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Deuxième partie : Le régime communicationnel de la tradition mouride

Chapitre 4 : Quelques éléments de référence de la tradition mouride

1) La tradition mouride comme ancrage religieux et marqueur identitaire

Le mouridisme dispose d’une économie sémiologique qui peut offrir des éléments d’analyse intéressants. Les corps de pratiques comme la composition des noms de dahiras

(Touba-masalikoul Djinan), de villes références (Touba-Paris, Touba-New-York) et d’enseignes

(Touba-Cosmétique, Touba-Madina-Couture) témoignent de l’intérêt que les disciples mourides portent à la ville de Touba. Cette forme d’identification dépasse la cadre religieux et intègre certaines pratiques culturelles. C’est le cas de la consommation de masse du

café-touba. Symboliquement, Touba incarne toute la culture mouride.

Les interactions et pratiques religieuses qui se déploient au sein du mouridisme traduisent le fort lien qui lie le disciple et son guide. Ainsi, rien ne se fait gratuitement. La tradition est, quelque peu, liée à la transmission très fortement développée et très bien organisée, d’une part entre les chefs religieux et, d’autre part, entre ces mêmes chefs et leurs disciples.

La façon dont la tradition opère dans le milieu mouride laisse penser qu’il est très difficile de tendre vers un mouridisme absolu, mais plutôt vers un mouridisme vivant où chaque disciple fait vibrer les cordes qui le lient avec les institutions de médiation comme le Magal, la dahira, la daara et les guides spirituels.

Les mourides, pour développer leur communauté, ont su faire preuve de détermination, d’organisation, de pragmatisme, de la solidarité et d’un sens du désintéressement. Ils se sont bien remarqués et respectés, au Sénégal, grâce à leur esprit de solidarité qui s’est muée en obligation morale. Dès le début, des pratiques cultuelles érigées en tradition furent mises en place dans le but de raviver la foi des talibés mais également de les occuper afin de les éloigner des tentations urbaines et des plaisirs charnels (d’où le travail comme sanctification). Les pratiques culturelles et cultuelles mourides mettent en relief l’importance que ce groupe accorde aux valeurs traditionnelles. Ces valeurs ou pratiques traditionnelles sont les gages de la pérennisation d’une communauté en pleine expansion. Bien que la communauté s’ouvre d’avantage vers des espaces lointains, ses symboles restent toujours intacts et fidèles à son

idéologie de base. Mais cela pour combien de temps ? Est-ce que ces traditions peuvent toujours résister aux mutations de la communauté ?

1-1) Le djebalu comme acte de filiation spirituelle

Le djebalu ou njebel selon O’Brien (1969), c’est l’action de se soumettre à un guide spirituel. En effet, c’est l’engagement par lequel un talibé choisit son cheikh pour accomplir son devoir religieux. Il peut se qualifier également en une filiation spirituelle qui scelle l’entrée du talibé dans la communauté par l’intermédiaire d’un guide religieux. Le djebalu, très courant au Sénégal, est avant tout un acte entièrement libre considéré comme un pacte d’allégeance. Il se révoque chez les mourides par un nouveau djebalu fait à l’endroit d’un autre guide, entraînant automatiquement l’annulation (khatch) du précédent engagement.

O’Brien a donné une formule qui reste toujours de mise, c’est l’une des rares traditions qui n’a pas subi l’effet du temps ou de la modernité. C’est une pratique qui n’a pas pris de « rides », elle se fait aujourd’hui comme dans les années 1880. Cela est confirmé par de nombreux pactes d’allégeance auxquels nous avons assisté lors du Magal de Darou Mousty le 18 juin 2011 chez le guide religieux Modou Kara Mbacké:

Je me soumets à toi corps et âme ; je ferai tout ce que tu m’ordonneras et je m’abstiendrai de tout ce que tu me défendras. (Formule récitée par un nouveau disciple mouride

venant d’entrer dans la communauté)

Le djebalu est une forme symbolique de prestation totale. Ici, est mise en avant la volonté de soumission du disciple mouride à l’endroit de son Cheikh-guide. Cet acte est purement libre mais peu compris par ceux qui ne partagent pas cette culture et la comparent de façon explicite à de l’esclavage. Dans certaines familles traditionnelles c’est le père de famille qui a la charge d’amener son fils faire son acte d’allégeance chez le guide religieux. Cela obéit pour la plupart du temps à un système lignager dans la dynastie des Mbacké-Mbacké60. Lors de chaque Magal de la ville de Darou Mousty, les disciples de Serigne Modou Kara ont la

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C’est la famille du fondateur qui, parfois, obéit à une composition lignagère entre ses frères, cousins ou compagnons de la première heure

caractéristique de composer des chansons, comme un hymne, à l’honneur de leur guide. Écoutons l’hymne des disciples du Cheikh : Modou Kara Noureyni61 :

budoon xaré dani jeex ; ba gord ou nibbi, soula néxoon, nga def niou jaam, mba nga diapp, di niou diay (s’il y avait la guerre, nous serions morts, aucun homme ne serait rentré, si tu voulais, tu ferais de nous des esclaves, jusqu’à nous attraper et nous vendre).

L’acte est à prendre ici comme un contrat moral et spirituel qui sous-entend des devoirs religieux mais également des droits62, si on peut s’exprimer ainsi, entre le guide et le disciple. Nous interprétons que cet acte est le résultat du pacte d’allégeance que le fondateur de la confrérie avait initié avec les disciples et les compagnons à la naissance du mouridisme. C’est ainsi que Abdallah Fahmi a compris la volonté du guide :

…le pacte d’allégeance, c’est un rapport ou un pacte qui s’établit entre le maître et le disciple. Et Cheikh Ahmadou Bamba nous a appris l’importance, il nous a dit que tous ceux qui n’ont pas de guide valable, c’est Ibliss63 qui va les mener certainement dans la voie de la perdition.

Même si la symbolique et l’acte restent toujours intacts, leur matérialisation prend une autre tournure aujourd’hui. L’aspect traditionnel qui vise une affiliation spirituelle est plus important chez les mourides car c’est ce qui matérialise l’appartenance à la confrérie. Cependant, ce qui est de plus en plus remarqué, c’est le gommage des relations jadis établies et vivifiées à travers ce djebalu entre le guide et son disciple. Dans la plupart des cas, l’acte de la filiation spirituelle suffit pour se réclamer mouride. On rencontre très souvent des talibés qui n’ont pas vu leur guide depuis plus d’un an voire deux. Même certains prétextent un manque de temps lors du grand Magal pour ne pas aller voir leur guide spirituel.

61 Les deux sources lumineuses, appellation hérité de son père Serigne Ousmane, fils de Mame Thierno lui-même frère cadet de Cheikh Ahmadou Bamba. Cette appellation fait référence au compagnon du prophète Otman qui avait épousé deux filles de Mohamed (psl), d’où le nom de détenteur des deux lumières. Après le décès de la grande sœur, Otman épousa sa petite sur proposition du prophète.

62 La notion de droit fait allusion au fait que le disciple majeur a la latitude de choisir un guide spirituel à sa convenance. Pour le mineur, ce sont les parents qui s’occupent du choix. Mais dans les deux cas, une fois le guide spirituel choisi, celui-ci n’a pas le droit de refuser le pacte d’allégeance. D’où la notion de droit qui s’accompagne aussi de celle du devoir.

Une réassurance du lien entre les deux ou un raffermissement est souvent matérialisé par un acte hautement symbolique qui s’appelle le « hadiya ».

1.2) Le hadiya ou le don « désintéressé »

« Ne sois jamais avare des biens éphémères de ce bas monde car tu t’exposeras de la sorte des déshonneurs dans l’au-delà ». Cheikh Ahmadou Bamba, dans «

Nahju-Qadaa îl Hadj » (la voie de la satisfaction des besoins)

Le hadiya est un don qui revêt un caractère bien singulier. Contrairement aux sociétés modernes et aux sociétés primitives, il ne peut pas être assimilé à de la charité ou à une offrande. C’est une pratique que tout disciple doit exécuter et peu importe sa condition sociale. Le hadiya est une pratique instituée par le fondateur dans le dessein de « servir Dieu » et entretenir de bonnes relations avec ses coreligionnaires, que ce soit en Mauritanie avec son ami Cheikh Sidiya Baba ou au Sénégal avec El Hadji Malick Sy, mais également avec ses disciples. Cette pratique est devenue, au fil des années, une marque identitaire des mourides assimilée à un acte de dévotion. Le disciple s’en acquitte à la hauteur de son pouvoir financier et de son intention de servir son Cheikh. Le hadiya ne peut pas s’offrir à n’importe qui car il ne doit pas être utilisé à des fins personnelles.

Ahmadou Bamba en question avait énuméré, selon Ousseynou Cissé (2001), les bienfaits du hadiya de cet ordre :

* il ouvre au postulant les portes de la félicité ;

*il élève son rang, fructifie son avenir, procure la longévité et attire l’estime des hommes ;

* il permet de devancer ses pairs en toute chose ;

* il épargne de la vue insoutenable de mounkir et nakir (les anges bourreaux) dans la tombe ;

* il facilite la traversée du pont de sirâte pour se voir ouvrir les portes du paradis sans règlement de comptes ;

* le hadiya éloigne entre autres, des affres de la tombe et préserve de la putréfaction.

Cette promesse du hadiya d’une vie apaisée et réussie aux disciples montre que ceux-ci, pour la plupart d’entre eux, l’exécutent en espérant une rétribution surtout à l’au-delà. Une telle

entreprise mérite d’avoir des gens habilités à la recevoir et y veiller. C’est ainsi qu’Ahmadou Bamba formait ses propres Cheikhs à l’image de son demi-frère Mame Thierno.

Sans doute cette façon d’inciter les disciples à s’acquitter du hadiya comme d’un devoir moral envers leur guide est une façon de contourner les sanctions que les administrateurs coloniaux appliquaient aux mourides rebelles. Cette forme d’ « économie solidaire » était bien appréciée par les chefs religieux, surtout maures, qui commençaient peu à peu à perdre leur privilège. Certains Cheikhs aussi qui ne bénéficiaient plus du même prestige auprès de l’autorité coloniale se retournaient vers les grands chefs religieux à l’instar d’Ahmadou Bamba pour récupérer les hadiyas.

Le Cheikh ou guide religieux à qui le hadiya est destiné est un titre et un privilège « discrétionnaire » (Babou, 2010) réservé au fondateur d’une tarîqa (confrérie) et enraciné dans sa baraka. Ce titre peut être délégué à certains disciples ayant acquis des connaissances scientifiques avérées. Il faut préciser que le hadiya n’est pas une réinterprétation de l’aumône ou la zakat même si, dans une certaine mesure, on peut les confondre.

L’aumône ou zakat est, bien sûr, l’un des cinq piliers de l’Islam. C’est une obligation annuelle pour tout musulman qui a les moyens de la verser afin de penser, tant soit peu, aux nécessiteux. Ceci dans le souci d’un rééquilibrage de la société musulmane. En effet, la collecte répond à des critères très stricts qui sont rarement respectés dans nos sociétés actuelles. La cause principale émane d’une méconnaissance notoire des finances islamiques de la part de certains chefs religieux. Donc le hadiya et l’aumône sont différents. Le premier a le statut de don, alors que la seconde a celui d’un impôt obligatoire pour ceux qui disposent les moyens de s’en acquitter. À l’heure actuelle, le taux s’évalue à 2,5% de la fortune annuelle.

Le hadiya peut être considéré comme une forme de don pieux consenti de façon volontaire entre le talibé et son Cheikh64. Cette relation verticale du don n’est pas réciproque, elle s’effectue en un seul sens. Le don part du talibé vers son Cheikh. La plupart du temps, il se fait en des occasions bien définies comme lors des fêtes religieuses ou la commémoration du grand Magal. Mieux, le don envers la communauté lors du Magal peut aller plus loin et peut

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Cet acte ne se déroule pas à travers un support intermédiaire mais plutôt dans une relation directe entre le talibé et son disciple.

prendre aussi des allures inattendues. C’est le cas de Serigne Atou Diagne65 qui livre ces propos :

« …tout ce que j’ai aujourd’hui ou possèderai demain, sera incontestablement pour Serigne Touba. Je ne laisserai donc rien en héritage à mes enfants, et à ce sujet, croyez-moi, je ne suis pas le seul. Parmi nous, beaucoup pensent la même chose. » (Diagne, 1993)

Ce phénomène, revêtant un caractère religieux et un engagement total des adeptes, est différent de celui qu’explique Marcel Mauss (2007)66 dans son essai sur le don. Ce qui démontre que la théorie de Mauss n’est pas généralisable à toutes les sociétés. Il y a une diversité dans la manière d’instituer l’acte de don. Dans la symbolique du hadiya, on fait abstraction des trois notions développées par Mauss à savoir donner, recevoir et rendre. L’ambivalence et la polysémie du don permettent de dresser des situations analogues bien que les sociétés et les contextes soient différents. En se référant au Potlatch que Mauss définit comme une immense fête qui rassemble toute une tribu, voire plusieurs, pour des échanges de cadeaux qui vont jusqu’à la destruction somptuaire des richesses (certains indigènes parlent de « tuer » la richesse), et dont le principe est la rivalité et la lutte entre les chefs (pas chez les mourides). Cette pratique ou concurrence effrénée se retrouve bien chez les disciples mourides avec la rivalité des dons lors des cérémonies religieuses. Il n’est pas rare de voir lors des grandes fêtes les hadiyas de certains dignitaires mourides exhibés au vu et au su de tous les talibés à l’honneur d’un guide. Dans la plupart des cas, l’influence et le pouvoir d’un chef religieux dépendent beaucoup du portefeuille ou du pouvoir financier de ses talibés qui se montrent généreux lors des cérémonies religieuses ou bien des échéances électorales.

Dans l’univers du hadiya, le donataire est, contrairement au don de Mauss, placé dans une position de dominateur symbolique (accepté par le talibé). Le donateur bien qu’il offre son « hadiya-don » se trouve dans une position d’assujetti. Cela se manifeste par les interactions qui se jouent entre les deux locuteurs. Le talibé qui offre son « hadiya-don » ne regarde jamais droit dans les yeux son guide, il s’assoit toujours par terre si celui-ci est sur un fauteuil. Quand il parle avec lui, par pudeur, il ne doit pas lever sa voix. Le comportement de l’aspirant (le disciple) à l’égard de son maître (en termes de savoir) est très fréquent dans les écrits de

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Extrait du portrait « Un adepte des premiers jours », Atou Diagne, membre fondateur de la Dahira des étudiants mourides, journal « le soleil » du 5 août 1993 lors du Magal de Touba.

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Cheikh Ahmadou Bamba. Ici, le comportement du talibé à l’égard de son guide est conforme aux recommandations de Cheikh Ahmadou Bamba (1982) dans son traité de politesse légale67

« Nahju-Qadaa îl Hadj »:

« prends l’exemple de la conduite des Autorités Religieuses- que l’agrément de DIEU le TRES-HAUT soit sur elles, toutes ensemble- ainsi tu seras guidé dans la Bonne voie (vers 57), si toutefois tu t’assoies avec lui, fais-le avec tranquillité, respect et retenue, ne t’assois jamais devant lui, ne te jouxte pas, n’allonge pas ta jambe vers lui, baisse ton regard sur lui, puis ne tourne pas beaucoup la tête si ce n’est pas nécessaire (vers 62) ».

La symbolique et la sacralité de ce « hadiya-don » associée à ces actes obligent le guide à accepter ce que lui offre son talibé. Ici le talibé mouride a les mêmes représentations que les brahmanes d’Inde que Mauss étudie. Pour eux, dans ce monde et dans l’au-delà, tout ce qui est donné est acquis à nouveau. C’est la rétribution sous une autre forme, qui peut se manifester à travers la baraka que le talibé tire de son guide en accomplissant l’acte. Cet acte est une œuvre pieuse, mais contribue également à un rééquilibrage social qui est aussi le credo du guide. C’est ainsi qu’Abdallah Fahmi évoque ces propos de Cheikh Ahmadou Bamba :

Selon Cheikh Ahmadou Bamba l’individu qui vit dans la société doit pouvoir se prendre en charge mais doit pouvoir aussi prendre en charge ses compatriotes. Il met en place ce qu’on appelle le hadiya ou dépense pour la cause de Dieu et qui est un principe très important dans le mouridisme puisque Allah nous dit que l’importance de cet acte est de pouvoir permettre aux musulmans de pouvoir rendre compte le jour du jugement68.

Cette représentation et cette force de croyance, le mouride les puise dans la lecture et la déclamation des Khassaïdes considérées comme tradition ou parole du guide. Cette pratique est souvent considérée par certains mourides comme du Hadiya abstrait destiné cette fois si (sous forme de prières) au fondateur de la communauté. À un enquêté de confier :

67 Chez Ahmadou Bamba la politesse légale résume le comportement du disciple et du jeune de façon générale à l’égard de son guide spirituel, de ses parents ou de son enseignant. Le disciple doit observer un comportement doux et pudique envers ceux-ci. Par exemple il recommande ceci à ses disciples : même si un enseignant vous enseigne une science que vous maîtriser plus que lui, ne montrez pas que vous en savez plus que lui. Montrez-vous respectueux, et adoptez toujours un comportement de disciple assoiffé de savoirs.

Sunu nek chi kaw souf chi khidmatoul khadim laniou koy def (notre raison d’être sur terre, c’est d’être au service de notre communauté et de notre cheikh).

Le khidmatoul khadim dont le talibé parle montre qu’il se met au service du fondateur de la confrérie à travers les bonnes actions accomplies à l’endroit de sa descendance. Cette descendance constitue le socle de la communauté sur lequel se reposent toutes les traditions entretenues par les disciples.

Dans la culture et la pratique mouride, un guide religieux ne doit pas réclamer un service à sa faveur par respect du talibé. Le guide a le devoir moral d’œuvrer à l’élévation du disciple. C’est également valable pour le Hadiya qui doit service pour une œuvre sociale comme le faisait le Cheikh. Cet acte doit émaner du talibé qui en est conscient et qu’il accomplit en toute liberté.

Il faut noter que les enfants sont associés à tous les niveaux de ce processus d’échange entre le disciple adulte et son guide spirituel, sans doute pour mieux assurer la transmission et bien intégrer les pratiques.