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Première partie : Comprendre la mutation d’une confrérie sous une charge traditionnelle forte dans un contexte occidental

Chapitre 3 : Analyser une tradition religieuse dans un contexte de recherche occidentale recherche occidentale

2) La valeur du savoir dans la communauté

Plusieurs études menées sur le mouridisme visent à déceler une analogie avec les différentes problématiques liées à l’Afrique au sud du Sahara. En effet, une forte référence aux valeurs culturelles constitue le fondement des savoirs. La référence aux valeurs culturelles et à la tradition islamique facilite la réception et l’acceptation des savoirs. Le culte associé à la culture donne une autre appréhension du savoir aux mourides. Et la circonscription du savoir commence par une auto-désignation qui définit le mouridisme et les savoirs qu’il véhicule.

Cependant, l’évolution des savoirs mourides avec l’apport du Cheikh en termes de contribution scientifique et la multiplication des études consacrées à la confrérie posent une interrogation sur l’usage du mot confrérie en matière de savoir. Un tel usage peut inhiber ou porter préjudice au-delà même des contenus scientifiques quant à leurs impacts et leurs crédibilités. C’est ce que semble affirmer Jean-Pierre Dozon sur ce passage :

« Il me semble, en effet, que le terme confrérie (ou tariqa en arabe), par quoi le monde mouride est habituellement désigné (et s’est longtemps auto désigné), par homologie avec tous les ordres sufis qui ont animé, diversifié et étendu toute la communauté musulmane (umma) depuis trois siècles après l’Hégire, ne lui est plus véritablement adapté, s’il ne lui a jamais été. Dire cela ne signifie pas que le terme lui est tout à fait impropre. » (Dozon, 2010, p 859)

« …la place tendanciellement hégémonique qu’il semble de plus en plus occuper dans l’économie politique sénégalaise, en font une réalité sociale dont rend assez mal compte la notion de confrérie » (Dozon, 2010, p. 860).

2-1) Cheikh Ahmadou Bamba et sa conception du savoir

Compte tenu de l’œuvre du Cheikh que nous avons parcourue et celle dont on nous fait écho, on peut imaginer qu’il a bâti le projet du mouridisme autour de la notion de sciences et de savoirs. Bien qu’il soit issu d’une culture et d’une tradition orale, il a construit toute son œuvre à travers l’écriture dans un souci de transmettre le savoir dont les mourides auront besoin pour construire leur société. Dans sa démarche de construction de savoir, Ahmadou Bamba a essayé d’articuler deux éléments clés pour guider les disciples dans les sillons de la

rectitude que requiert la tradition mouride. Il s’agit de calibrer la vie du disciple qui repose sur un savoir qui lui assure un bonheur dans sa vie et une rétribution à l’au-delà s’il essaie de se conformer aux préceptes islamiques auxquels il est assujetti.

Dans son traité de perfectionnement spirituel, Maxaaliquun-Niiraan (Les verrous de l’enfer et

les clés du paradis), il exhorte davantage les disciples à accorder plus d’égard aux savoirs et à

leur quête. En effet, il pointe quatre objectifs que le disciple doit avoir pour prétendre à ce savoir. D’abord, il faut qu’il ait l’intention de sortir de l’ignorance et de se rendre utile pour son prochain. Cela peut se matérialiser par la question de la circulation et de la transmission des savoirs dans les lieux de médiation comme les daaras, les dahiras ou les moments solennels à l’instar du Magal. C’est de là que prend le sens de la khidma (rendre service à son prochain) qui est une pratique courante chez certains talibés.

Ensuite, une fois le savoir acquis, il lui suggère de le vivifier afin de l’entretenir et de l’appliquer à tout ce qu’il fait. Ce savoir doit accompagner le disciple dans son quotidien à l’image de son ombre.

Dans cette approche du savoir, le Cheikh donne une importance capitale au comportement de la personne. C’est pourquoi il essaie de travailler et de polir le comportement de celle-ci en prônant de lier toute action avec un savoir. C’est ainsi qu’il dit au verset 24 du même ouvrage que la science et la pratique sont deux joyaux précieux qui engendrent le bonheur des deux mondes (entendez le monde où nous vivons et l’au-delà).

Dans son œuvre, Ahmadou Bamba donne un caractère sacré au savoir comme il a sanctifié le travail. Chez les mourides, détenir un savoir et l’enseigner constitue l’acte le plus pieux qui soit. Celui qui acquiert le savoir est assujetti à une double obligation : une obligation religieuse qui le pousse à faire partager ce qu’il détient pour que ses condisciples ne puissent sombrer dans l’ignorance, mais également pour que les actes soient conformes avec la science ; une autre obligation, morale, qui le fait culpabiliser et lui donne le sentiment de ne servir à rien pour sa confrérie et sa patrie.

Ainsi, leur guide avance que celui qui agit en marge de la science, son action se présente comme une poussière en dispersion. Et celui qui a acquis la science et ne l’applique pas, celui-là est un âne chargé. Dans ses recommandations, il est sous-entendu que le savoir ne doit pas faire l’objet de règlement de compte ou d’objet de glorification et de rivalité. Le

savoir doit rendre l’humain plus modeste et renforce sa propension à répondre aux sollicitations de son prochain. Ce qui renforce sa piété, harmonise l’acte et la science.

Dans son traité de politesse, Nahju-Qadaa-il-Xaaj, (La voie de la satisfaction des besoins), il articule le savoir en tant que science avec le savoir-être. Là, il s’agit de montrer à la jeunesse qu’à travers les actes de bienséance et de bienveillance à l’égard de leurs parents ou leur prochain, les disciples peuvent remplir leurs devoirs religieux et obtiennent en rétribution une vie paisible « aux deux mondes ». Dans ce cas, le savoir donne la possibilité aux disciples d’accomplir la khidma en se donnant une bonne conscience.

Il sert également à institutionnaliser l’attitude du disciple envers son guide spirituel en le mettant en garde sur un certain nombre de comportements. Par exemple dans le verset 60 il explique que si toutefois tu t’assois avec lui, fais-le avec respect dans la pondération, dans l’humilité et la retenue. Et plus loin il l’incite à baisser son regard si jamais il s’assied avec lui. Ce comportement, bien qu’enseigné dans les ouvrages mourides, tous les disciples ne le pratiquent pas. Les disciples chez qui on peut souvent l’observer ce sont les talibés qui sont issus des daaras où ce genre de comportement constitue un pilier des enseignements dans ces instances de transmission.

L’acquisition de ce comportement et le côtoiement du guide spirituel forgent le caractère du disciple, son action est connectée au savoir assimilé. Le comportement associé au savoir accentue la pudeur du disciple. Cette même pudeur est jumelée à la foi par le Cheikh car partout où elle est absente, la foi n’existe pas. Pratiquer un acte de foi se mesure aussi à l’obéissance des deux parents qui requiert une bienveillance. Le savoir à travers le guide enjoint au disciple mouride d’extraire une partie de sa science pour accomplir son devoir religieux envers ses parents qui constituent pour lui une référence.

À travers l’œuvre d’Ahmadou Bamba, le mouride se définit à partir de ce triptyque en l’occurrence le savoir (ses devoirs et ses droits en tant que personne mature jouissant de toutes ses facultés), la pudeur (serviable envers ses parents, courtois avec son prochain) et la foi (pour nourrir sa spiritualité à travers les œuvres pieuses comme dispenser un savoir ou nourrir un orphelin).

Le savoir tel que l’avait conçu et enseigné Ahmadou Bamba semble subir des évolutions même si l’essence est toujours intacte. De nouveaux dispositifs ont intégré les circuits du savoir et de son univers à travers des modes de déploiement différents et opération de

médiations et de vulgarisations. La circulation et la transmission des savoirs prennent d’autres formes et se déploient dans l’espace sous des aspects innovants. Les technologies de l’information et de la communication apportent un nouveau souffle au contenu scientifique, mais occasionnent un renforcement de liens sociaux au-delà du savoir qu’elles sont censées véhiculer.

2-2) La technologie comme objet d’interprétation des contenus scientifiques

Les usagers des textes mères sont essentiellement des étudiants dont la majorité n’a pas reçu une éducation coranique de base dispensée en langue arabe. Certains d’entre eux avancent qu’ils s’intéressent essentiellement à ces textes mères pour essayer d’apprendre et de s’approprier le patrimoine culturel religieux laissé par le fondateur. Ils utilisent de manière constante l’outil Internet avec une connexion de plus de deux heures par jour. Les deux tiers de cette tranche de population estudiantine vivent en Europe et en Amérique et détiennent un ordinateur. Ce qui sous-entend une émigration motivée par une recherche constante de savoir en phase avec les recommandations du Cheikh qui se dit être sur les traces du prophète. Lequel prophète exhortait ses disciples et compagnons d’aller à la quête du savoir jusqu’en Chine même à pied.

Ceux qui utilisent les méta textes sont un peu plus âgés que la population étudiante. Ils ont reçu pour la plupart une éducation coranique depuis les anciennes daaras mourides. Leur motivation d’usage de l’outil Internet est d’une autre nature car le caractère pédagogique est relégué au second plan. Ils se connectent juste pour s’informer et lire les textes légers auxquels ils n’accordent pas une certaine rigueur. Ces personnes vivent pour la grande majorité en Espagne, au Portugal et en Italie car l’émigration est d’ordre économique. Ils sont sous-équipés et ne se connectent pas assez à Internet.

Les quelques rudiments qu’ils maîtrisent sur l’outil technologique se limitent assez souvent aux logiciels de communication comme Skype pour être en contact régulier avec les familles laissées au pays. Bien que l’outil aide au rapprochement avec les proches, il faut admettre tout de même qu’il permet également à cette tranche de mourides de faciliter la transmission des savoirs qui s’opérait jadis sur d’autres dispositifs.

La médiation de cet outil est tellement forte que les destinateurs s’éclipsent à son profit, ce qui parfois accorde à l’outil Internet des pouvoirs démesurés. Questionner l’usage que font les professionnels mourides de l’espace virtuel et les pratiques sociales médiatisées par

l’ordinateur peut nous amener à réfléchir à mieux situer les technologies nouvelles dans les instances religieuses. La question de la médiation du savoir peut, également, être posée dans cet espace symbolique. Il s’agit là de la mise en place d’un dispositif technique permettant l’accès aux contenus à des internautes mourides. L’exemple de l’exposition virtuelle sur l’œuvre et la vie de Cheikh Ahmadou Bamba, lors du Magal de 2010, montre le degré d’interprétation que la daara Hiztut-Tarqiyya s’atèle pour la mise en valeur de l’ensemble de la production culturelle mouride. Cette médiation établit une communication de base entre le destinateur et le destinataire à travers un dispositif technique qui a comme fonction principale la création d’un lien social entre le pèlerin mouride et l’œuvre culturelle du fondateur.

La constitution de liens sociaux et culturels qui caractérise les mourides est le fruit d’un brassage résultant de sa pratique du voyage. Le voyage chez les mourides est perçu comme une mission dans le dessein de vulgariser l’œuvre religieuse de Cheikh Ahmadou Bamba. En dehors de l’aspect socioéconomique, le disciple mouride réinvestit son espace d’accueil pour créer les conditions permettant d’opérer une pratique cultuelle qui le replace dans son espace d’origine. C’est ainsi qu’à travers le voyage comme élément constitutif de leur tradition, les disciples mourides créent de nouveaux sociaux.

3) Approche transnationale du voyage et de la création de nouveaux