante tout en en inversant le sens. En somme, la conduite du déviant est normale, par rapport aux principes de sa sous-culture, précisément parce qu’elle est anormale selon les normes de la culture dominante (voir Cohen, 1955, p. 26). La violence illégale des organisations clandestines a été considérée comme participant d’une sous-culture régie par un système de valeurs distinctif. Celui-ci a été considéré « non seulement comme une rupture avec la normalité mais aussi comme le développement d’une contre-culture, d’un système de normes et d’objectifs alternatifs qui établissent des frontières, réduisent les contraintes, imposent le consentement, et – dans une situation d’isolement complet avec le reste du monde – remplace les normes communes du juste et de l’injuste, du bien et du mal par une orientation normative distincte ou alternative » (Jäger, 1981, p. 157).

En effet les normes, qui régissent les interactions sociales, sont à la fois prescriptives et procédurales (voir Ogien, 1995, p. 203). Dans le champ philosophique, on estime également que « le pouvoir du choix rationnel ne s’étend pas aux intérêts et aux orientations axiologiques elles-mêmes, mais les présuppose comme données » (Habermas, 1991, p. 102). Les normes, d’une part, instituent une codification explicite de l’action. Elles établissent des injonctions, dont le respect est contrôlé. Elles posent un cadre stable, et donc prédictible, à une série délimitée de relations sociales. D’autre part et sous leur aspect formel, les normes s’apparentent aux éléments constitutifs du processus d’interaction. Dès lors, leur transgression, i.e. la déviance, peut consister soit à enfreindre une prescription, c’est-à-dire à se mettre ou à être mis en marge d’une activité sociale de manière transitoire, soit à ne pas appliquer une règle de conceptualisation, c’est-à- dire à s’exclure, ne serait-ce que de façon momentanée, de l’ordre même de la rationalité, à faire peser un doute sur sa participation à la rationalité communément partagée.

Néanmoins la définition même de la nature des normes – c’est-à-dire la conception de la normalité – varie selon le modèle théorique explicatif de l’action adopté. En effet, la sociologie a recours à deux paradigmes – respectivement normatif et interprétatif – pour appréhender leur nature (voir Wilson, 1970). Dans le premier, l’individu intériorise ou incorpore un système de valeurs, imposé par la culture ou la structure sociale à laquelle il appartient. Ici, la normalité est inhérente à des manières de faire, entièrement déterminées par une disposition à la conformité, qui fait directement partie de l’équipement mental des membres d’un groupe social. Dans le paradigme interprétatif, en revanche, l’individu est considéré comme pris dans des situations d’action. Il peut juger de l’opportunité de respecter les contraintes des systèmes de valeurs, dont il connaît l’existence et qui s’actualisent dans l’activité pratique. Ici, la normalité est le produit de l’action plus qu’un lot de prescriptions censé en fixer a priori la forme et le contenu. Ce paradigme est le plus pertinent et le plus approprié pour rendre compte des dilemmes normatifs dans lesquels les individus, rencontrés dans le cadre de la présente étude, sont pris.

Pour les tenants du paradigme normatif, les critères utilisés pour apprécier la conformité de l’action aux normes sont fixes et extérieurs à l’action : ils appartiennent à une culture, à une sous-culture ou à un système de valeurs tenus pour invariant et imposant un ensemble précis de normes de conduite auquel l’individu ne saurait se soustraire. Pour ceux qui privilégient le modèle interprétatif, ces critères prennent plus volontiers l’allure de règles, c’est-à-dire de principes de conceptualisation permettant d’évaluer la conformité de l’activité d’un partenaire en relation à une situation particulière. Néanmoins qu’elle adopte le modèle normatif ou interprétatif, l’analyse sociologique conçoit rarement le rapport entre déviance et conformité dans les termes d’une séparation franche.

En particulier, la lecture fonctionnaliste des normes sociales suggère que « le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue (voir Goffman, 1975, p. 161). Ces points de vue sont socialement produits, lors des contacts entre individus s’y conformant et ne s’y conformant pas, en vertu des normes insatisfaites qui influent sur la rencontre. Ainsi un acte

tenu pour déviant, lorsqu’il est décrit à l’aide de critères relevant d’un certain ordre normatif, peut être considéré comme normal, lorsqu’il l’est en usant de critères propres à un autre ordre normatif. C’est précisément ce décalage entre univers normatifs que permettent de saisir les discours des acteurs rencontrés, le fait que leur engagement et leurs actions s’inscrivent et répondent à un ordre normatif qui constitue l’image inversée de l’espace normatif socialement et politiquement légitimé. Cet univers constitue le champ normatif au sein duquel leurs actions prennent sens et font sens à leurs yeux. Tout en étant intrinsèquement lié aux cadres de lecture à partir desquels les acteurs interprètent la réalité sociale et historique, cet univers résulte également de dispositions subjectives inhérentes aux individus, telles la sensibilité à l’injustice, l’exposition à des chocs moraux. Dès lors la déviance apparaît comme un jugement exprimant une relation plutôt que comme un état de fait (Ogien, 1995, p. 201). Les termes mis en relation – « normal », « déviant », « terroriste », « résistant » – ne sont pas prédéfinis ni préexistants. Il appartient à chacun d’opérer le choix de leur détermination, en raison de ses préférences théoriques, ainsi que le suggère Jean-Claude Chamboredon (1971) et comme les entretiens réalisés en donnent de nombreuses illustrations1.

Toute théorie de la déviance défend donc une certaine idée de la normalité, en ce qu’elle attribue un contenu chaque fois différent à un système de normes spécifique (Ogien, 1995, p. 202). Ainsi pour les culturalistes et les fonctionnalistes, ce contenu renvoie essentiellement à des prescriptions traduisant des valeurs particulières en pratique 2 . Pour les structuro- fonctionnalistes, il s’agit d’un mixte de valeurs et de règles d’interaction universellement partagées par les acteurs. Pour les interactionnistes, la normalité s’épuise dans les principes généraux de l’intercompréhension. Enfin, pour les théories critiques, ce qui est tenu pour « normal » traduit un arbitraire culturel imposant une forme déterminée de domination. Au vu de cette variabilité dans la détermination sociologique de ce qui peut constituer la normalité, il est pertinent de considérer que le jugement de déviance ne devrait s’appliquer qu’à une action mettant en jeu la responsabilité morale de celui qui l’accomplit et entraînant des conséquences pour autrui (voir Ogien, 1995, p. 202).

On retrouve, au sein des discours recueillis, la variabilité ainsi que l’historicité de la détermination du normal. Elles interviennent fréquemment de façon explicite. Cet écart est précisément ce qui permet aux acteurs de s’engager dans des actes illégaux et de proposer des discours de justification. L’expérience de la variabilité du « normal » ouvre en particulier une

1 Thierry, avec le recul du temps, le souligne : « je me suis jamais considéré comme radical. J’ai été au bout de mon engagement, parce que ce que je revendique moi et avec d’autres, c’était pas radical mais légitime et quand je vois que 30 ans plus tard, tout ce qu’on disait, défendait, c’est devenu normal. Aujourd’hui qui au pays basque dit qu’il faut une évolution institutionnelle pour le pays basque, une reconnaissance officielle de la langue ? ». Patxi, qui participa également à IK et en garda des séquelles physiques, défend ses convictions normatives à partir d’un registre analogue : « devant l’injustice, moi je trouve normal qu’il y ait des hommes qui se révoltent. Alors c’est quand on est jeune, évidemment. On se révolte plus facilement. […] Mais bon, ça se grille pas comme ça ! Moi, je sais qu’après avoir été libéré, j’y retravaille encore !! J’en remets une couche ! ». De même, Pierre explique son engagement dans ETA par une comparaison avec la France vichyste : « la question au début c’était pourquoi je m’engage. Je vous ai mis le parallélisme avec la France occupée. Il y a d’abord le village, une ambiance d’oppression, de mouvement. Il y a des gens que vous connaissez qui se font torturer, il y a des gens qui sont en prison et vous réagissez, moi je pense que c’est une façon normale ». De même, à la question de savoir si elle se considère comme une radicale, Gabrielle répond : « Non. Non, non simplement comme une combattante, mais normale » (voir infra 3.2.2.b, p. 76*). À propos de son interprétation de la radicalisation, Rebecca estime que c’est « aller au bout de ce que je pense, de ce que j’ai dans le ventre, ce que je veux. Bon, il faut avoir envie de changer, ou envie de s’exprimer, ou essayer de changer les choses, si je ne suis pas d’accord avec ça ».

2 Les valeurs dominantes d’une culture donnée délimitent le champ de la normalité. La culture fournit des repères normatifs et conditionne la possibilité d’une codification. Elle inscrit des comportements dans le légalisme d’une coutume, d’un droit rituel et institue une « normalité », en référence à des valeurs sociales ou à des règles d’arbitrage collectives.

réflexion critique sur le légitime et le légal (voir Thierry en note 2, p. 43* ou Éric1). Cette problématique a été soulevée, de façon historique, par les groupes d’extrême gauche italiens, comme s’en souviennent Alessandro Stella2, Federico et Éric3. Federico souligne comment cette partition se pose, de façon cruciale, lorsqu’il est question de recourir à la violence et comment elle s’est posée dans le contexte italien des années 1970 :

« Alors s’il y a une exigence qui ne relève pas de la légalité, mais qui appartient à la légitimité, et donc à la justice, s’il y a un intérêt4 qui est écrasé, un intérêt qui est étouffé, un intérêt qui est réprimé, alors qu’il essaie de s’affirmer selon les règles existantes, donc à travers le régime démocratique et la normale conflictualité sociale, syndicale, etc… Et si à cet intérêt on répond militairement, que ce soit ouvertement ou en sous-main, à travers des actions secrètes, des attentats commis directement ou indirectement par les services secrets, tout en criminalisant ceux qui, à l’intérieur du mouvement démocratique, cherchaient jusque là à imposer un intérêt légitime, social, de classe (on peut en donner plusieurs définitions)… et donc en niant ses propres règles, alors, à ce moment- là, oui, c’est un problème qui relève de la justice, c’est-à-dire un problème constituant5. On n’est plus sur un terrain de règles reconnues et partagées, on bouge dans un champ où ne compte que la force, en dernier ressort. Bien sûr, pas à tout moment et pas partout, sinon on serait dans le régime des colonels argentins, grecs ou chiliens… Tout était imposé, avec des espaces de démocratie, certes, mais pas quand les choses se gâtent [ma non al dunque]. C’est-à-dire qu’on ne pouvait pas penser gagner, même en gagnant les élections. C’est ce qu’Allende a prouvé, non ? Tu gagnes les élections, nous t’éliminons. Ce n’est pas

possible de changer le système légalement, c’est ce que ça veut dire. […] Un système économique et politique qui est prêt à violer ses règles, là où sa prééminence est mise en question, cela on le résout par la force. Après, si l’on est bien, on gagne,

si l’on ne l’est pas, on perd… » (nous soulignons).

Cet extrait, comme celui du discours d’Éric cité en note, contribue à mettre en exergue certains aspects de contexte spécifique de l’Italie, pesant notamment sur l’élaboration conceptuelle, proposée par les acteurs, du permis et du défendu, du légitime et de l’illégitime, du bien et du mal. Nous verrons que ce cadre conceptuel et interprétatif contribue corrélativement à nourrir une interprétation de la violence comme légitime défense (voir infra chap. 4, 4.3), ce paradigme étant l’un des arguments majeurs de la légitimation de l’usage de la violence et de sa représentation comme principal moyen d’action efficace de la lutte politique. La reconceptualisation du légitime intervient également chez les ex-militants d’ETA. Ainsi François, théologien de la libération au sein d’ETA, propose une mise au point éclairante sur

1 « Les objectifs, c’était simplement de renforcer, de faire progresser la conscience que les intérêts à l’intérieur de la société sont opposés entre les ouvriers, les étudiants, etc., ces différents secteurs de la société, et la bourgeoisie, qui est soutenue par le système du libéralisme, entre guillemets. Et leurs positions sont inconciliables. C’était vraiment un système idéologique très manichéen, c’est sûr, qui dérive aussi beaucoup de mon éducation, où il y avait d’un côté le bien et de l’autre le mal, et où finalement, comment dire, si tu es contraint à faire usage d’une violence à laquelle tu ne voudrais pas recourir, mais que malheureusement les autres utilisent, et bien, on considère que c’est légitime de le faire. C’était en gros ce qu’on pensait, et ensuite, on faisait… », en l’occurrence incendier la voiture d’un cadre, monter « des opérations de terrorisme entre guillemets » (Éric).

2 « À partir de… 70-71, tout le mouvement extra-parlementaire était parcouru par cette question de… se défendre d’abord, et ensuite : est-ce… qu’il est légitime d’utiliser la force, la violence contre l’ennemi, l’État, l’ennemi de classe, le patronat, etc. Et c’est un débat qui a eu lieu durant toute la première moitié des années 1970. Parce qu’après la seconde moitié des années 1970, c’était les années de plomb. Mais ça a pris des années ».

3 Éric poursuit le propos précédemment mentionné en note ainsi : « Quand il y avait un conflit social, on intervenait d’une part en faisant des propositions politiques réformistes, progressives, dans le sens du syndicat etc., mais on avait aussi la possibilité d’intervenir de manière implacable, de manière forte, par exemple, je ne sais pas, en incendiant la voiture d’un cadre, en montant des opérations de terrorisme entre guillemets, une pression armée pour obtenir des résultats dans le cadre de ce conflit ».

4 Intérêt dans le sens de « cause », de nécessité sociale, et non dans le sens d’un « intérêt » privé ou personnel. 5 Ou « fondamental » (NdT).

la notion de légitimité1. Cette problématique est explicitement soulevée par la RAF, déclarant que « la légalité est une question de pouvoir. Le rapport entre légalité et illégalité est à définir par la contradiction entre l’exercice réformiste et fasciste du pouvoir » (RAF, « Sur la conception de la guérilla urbaine », 1972 ; voir aussi Cyprien pour AD en 4.2.1, p. 157*).

Les phénomènes d’interaction entre groupes sociaux adverses ont également joué historiquement un rôle décisif, en particulier dans l’évolution des représentations des acteurs que ce soit en Italie, en Allemagne ou au pays basque. Federico et Éric témoignent de ce que les parties prenantes du conflit, conformément au paradigme interprétatif de la sociologie interactionniste, sont placées dans des situations d’action qui pèsent sur leur appréciation de l’opportunité qu’il y aurait ou non de respecter les contraintes des systèmes de valeurs dominants, en l’occurrence légaux et historiques de l’Italie des années 1970. Le contexte social de l’époque fait évoluer les acteurs d’une représentation souvent essentialiste des normes vers une approche interprétative de ces dernières. Dans la première, la forme et le contenu des normes sont fixés a priori et, dans le cas italien, légués par la tradition catholico-conservatrice dont Éric se fait l’écho2. Dans l’approche interprétative des normes, la normalité et le permis sont le produit de l’action plus que de prescriptions fixées de façon immuable et soustraites à toute remise en cause. Le glissement d’une appréhension essentialiste des normes vers l’adhésion à un paradigme interprétatif est motivé par une opération critique, portée par un contexte social propice. Il conduit, de façon paroxystique, à un renversement des hiérarchies. Ainsi l’Espagne franquiste des années 1970 présente, aux yeux d’anciens militants d’ETA comme Julien, le tableau d’une inversion de légitimité qui autorise l’action illégale :

« C’était beaucoup plus facile à l’époque parce que tous les concepts autour de la personne, ils ont évolué plus tard. La violence, c’était pas un problème à l’époque. Déjà, il y avait une partie de légitimation et de réponse du fait que le régime, il n’avait pas de légitimité pour exercer la violence qu’il exerçait. Déjà on parle d’un État gouverné par un putschiste qui a renversé la légalité. Donc pourquoi pas poser la confrontation dans les mêmes termes ? Quand il n’y a pas d’autre issue autrement »3.

Néanmoins la perte de la légitimité des représentants légaux persiste pour Julien, y compris dans les années 1980 durant lesquelles l’Espagne a amorcé la « transition » démocratique, au regard notamment des pratiques anti-terroristes menées par l’État espagnol et le gouvernement