• Aucun résultat trouvé

Deuxième partie : Le régime communicationnel de la tradition mouride

Chapitre 4 : Quelques éléments de référence de la tradition mouride

3) L’écriture comme élément de mise en valeur

Ce qu’on peut conventionnellement appeler ici l’écriture dans le giron mouride réside dans les productions qui traitent des khassaïdes73 de Cheikh Ahmadou Bamba et de la littérature wolof d’expression arabe des adeptes de la première heure comme Serigne Moussa Kâ. L’écriture peut être comprise ici en deux sens. Dans un sens large, c’est une médiation présente sur Internet et les médias. Dans un sens restreint, elle représente les textes précis de littérature sacrée. Ces deux formes d’écriture sont mobilisées car elle représentent un moyen médiatique pour la transmission et la médiation.

Que signifie d’abord le mot« khassaïde » ?

Le vocable khassaïde n’est pas une création mouride, encore moins de Cheikh Ahmadou Bamba. Il est d’origine arabe et prend sa source dans un style littéraire nommé « Aroud » qui s’apparente à la prose et à la versification. Cependant, il est indiscutable que ce sont les mourides qui l’ont rendu célèbre et l’ont donné sa dimension religieuse et traditionnelle. Le mot en Arabe signifie poème, donc obéit à ce style d’écriture auquel excellait le fondateur du mouridisme. Selon la phonologie et les transcriptions latines, le mot s’est wolofisé, il subit une certaine transformation phonétique à laquelle nous ne pouvons pas y échapper. Le poids de la langue autochtone y est pour quelque chose. Il s’écrit de plusieurs manières selon les règles de la grammaire arabe, mais la plus courante est celle-ci: Qaçida.

Le «Qaçida » est une unité de la prose, il obéit, comme dans toute logique grammaticale, à certaines règles. Dans un sens, il peut se limiter en état de Bayite74. C’est ainsi que le pluriel de « Qaçida » se prononce « Qaçayid ». De cette appellation arabisée, découle l’autre terme wolofisé appelé désormais de façon consensuelle « khassaïdes » pour, à la fois, désigner le masculin et le pluriel tout en tenant compte des « abiaates ». Ainsi, selon le site Internet de la bibliothèque Cheikh Ahmadou Bamba, on peut parler de :

« moufrad » lorsqu’il s’agit d’un poème, de « mou sannaa » lorsqu’il s’agit de deux, et de « jam’u » pour plusieurs poèmes. Un « jam’u » devrait correspondre dans la littérature française au Recueil de poèmes. Source :www.daaraykamil.com

73

Nous convenons de désigner par le terme khassaïdes l’ensemble des écrits de Cheikh Ahmadou Bamba.

74

On peut penser que les mourides procèdent à une réappropriation du concept arabe pour en faire un socle véhiculaire d’une identité et d’une tradition basée sur les pratiques et réalités locales. C’est ce qui donne naissance à un genre littéraire mouride nommé le « Wolofal ». Le « wolofal » est un genre littéraire mis en place, selon nous, par les premiers adeptes du fondateur. C’est une littérature wolof d’expression arabe phonétisée75. Il traitait, à ses débuts de la mélancolie, de la tristesse ou du « blues » qu’éprouvaient les mourides à l’idée de voir leur guide contraint à l’exil surtout au Gabon et en Mauritanie. Ensuite la crise de 1929 précédée de peu (1927) du rappel à Dieu de leur guide rend les poètes mourides plus prolixes. Serigne Moussa Kâ qui en est le porte-drapeau compose « Kharnoubi », le siècle. Non seulement pour y pleurer la disparition de son cheikh, mais aussi de lui demander de répandre sa grâce sur toute la communauté qui souffre des affres de la crise. À travers ce poème, il lie mystiquement deux évènements. La crise de 1929 est, selon lui, la conséquence directe de la disparition de son maître en 1927. Il le matérialise en ces termes en l’implorant de venir en aide aux gens qui souffrent des difficultés liées à la crise de ce siècle et à la rareté des pluies saisonnières:

« Sa dem gi tax na Ñëpp jooy, Nawet yi sax dootu ñu tooy,

Leeg-leeg sax mu wor ba tool yi gooy, Seriñ bi geesoul xarnu bii! »

De ta disparition, le monde pleure,

Les hivernages ne tiennent plus leurs promesses, Moissons et récoltes ne sont plus au rendez-vous, Pour ce siècle, reviens-nous en aide !

Cette élégie met à nu sa parfaite connaissance de la société mouride, sa bonne maîtrise de la langue arabe versifiée dans une langue wolof impeccable et riche en figures de styles. Ce qui lui vaut une réappropriation de son œuvre littéraire par toute la communauté mouride. C’est ce que Cheikh Anta Diop (1954) semble confirmer dans son ouvrage « Nations nègres et culture » :

« Pour apprécier une telle poésie à sa juste valeur il eût été indispensable de connaître la société mouride jusque dans ses moindres aspects, les croyances et les usages qui y règnent ; à

75

défaut, on risque d’y trouver dans l’avenir des termes que notre ignorance qualifierait de non-sens ».

À travers l’écriture ou la poésie de Moussa Kâ, on décèle deux niveaux de lecture. D’abord une maîtrise parfaite de la psychologie de la société wolof (mouride de surcroît) et les interstices de la langue avec des variances selon les zones ethniques. Il s’y ajoute une aisance dans la littérature arabe qu’il met toujours en analogie avec la langue wolof. Ensuite, on note une présence rythmique de l’expression religieuse dans sa poésie. Cela peut être dû à la trajectoire de la communauté mouride du simple fait qu’elle avait un mode de vie tumultueux. Dans ses écrits, on dénote les pulsations d’une société longtemps éprouvée qui traduisent la densité de son propos. Il y a également la puissance du génie wolof à travers une littérature d’expression arabe parfaitement maîtrisée. Cette littérature wolof rend tellement fiers les mourides à tel point qu’ils n’ont rien à envier aux autres poètes arabes ou occidentaux. C’est ce qui explique sans doute la baraka des poèmes mourides dans la société sénégalaise. Certains traits esthétiques et philosophiques qui caractérisent ces textes comme de la littérature participent à leur dimension sacrée.

Lettres en arabe Transcription latine Fin de mot Milieu de mot Début de mot Phonétique wolof

alif ـﺎ ـﺎـ ﺍـ Alifoun (alif

tacho) ba ـﺐ ـﺒـ ﺑـ Bâoun ( baa dogoudog) ta ـﺖ ـﺘـ ﺗـ Tâoun sa ? ـﺚ ـﺜـ ﺛـ Sâoun jim ـﺞ ـﺠـ ﺟـ Djîmoun ha ـﺢ ـﺤـ ﺣـ Hâoun khâ ـﺦ ـﺨـ ﺧـ Khâoun dal ـﺪ ـﺪـ ﺩـ Dâloun dâl ـﺬ ـﺬـ ﺫـ Zâloun ra ـﺮ ـﺭـ ﺭـ Râoun za ـﺰ ـﺯـ ﺯـ Zâoun sin ـﺲ ـﺴـ ﺳـ Sinoun

sïn ـﺶ ـﺸـ ﺷـ Sïnoun

sad ـﺺ ـﺼـ ﺻـ Sâdoun

dad ـﺾ ـﻀـ ﺿـ Dâdoun

ta ـﻂ ـﻄـ ﻃـ Tââoun

za ـﻆ ـﻈـ ﻇـ Zâoun

ayn ـﻊ ـﻌـ ﻋـ Kha lonk

khayn ـﻎ ـﻐـ ﻏـ Khay ndiguel

fa ـﻒ ـﻔـ ﻓـ Fâoun

qaf ـﻖ ـﻘـ ﻗـ xâfoun

kaf ـﻚ ـﻜـ ﻛـ Kâfoun

lam ـﻞ ـﻠـ ﻟـ Lâmoun

mim ـﻢ ـﻤـ ﻣـ Mîmoun

nun ـﻦ ـﻨـ ﻧـ Nunara (nun

tobéré)

ha ـﻪ ـﻬـ ﻫـ Hâoun

waw ـﻮ ـﻭـ ﻭـ Wâvoun

ya ـﻲ ـﻴـ ﻳـ Yâoun

ء hamsa Al sakher

Document n° 06 : tableau de l’alphabet arabe phonétisé en wolof dont s’inspire Serigne Moussa

Le rôle de ce tableau est d’illustrer une des facettes de la production littéraire mouride sur un genre que l’on appelle le wolofal. C’est un genre littéraire versifié en langue Wolof à partir des caractères arabes. Il met en valeur le génie et la créativité des auteurs mourides de l’époque de Cheikh Ahmadou Bamba. La lettre qui est utilisée prend des formes différentes selon sa position dans un mot. La ponctuation et la prononciation ne sont pas les mêmes quand on se réfère à la phonétique utilisée par les auteurs wolofs. Ceux qui sont plus connus de ce genre littéraire sont Serigne Mbaye Diakhaté et Serigne Moussa Kâ. Ce dernier a orienté sa production sous forme de poèmes qui chantent la vie et l’œuvre d’Ahmadou Bamba. La façon dont les lettres de ce tableau sont éclatées pour permettre d’autres productions sous d’autres langues témoigne du degré d’érudition de Moussa Kâ et de sa maîtrise de la langue arabe.

C’est également une autre façon pour Moussa Kâ de permettre à certains disciples mourides qui ne maîtrisent pas la langue arabe de pouvoir bénéficier et magnifier la littérature mouride.

La déclinaison de ce tableau sous une forme phonétique a permis à de nombreux mourides d’accéder et de comprendre le contenu des khassaïdes produits dans un arabe pas très souvent à la portée de tous. Cette forme de production a permis aux mourides de comprendre l’essentiel du message de Bamba et de ses enseignements articulés autour des khassaïdes. En définitive, ce tableau est une synthèse (acceptée et intégrée par tous les mourides) de la langue arabe et de la langue wolof pour rendre intelligible les textes sacrés.

3-1 Les Khassaïdes, « objets culturels » sacrés pour une utilisation profane

Les khassaïdes sont des textes en arabe sous forme de poèmes écrits par le fondateur de cette communauté. Ces khassaïdes sont enseignés dans les daaras dès l’entrée dans la communauté par les maîtres coraniques (le coran reste l’obligation religieuse). Puis ils sont repris dans les dahiras pour nourrir la vie spirituelle de ce groupe social. Le khassaïde est pour le mouride ce que la bible est pour le prêtre. C’est également une déclamation panégyrique des khassaïdes qui obéit à un art ou une pratique pour restituer les poèmes déjà maîtrisés dans le daara. Elle répond à plusieurs méthodes selon les compétences linguistiques et prédispositions lyriques des disciples.

Parmi les méthodes on peut distinguer le « rajaz », le « drouss » et le « kourel ».

3-1-1) Le « rajaz »

Le « Rajaz » est une forme individuelle de prestation du khassaïde qui obéit pour la plupart à une visée lucrative. Les prestataires appelés simplement « Rajaz kat » en wolof utilisent différentes mélodies afin de pouvoir louer tous les genres poétiques sur lesquels cheikh Ahmadou Bamba a eu à écrire. La plupart du temps, ces mélodies leur sont propres, elles relèvent de leur propre inspiration car ils sont nombreux à en faire un métier. Beaucoup de ces prestataires en vivent. Ils ont besoin d’une assistance qui les galvanise avec des claquements de doigts ou des billets de banque en guise d’encouragement. Lors des cérémonies religieuses, on fait appel à eux moyennant de gros cachets. Des contrats sont signés même jusqu’en occident lors des Magals. On peut en citer Abdoulaye Seck, Ndongo Thiam, Khadim Guèye etc.

3-1-2) Le « drouss »

Le « drouss » est une autre forme beaucoup moins bruyante et dégage moins de spectacles. C’est également une forme individualisée mais dépourvu de tout enjeu financier. Celui qui le pratique nourrit souvent une besoin spirituel d’être en contact avec cheikh Ahmadou Bamba afin d’accéder à la grâce d’Allah par l’intermédiaire de son prophète Mohamed (psl). Cheikh Ahmadou Bamba disait à ses disciples que celui qui voulait accéder à Dieu pouvait se contenter de ses écrits qui n’étaient rien d’autre que les louanges du prophète pour lequel il était le serviteur. Donc le « drouss » répond à une logique beaucoup moins folklorique et peut s’effectuer sans un auditoire. Le disciple qui effectue son « drouss » le fait avec un murmure presque inaudible et parfois presque impossible de démêler le son du texte lu. Dans cette

situation, c’est le cœur qui ressent les choses et te connecte directement d’avec le guide (que Dieu le rétribue de sa grâce), me confie un enquêté.

3-1-3) Le « Kourel »

À la différence des autres styles, le « Kourel » est un autre genre de déclamation opéré toujours en groupe. Chaque khassaïde ou poème peut être restitué selon différentes mélodies mais sous une logique de groupe de musique car la répétition y est un facteur incontournable. En général, les répétitions s’effectuent dans les séances de dahira et peuvent prendre un temps relativement long selon le khassida qu’on souhaite chanter pour un événement. C’est une forme qu’utilisent souvent les dahiras ou associations de quartier pour animer l’essentielle de la vie du groupe. Dans ces moments de vie du groupe, les khassaïdes représentent un facteur incontournable dans la construction identitaire du disciple. Le khassaïde est ici un vecteur social qui est aussi une forme de construction et de consolidation de la communauté. Contrairement au « Rajaz », l’enjeu financier y est totalement absent.

Chez les mourides, la pratique des khassaïdes révèle une grande portée spirituelle et symbolique qu’il faut analyser sous l’angle de la dévotion. L’utilisation profane des Khassaïdes obéit à des règles mercantiles qui mettent en avant le génie artistique des prestataires. Cette imbrication des deux styles dont jouent beaucoup de prestataires n’est pas exempte de préjudice à la sacralité de l’écriture. La valeur de l’écriture et le respect de l’esprit des textes ne semblent pas préoccuper beaucoup de monde malgré l’existence de comités de veille pour le respect du patrimoine mouride. Certaines daaras et dahiras comme la

sauvegarde et la préservation de l’authenticité du patrimoine culturel de la communauté mouride du Sénégal et de la diaspora.

L’étude de la dimension anthropologique des textes se situant entre l’écriture et l’oralité a, à la fois, montré un certain nombre de variations et de fidélités concernant l’opérativité des pratiques traditionnelles. Compte tenu des dispositifs de médiation, certains textes subissent des variations. C’est le cas de ceux qui sont composés par Serigne Moussa Kâ et de Serigne Lamine Diop Dagana. Ils changent de statuts selon les dispositifs ou les époques. Cependant, d’autres jouissent d’une fidélité et d’une constance et constituent un « enseignement éthique » (Jacob, 2001) pour les fidèles mourides à travers les daaras et les dahiras. Ce sont les textes composés par le fondateur (les khassaïdes). Pour des questions de médiations, certains connaissent une forme d’oralisation tout en étant fidèles au projet fondateur. Ici le rapport entre les textes et leurs formes d’oralisation obéit à une « transitivité des savoirs » (Jacob, Des

Alexandries II. Les métamorphoses du lecteur). Le savoir change de format selon les

réceptacles, mais l’esprit reste le même contrairement aux textes composés par les disciples. L’imbrication entre l’écriture et l’oralité chez les mourides amène certains talibés à investir de nouveaux espaces qui répondent à une autre logique moins sacrée. Certaines pratiques commencent à basculer vers d’autres logiques alimentées par la symbolique. C’est la logique économique.

La logique symbolique et la logique marchande qui cohabitent ici laissent comprendre que le mouridisme tend vers ce que l’on peut appeler une appropriation culturelle. Cette dynamique d’appropriation génère certes quelques tensions, mais place la communauté dans une situation intermédiaire qui se veut à la fois spirituelle, symbolique, culturelle et économique. Cette contiguïté se retrouve dans les dahiras où la spiritualité et l’économique cohabitent pour donner plus d’ancrage à l’engament des disciples. Les deux logiques se transforment sous l’influence d’une économie de marché.

4) La médiation : les dahiras et les daaras comme instances normatives