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L’ ETHIQUE ABORDEE PAR LA SOCIOLOGIE

Chapitre 2 Éthique de la responsabilité et éthique de l’action 2.1 D E QUELLE ETHIQUE PARLE T ON ?

2.2 L’ ETHIQUE ABORDEE PAR LA SOCIOLOGIE

Les distinctions, de nature philosophique, précédemment abordées trouvent un ancrage et une illustration dans les dispositions des acteurs et le fonctionnement des organisations illégales étudiées. Leur « éthique » peut alors devenir un objet d’étude sociologique. La dissociation entre éthique et morale s’avère utile et éclairante pour préciser le positionnement des acteurs et identifier des phénomènes sociaux distincts. En effet, des instances éthiques et morales donnent vie, dans leurs manifestations observables, à des phénomènes sociaux de types différents. Durkheim parle de morale, Weber d’éthique car ils font, l’un et l’autre, référence à « deux classes de phénomènes qui, bien que souvent entremêlées dans la réalité sociale, restent pourtant hétérogènes dans leur origine et leur nature » (Turina, 2010, p. 182).

En l’occurrence et dans une perspective sociologique, on entend par « morale » « un système de normes imposées par un groupe, […] qui assure l’ordre entre ses membres par l’appel à des sentiments donnant à ces normes elles-mêmes une valeur inconditionnelle » (Isambert et al., 1978, p. 337). Alors que certains phénomènes sociaux consistent à défendre les intérêts du groupe (en marquant les frontières, en excluant ou réduisant au silence les dissidents, en protégeant l’orthodoxie, en évitant des confusions identitaires avec d’autres groupes, etc.) et s’inscrivent dans cette morale de groupe, la défense de ces intérêts peut, par ailleurs, être motivée par des contenus moraux, tels la lutte contre les discriminations, les inégalités – interprétées comme engendrées par le capitalisme –, le racisme, la protection des travailleurs, le refus de l’exploitation et de la domination, du fascisme, de la violence d’État.

Au sein de ces ensembles s’articule une morale, c’est-à-dire un ensemble de pratiques, d’habitudes et de valeurs communes, qui marquent la cohésion et l’appartenance au groupe, aussi bien que la frontière avec « les autres ». Cette dimension est celle qui, concernant les organisations armées, a jusqu’à présent été le plus étudiée par la littérature secondaire. En revanche, les contenus moraux qui nourrissent ces attitudes de défense du groupe, tout comme l’adhésion à un style de vie articulé autour de principes, décrivant les contours d’une éthique (Weber, 1996), au sens d’une conduite de vie organisée avec plus ou moins de cohérence autour de certains

principes, ont été délaissés. Ces contenus sont pourtant consciemment élaborés – autour de la

lutte contre le capitalisme et les discriminations, de la libération nationale et sociale – et portés par un choix délibéré. Les acteurs assument leur engagement en référence à ces contenus moraux, comme nous le montrerons (chap. 3). Ce faisant, « la rébellion contre l’ordre moral

peut être considérée comme [une] conduite éthique » (Isambert et al., 1978, p. 337). À un autre niveau, l’objection de conscience illustre une telle conduite éthique, pour autant qu’elle incarne le refus de se plier à la « raison de groupe », i.e. à la raison d’État, en se justifiant de contenus moraux empruntés à la philosophie ou aux religions.

Ces éléments suggèrent donc de distinguer la morale de l’éthique pour autant que la première coïncide avec un respect dû au groupe, appelant des sanctions, lorsqu’il est transgressé (voir Durkheim, 1924), et que la seconde reflète une conduite de vie qui s’inspire de principes déterminés (voir Weber, 1996 ; Turina, 2010, p. 181). Dans cette perspective, la conduite de vie s’envisage comme incarnant et coïncidant avec un projet éthique, dès lors que celui-ci exprime une doctrine plus ou moins formalisée, contrastant avec les modes de vie ordinaires, et inspirant des acteurs œuvrant pour des changements sociaux majeurs1. Une éthique cohérente peut être le choix de quelqu’un qui, dans certains cas – en l’occurrence dans les groupes étudiés –, fait quelque chose contre la morale du groupe dominant ou majoritaire ou contre la loi, et tente de dépasser les conventions morales ou les lois du pays. On s’efforcera alors d’appréhender la revendication morale, associée à cette forme d’action politique (voir chap. 3) plutôt que d’interpréter l’engagement comme le reflet mécanique de dispositions acquises, comme le fruit d’un calcul rationnel (Agrikoliansky, 2001) ou d’une dérive pathologique. L’originalité de l’ouvrage consistera à mettre en évidence les aspects moraux de la lutte de l’extrême gauche et de libération nationale, parallèlement à et au-delà des revendications et des stratégies politiques. Il s’agira ainsi de dévoiler les contenus moraux de la protestation et de l’action politique.

Quoique les façons de faire et les manières d’agir des acteurs, engagés dans la violence politique, se distinguent en tous points d’actions renforçant l’ordre moral, la conformité des mœurs et la cohésion du groupe dominant, elles dévoilent des règles de conduite, intégrées dans des choix de vie s’opposant aux habitudes du plus grand nombre et susceptibles, aux yeux des acteurs, d’induire, sur la longue durée, des changements sociaux. Sont alors revendiqués et assumés des défis éthiques, s’articulant autour de la solidarité, de la défense des plus défavorisés – pour certains groupes de l’autonomie –, et portés contre des normes morales dominantes. Ces modes de vie et d’action visent à produire des changements dans les idéologies et pratiques contemporaines. Ils s’appuient sur des conduites de vie se voulant cohérentes et se donnant pour objectif de modifier l’ordre social par le biais de l’engagement personnel et de la lutte organisée (voir chap. 5). Ainsi l’ensemble des groupes étudiés promeut des positions et principes révolutionnaires appelant une modification des attitudes individuelles. Les acteurs se situant dans une logique d’opposition aux idées et aux modes de vie traditionnels ou dominants, ils visent à les faire évoluer. La perspective, pour ces éthiques minoritaires promouvant le rejet de la domination, le refus du patriarcat et de l’exploitation notamment, est, à terme, de s’institutionnaliser pour devenir des normes morales dominantes.

Or cette dimension de production des normes et d’élaboration axiologique graduelle peut être saisie à travers les récits des acteurs. En effet, « la propension à la morale ne reflète […] pas simplement des normes et des croyances qui guideraient inflexiblement les choix d’action [quand bien même l’ancrage dans une histoire et une doctrine politiques sont très présents au sein des groupes étudiés] mais procède plutôt d’un travail continu d’interprétation du passé et d’ajustement à la situation présente » (Agrikoliansky, 2001, p. 39). L’attitude militante – y compris de la part d’acteurs ayant usé de moyens politiques illégaux et violents – passe par l’insertion de principes dans des situations concrètes (voir chap. 4), cette insertion supposant de conférer une attention notable à la situation face à laquelle on se propose de réagir ou

1 Si la clandestinité n’avait pas simplement une fonction stratégique et pragmatique, elle aurait pu être envisagée sous cette modalité. En revanche, la dimension de sacrifice de soi, dont témoignent les réseaux de soutien des clandestins notamment d’ETA mais qui s’observe également parmi les guérilleros du PKK ou des FARC, témoigne du choix pour une conduite de vie s’écartant des modes de vie ordinaires et endossée en vue de parvenir à des changements sociaux majeurs.

d’intervenir. Nous envisagerons donc, dans ce qui suit, la possibilité d’une éthique de l’engagement politique armé dans la double modalité d’éthique fondamentale, c’est-à-dire de conduite de vie organisée autour de principes (chap. 3), mais également d’éthique appliquée pour autant qu’elle implique un passage à l’action et, en l’occurrence, à l’action dite violente (chap. 4). Ces catégories morales offrent ainsi des outils et des jalons pour une lecture de sociologie historique du déploiement de la violence politique dans les groupes clandestins étudiés.