• Aucun résultat trouvé

Deuxième partie : Le régime communicationnel de la tradition mouride

Chapitre 4 : Quelques éléments de référence de la tradition mouride

2) La question de la transmission et de la circulation des Khassaïdes

Les textes d’origine que l’on nomme khassaïdes font l’objet de nombreuses productions littéraires. En effet, leurs prises en charge commençaient dans les daaras où l’on en assurait la transmission sous forme écrite ou orale. C’est ainsi que s’en est suivie la circulation qui s’effectue dans un cadre plus large et gagne de nouveaux dispositifs. L’oralité prend une place importante dans la pratique mouride, elle met en symbiose et en interdépendance ceux qui exécutent la parole avec ceux qui l’écoutent. L’oralisation des khassaïdes prend, dans les événements (les séances de dahiras et de Magal), des allures de médiation.

2-1) L’oralité

La lecture des khassaïdes de Serigne Touba est à l'image de l'oiseau qui vole dans les airs : les lecteurs en constituent les ailes et ceux qui écoutent en sont les plumes. www.al-himma.com

Dans le milieu mouride l’on peut encore assister à de longues récitations de Khassaïdes ou de litanies qui ne sont pas figées sur les pages d’un manuscrit, mais prennent place dans des contextes centraux de la vie culturelle. L’oralité occupe une place importante dans la vie des disciples, même si la production littéraire du Cheikh repose sur l’écriture. Chez les mourides, on assiste à ce que Jack Goody (1994), appelle une « composition » et une « transmission » concernant la forme oralisée des khassaïdes (qui sont fixées). Autrement dit, lors des séances de dahiras ou de Magal, certains disciples mourides composent des mélodies à partir des khassaïdes qu’ils restituent sous une forme oralisée. Il arrive de voir tel ou tel disciple spécialisé dans une forme de composition et de restitution. C’est le cas de la dahira

Hizbut-Tarqyyah avec le dispositif du Kurel et de Ndongo Thiam avec le Rajaz69. La prestation des

textes répond, donc, à des formes oralisées qui se déclinent sous plusieurs facettes.

La motivation tient au génie propre des talibés. Ceux-ci baignent dans une civilisation de l’oralité qui privilégie donc la parole, surtout la parole répétée pour être retenue, psalmodiée et incantée. Le rythme est la base de la vie de plusieurs textes panégyriques du Cheikh. La valeur traditionnelle de la parole est rythmée à travers les textes oralisés qui répondent à des logiques de transmission. La mémoire active de la société mouride retient mieux ce qui est rythme pour donner une forme normée à son œuvre. C’est ce qui poussait le Cheikh à utiliser

69

la poésie en langue Arabe, malgré le fait qu’il s’adressait à ses disciples en langue vernaculaire.

Dans cette perspective, la pratique culturelle mouride ressemble à celle des Lodagaa de Goody dont le Bagre a été composé et transmis oralement. Il en est de même pour la littérature védique apprise de façon orale. Chez les mourides, la parole est conçue comme une source et un support du savoir. Il n’est pas rare de voir de jeunes enfants dans les milieux religieux qui maîtrisent certains textes par le biais de l’écoute.

L’héritage mouride n’est pas seulement constitué que des « formes standardisées », une importante partie de la mémoire vive est détenue par les contemporains ou des descendants du Cheikh sous forme de sagesse. Cette sagesse mouride est appelée wakhi Serigne Touba, les dits du maître de Touba. Pour combien de temps ce patrimoine vivant est-il encore là ? Notons, tout de même, que Goody accorde une importance capitale aux paroles des anciens :

« Dans une société orale, ce n’est qu’à son propre détriment qu’on peut négliger les paroles des anciens, pas simplement à cause d’une idée de respect, mais aussi parce que ces paroles constituent la source principale d’information. » (Goody, 1994)

Ce savoir peut être appelé savoir de base ou savoir primaire. Il est la base de la transmission chez les mourides qui se fonde, d’abord, sur les récits de vie de Cheikh Ahmadou Bamba, ensuite, les témoignages de ses compagnons, et enfin, l’histoire racontée par les généalogistes appelés aujourd’hui les griots, les anecdotes, les contes ou le Bamba moss kham70. Cette forme de transmission intervient souvent chez le jeune mouride ou le néo-entrant comme un processus initiatique avant d’accéder aux textes sacrés.

Il faut rappeler que chez le fondateur de la communauté, on a plusieurs méthodes d’éducation et d’enseignement. À ceux qui ne savent ni lire ni écrire, l’éducation et l’enseignement se font à travers le travail, des actes posés et la parole. On peut le comprendre par la tarbiyya (l’éducation de l’âme). Ceux qui savent lire et écrire assurent la médiation du savoir, élargissent le cercle des disciples en se fixant dans de nouveaux villages pour diffuser la doctrine et l’enseignement mouride. Ici, la relation entre oralité et écriture est plus complexe

70

Forme théâtrale mouride racontant la vie de Cheikh Ahmadou Bamba sous forme de légende dans les villages mourides, elle est très prisée par les enfants. Sa disparition est due sans doute à l’émergence de nouvelles formes de communication et de transmission.

et distingue cette culture des Lodagaa. C’est le cas de Mame Thierno qui a fondé la ville de Darou Mousty en 1912 pendant que son frère aîné est assigné en résidence surveillée.

On peut considérer que la forme oralisée des khassaïdes se présente comme un vecteur de transmission qui consolide la liaison existante entre l’écrit et l’oral. Largement inspirés du coran, les khassaïdes, par leur composition, prennent le contre-pied71 de celui-ci. Avant d’être écriture, le coran était d’abord paroles révélées à Mohamed (psl) par Dieu. Selon Olga Davidson (2001), dans l’Islam ancien, le processus de « publication » se déroulait oralement dans les mosquées. On publiait une œuvre en la récitant ou en la mettant par écrit sous la dictée.

La particularité de l’oralité mouride est que la question de la « légitimation auctoriale » ne se pose pas. L’œuvre du Cheikh devient propriété de tout mouride ou de toute personne souhaitant améliorer son savoir. La question de la transmission amène le disciple à s’attribuer les valeurs et les traditions mourides. C’est la raison pour laquelle les copies et les transcriptions de Khassaïdes se font librement. Cependant cet état de fait n’est pas sans danger car on assiste souvent à des dérives sur certains propos, actes ou miracles attribués à Cheikh Ahmadou Bamba. C’est là où la figure du fondateur est en jeu. Ce phénomène qui ne sert pas à la crédibilité des mourides est dû en partie à la recherche effrénée de la baraka par certains disciples cherchant infiniment à rentrer dans les grâces de la famille des Mbacké-Mbacké.

Tous les travaux consacrés à la question de l’oralité seront considérés par les disciples comme une émanation de la baraka des œuvres de Cheikh Ahmadou Bamba. Son œuvre est déployée sous plusieurs formes pour permettre à tout disciple mouride d’y avoir accès sans grande difficulté. À l’illettré, une médiation bien calibrée lui permet d’accéder au son et à l’image afin de s’imprégner des œuvres souhaitées. À l’instruit, des textes sont mis à sa disposition. Ce qui lui permet de s’adonner à des compilations, des recompositions sous forme oralisée. Et par conséquent, l’oralité et l’écriture (les khassaïdes) deviennent complémentaires.

71 C’est-à-dire les khassaïdes, à l’inverse du coran, sont composés par écriture avant d’être oralisés dans les séances de dahiras ou lors des journées culturelles et Magals.

Document n° 05 : un exemple de recomposition de l’écrit sous une forme oralisée. Photographie de l’auteur, prise le 23 janvier 2011 lors du Magal des dahiras du sud de la France à Grenoble. Dans l’étude de la voie mouride on ne peut pas parler de l’oralité sans s’intéresser à l’interaction et la proxémie que les disciples entretiennent lors des déclamations. Étudiant l’œuvre d’Edward T Hall (1971), nous avons pu déceler quelques éléments analogiques bien que les sociétés étudiées ne soient pas les mêmes. La façon dont les mourides interagissent dans les cérémonies attire particulièrement notre attention dans la mesure où « le langage de l’espace » conditionne un comportement complice chez ceux qui sont chargés du récital. La récitation ou la déclamation des khassaïdes se passe autour d’un cercle au milieu duquel sont exposées les œuvres qui seront récitées. Tout le reste est régi par des codes qui tournent autour du regard et de la gestuelle.

Dans les cérémonies de récitation seuls les regards et les gestes suffisent pour gérer tout le déroulement de la séance. Ce qui est frappant dans ces séances est que le disciple transpose la pudeur qu’il a à l’égard de son Guide spirituel vers ses condisciples. Même si «la promiscuité physique » et le ton de la voix dictent les comportements des disciples, le caractère pudique de ceux-ci est toujours mis en relief. C’est ainsi que nous rejoignons Hall quand il traite la question de la distance intime : « les yeux doivent fixer l’infini et ne peuvent pas poser plus d’un instant sur quiconque » (1984). Pour nous cette phrase renforce l’idée de la promiscuité que le disciple tente de suppléer par un objet culturel autour duquel convergent tous les autres

regards. Dans ce cas, la parole oralisée reste dominante dans les circonstances qu’on pourrait appeler « kourel ».

Goody souligne l’importance de l’oralité dans ces sociétés en avançant qu’elle demeure une forme dominante d’interaction humaine, bien qu’elle soit modifiée de diverses façons par l’adjonction de nouveaux moyens de communication. Nous sentons la présence des textes arabes même s’ils sont oralisés lors de ces cérémonies. C’est ce que l’on peut comprendre à travers Goody comme « une situation de littératie restreinte ».

Nous terminons avec un avis que nous partageons parfaitement avec cet auteur qui consiste à dire que les textes ne remplacent pas complètement la parole, les moyens de communication se cumulent plutôt qu’ils ne se remplacent. Et de poursuivre que l’interface entre l’oral et l’écrit reste une question complexe à traiter.

Dans une perspective d’approfondissement de cette question, nous nous intéressons à la théorie de l’oralité d’Albert Lord72, une autre recherche touchant la composition orale des mourides.

2-2) L’oralisation du texte comme forme de communication et de médiation

L’oralité a toujours été présente dans la communauté mouride pour épouser les contours de l’évolution de sa communication et de sa médiation. Ainsi les personnes issues de familles de griots assuraient la communication par le bouche-à-oreille entre les notables religieux et les disciples des villages. L’adoption de cette forme de communication est une réplique à la tradition orale de la culture africaine précoloniale (l’époque des rois païens).

En effet, le griot jouait un rôle important dans la société Wolof du Sénégal grâce à ses talents de communiquant et de sa connaissance des généalogies maraboutiques, malgré la hiérarchisation de la société dont souffraient certaines castes. Le talent du griot s’adapte et s’applique aisément dans les cercles mourides grâce à une politique sociale d’égalité et d’équité que prônait le Cheikh. Ainsi, les castes inférieures que la société Ceddo dominait pendant la période préislamique sont valorisées dans la communauté.

C’est aussi un signe d’impartialité qui séduisait un très fort taux d’analphabètes chez les disciples qui, à l’époque, ne s’occupaient que des travaux champêtres et des chants nocturnes.

C’est dans ces zones hostiles à la vie que commence la médiation mouride pour que la doctrine soit plus compréhensible de tous les sénégalais. Toute personne avait sa place dans ce que proposait le Cheikh, peu importe son degré d’instruction ou sa lignée familiale. L’apprentissage par l’écriture ou par le travail manuel a longtemps été le moyen par lequel les disciples sont initiés aux valeurs de la communauté. L’évolution a amené les mourides à opérer de nouveaux modes de communication et de médiation.

Malgré la progression effrénée de l’écriture dans les daaras et la pratique orale qui demeure toujours intacte, les technologies de l’information et de la communication finissent par imposer aux mourides de nouveaux modes opératoires pour affirmer davantage leur identité religieuse.

Ainsi, l’arrivée de l’Internet a contribué au changement de l’univers de la communication (Diop, 2003) de la confrérie mouride. Il a bousculé les pratiques et instauré de nouvelles habitudes d’appropriation des technologies, mais également offert une nouvelle forme de médiation pour l’apprentissage des textes sacrés. L’Internet, comme média moderne, intègre la photographie, la radio, la télévision, le téléphone. Il est utilisé par les mourides comme un outil véhiculaire d’une identité chargée de symboles liés à l’oralité. Les mourides profitent du caractère universel (utilisé par tout le monde) de ce médium pour marquer à jamais son identité socioreligieuse à travers le monde.

Les contenus proposés dans ces moyens de communication censés être des médias de l’écrit, vont modifier les rapports existants entre générations. Internet contribue à faire changer les textes en leur conférant un caractère oral et un nouveau statut. C’est une forme d’expression ou de restitution des textes pour parodier De Kerchkove (1995).

Les webdaaras prennent une nouvelle forme de médiation surtout avec les jeunes. Cette médiation est beaucoup plus lisible que celle qui est connue dans les zones rurales du fait qu’elle offre un large choix de contenus aux disciples. L’accès et leur interprétation aux contenus informatisés ou numériques répondent à d’autres logiques. La médiation relève d’une démarche volontariste de la part du talibé pour s’auto-instruire, pour s’affranchir des médiateurs de savoirs qui tenaient les cercles des daaras. Le changement de posture des formes de médiations, surtout les apports linguistiques, participe à la désertion des centres d’enseignement classique au profit des nouveaux dispositifs de communication.

De la lecture des textes sacrés dans les daaras, l’on bascule vers la lecture électronique à travers les dispositifs de médiation numérique. Ce qui induit trois changements au sein du

dispositif mouride : la visibilité qui s’accompagne de la disponibilité des textes à tout moment, la lisibilité qui requiert des conditions techniques de lecture adaptées à chaque disciple et, enfin, la compréhension c’est-à-dire l’accès aux nouveaux types de documents multimodaux avec plusieurs sources au bénéfice du lecteur.

En somme, la dualité qui existe entre l’oralité et l’écriture laisse voir la difficulté de faire une séparation nette de ces deux concepts. Cette difficulté est d’autant plus visible chez les mourides où l’on assiste à ce que Goody appelle « une recomposition et une exécution » concernant les Khassaïdes. En effet, la maîtrise de l’écriture influence profondément la production orale. C’est pourquoi Goody affirme :

« Je soutiens qu’il est presque impossible qu’aucune forme orale puisse ne pas avoir été affectée par la présence de la communication écrite, surtout du fait que celle-ci est souvent associée à un statut élevé d’une sorte ou d’une autre » (Goody, 1994).