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Première partie : Comprendre la mutation d’une confrérie sous une charge traditionnelle forte dans un contexte occidental

Chapitre 2 : Construction méthodologique, une recherche en situation

1) Le Magal à travers l’Afrique et l’Occident

« Qu’est ce qu’un rite ? dit le petit prince. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures ». Antoine de

Saint-Exupéry (1976), Le petit prince cité par Pascal Lardellier (2003)

D’abord, nous avons mené des observations d’événements religieux comme les Magals, les daaras, les dahiras urbaines ou une autre forme de rassemblement qui suscite l’intérêt des mourides. Le Magal constitue l’événement majeur de référence dans la culture et le système de représentations mourides. Il conditionne dans une certaine mesure le fonctionnement des dahiras qui sont structurées autour de son idéal religieux. Les dahiras sont d’une importance capitale dans la pratique du Magal.

Concernant le Magal, nous avons effectué à plusieurs reprises (avec des modalités d’approche différentes) des observations participantes en 2008 à Touba (dans le cadre des préparatifs au Sénégal). En 2009, dans le cadre du programme d’échange entre l’Université d’Avignon et de celle de l’UQAM, nous avons mené des observations à Montréal et au Québec auprès de la fondation Cheikh Ahmadou Bamba. Cette fondation, bien qu’elle ait une dimension internationale, se positionne comme une dahira et adopte tout son mode opératoire.

De 2010 à 2011, nous avons orienté nos observations sur la France pour mieux nous imprégner des réalités mourides en contexte occidental. Pour cela, nous avons repris et repensé le terrain sur lequel nous travaillions lors de notre mémoire de master. C’est ainsi que nous nous sommes orientés vers Montpellier où nous avons effectué une observation non participante dans un cyber centre tenu par un talibé mouride non loin de la gare ferroviaire. Cette observation est centrée sur l’utilisation d’Internet par les talibés mourides et les modalités de partage d’une technologie d’usage inhabituel. C’est également l’occasion de voir comment sont intégrés les autres technologies et supports de communication que les mourides sollicitent dans leurs échanges avec le reste du pays, voire de la diaspora. Dans ces nouveaux canaux de communication, le Magal reste toujours en filigrane et renforce la densité de la fréquentation des disciples mourides dans le cybercentre. Ce qui augmente le flux des connexions Internet et les taux de transferts financiers vers le Sénégal.

L’élargissement de notre terrain d’étude nous conduit vers la ville de Marseille, car c’est la deuxième agglomération, après Paris, qui regroupe le plus de mourides en France32. C’est là que s’est tenue la rencontre de la fédération des dahiras mourides du sud de la France. C’est l’occasion pour les responsables moraux des dahiras de discuter du budget et de l’organisation du prochain Magal en France de façon officielle. C’est de ce conclave que se dégagent les sommes allouées au Magal célébré à Touba en guise de hadiya. C’est lors de cette rencontre que le nom de la ville qui abritera l’édition de 2011 est annoncé. C’est la ville de Grenoble qui est retenue pour célébrer le prochain Magal.

Notre travail d’observation, cette fois-ci participante, dans cette ville a duré le temps de la célébration du Magal sans assister aux préparatifs ni au bilan. C’est un moment dense et riche en enseignements où les communions laissent paraître des cas d’interaction fort intéressants en termes de communication surtout non verbale. C’est un moment pour comprendre comment les mourides se réapproprient des espaces, destinés à d’autres usages, à leur compte. Ici, le Magal est adapté à un contexte occidental où certains rites et traditions sont célébrés et assujettis aux contraintes spatiales. C’est le cas des prestations de Khassaïdes et des berndés (distribution de mets en abondance).

Tout au début de l’année 2012, nous avons aussi orienté notre observation vers l’Italie où vit une forte communauté mouride. Contrairement à la première observation où le déroulement du Magal prend une place importante, nous nous sommes intéressé à l’organisation interne pour mieux comprendre la mise en place des dispositifs de médiation et de communication. La mise en place d’une cellule de communication représente une innovation de taille dans l’organisation et marque une volonté de maîtriser l’image du groupe. Nous remarquons aussi qu’il y a une recontextualisation du Magal en occident qui l’adapte à son époque. Il n’est pas rare de voir une autoroute de la communication mouride lors de la période du Magal. Autrement dit, les dispositifs innovants ont permis aux mourides de la diaspora de suivre les événements de Touba en direct, mais aussi à ceux du Sénégal de pouvoir suivre les activités qui se déroulent en occident. Le système de vidéoconférence est fortement usité lors de la période du Magal par les mourides.

Par ailleurs, l’intérêt que nous portons au Magal est de comprendre comment se construisent les rapports qui existent entre les marabouts et leurs disciples dans le contexte occidental. Le

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procédé du pacte d’allégeance est-il toujours le même ? Ou bien la pratique a-t-elle évolué ? Les guides religieux venus du Sénégal jouissent-ils de la même considération en occident ? Nous nous sommes intéressés également à la manière dont les hadiyas sont collectés et offerts aux guides religieux.

En dehors du strict cadre d’observation du Magal, nous avons pu mener d’autres observations participantes dans d’autres villes de la France où résident des mourides avec des dahiras. C’est le cas d’Avignon où les séances de dahira se tiennent les dimanches après-midi dans les appartements ou dans les maisons. C’est pourquoi nous articulons la séance de dahira et le cadre familial dans lequel les dispositifs techniques (ordinateurs, tablettes et chaînes de télé mouride) interagissent avec l’ambiance religieuse. Cette pratique est aussi valable pour les villes de Valence et de Toulouse.

Dans le contexte européen, nous nous sommes limités à l’Espagne et à l’Italie où nous nous sommes rendus respectivement à Salou, à Barcelone, à Turin, à Milan et à Brescia. Dans ces villes, les mourides jouissent d’un ancrage sur les territoires d’accueil doublé d’une liberté de culte. Ce qui contribue à l’institutionnalisation du Magal dans un nouveau cadre où les symboles sont déplacés.

Dans le Maghreb, nous sommes allé au Maroc lors des Journées culturelles Cheikh Ahmadou Bamba. C’est aussi l’occasion de présenter une communication sur l’utilisation des médias classiques dans les pays du sud à Agadir. Nous avons également travaillé sur les villes de Casablanca, de Rabat et de Fès.

Ce travail a permis de reconsidérer certaines pratiques de l’activité religieuse qui a comme soubassement la création du lien social dans des circonstances inhabituelles. Dans ce contexte se pose le problème de la délimitation entre l’espace privé et l’espace communautaire dans la pratique du culte. Nous nous sommes intéressés aux « Sawiyas » marocaines avec une démarche contrastive afin de pouvoir comparer celles-ci aux dahiras et daaras mourides. Sans doute cette situation brouillée ne peut se régler que dans le cadre d’une acquisition d’espace symbolique dédié comme ce fut le cas de Paris, Marseille, Brescia, Turin ou Salou.

1-1) Les difficultés liées au travail de terrain

Pour un chercheur, le travail de terrain peut s’avérer parfois délicat et peut présenter quelques incertitudes pouvant même plonger celui-ci dans le doute. En effet, le travail de terrain que nous avons mené au sein de la communauté mouride à travers l’Afrique (Sénégal, Maroc), l’Europe (France, Italie, Espagne, Portugal) et l’Amérique (Canada) s’avère de temps à autre très compliqué, voire irréalisable.

Ainsi, lors de nos premiers pas sur le terrain en tant que chercheur occidental intéressé par une confrérie à forte tradition locale, nous nous sommes heurtés à une méfiance de gens qui prétendent défendre les intérêts et l’identité du mouridisme contre la désinformation et la diabolisation dont fait l’objet la communauté. C’est ce qui explique la difficulté d’asseoir un corpus documentaire digne de ce nom lors de nos deux premières années. De nombreuses demandes d’entretien (53 recensées) nous ont été refusées. Les refus des personnes ressources sont parfois motivés soit par un planning chargé, parfois par le motif qu’ils ne sont pas autorisés à recevoir d’enquêteurs ; il s’agit parfois tout simplement de courriers et mails restés sans suite.

Cette méfiance, à la base, est occasionnée par la confusion faite entre les journalistes et les chercheurs. Le journaliste n’est pas très apprécié ; il est souvent assimilé à quelqu’un qui brise les tabous et les équilibres en remettant en cause un certain nombre de règles de la société traditionnelle. Lors du Magal de 2007, appareil photo et enregistreur à la main, une dame nous regarde et nous désigne : « vous les journalistes, vous vous mêlez toujours de ce qui ne

vous regarde pas. Vous cherchez toujours des choses à raconter, mais ici c’est chez Serigne Touba et vous ne pouvez rien contre lui. Vous cherchez toujours à dévoiler les secrets des gens, je vous conseille de prier et de rentrer chez vous ». (Pèlerin rencontré à la grande

mosquée de Touba le 22 décembre 2013)

Malgré nos tentatives d’explication, cette dame n’était pas disposée à nous écouter. Cette attitude traduit pour nous deux choses. D’abord, l’idée qu’une certaine couche de la population se fait sur les journalistes qui, selon elle, axent leur travail sur la dénonciation et la délation à travers la presse. Ensuite une volonté de garder jalousement les choses sacrées de sa communauté jusqu’à manifester une certaine répulsion à l’égard des gens à qui l’on ne voue pas une certaine confiance.

La difficulté d’être pris pour un journaliste à nos débuts a considérablement affecté notre organisation et notre planning de travail. Il nous a fallu reconsidérer le dispositif d’approche et la démarche pour accéder aux ressources documentaires. Il a fallu solliciter des personnes tierces pour donner des gages de notre bonne foi sur ce travail de recherche. C’est ce qui a permis de nouer un certain nombre de contacts timides (avec les gardiens des traditions) qui vont se solidifier tout au long de l’enquête.

Non seulement accéder aux informateurs, notamment aux gardiens des traditions, est une chose, mais accéder à l’information ou aux données en est une autre. Accéder à une information authentique était très difficile. Les interlocuteurs nous livrent toujours de ce que nous considérons comme des méta textes (des discours d’accompagnement) qui ne réglaient en rien ou ne satisfaisaient pas notre démarche consistant à vouloir toucher la profondeur et l’authenticité des choses. L’exemple le plus parlant est notre passage au siège de la daara

Hizbut Tarqiyyah à Touba. Nous y sommes passés à quatre reprises pour accéder à leur centre

de ressources documentaires, mais cela s’est soldé par un refus prétextant que nous devons envoyer un courriel au responsable de la communication qui, d’ailleurs, n’a jamais répondu à nos demandes.

Dans un autre cadre, la difficulté peut aussi résulter du fait d’un manque d’aisance quand on pose des questions ou discute sur certains points touchant la vie de la communauté. Nous avons eu des discussions avec certains guides ou chefs religieux sous la vigilance de disciples qui veillent aux moindres questions qu’ils trouvent curieuses ou gênantes. Ainsi, nous avons eu cinq entretiens interrompus sous prétexte que le guide doit se préparer pour accomplir sa prière ou qu’il doit recevoir des talibés venus faire leur ziar. Devant un tel protocole, il est difficile d’insister ou de reprendre l’entretien après. De telles demandes insistantes à l’endroit de ces autorités peuvent être considérées comme un manque de respect et de considération envers le guide. Malgré la patience, nos relances restaient sans suite.

Une autre difficulté du terrain est également à noter sur la capacité de nombreux disciples à comprendre et à intégrer à notre démarche de recherche. Pour rappel, nous inscrivons cette recherche sous une approche communicationnelle qui propose une nouvelle posture jusque-là inhabituelle. À travers les séminaires donnés lors des rencontres mourides en 2010 à Paris sur le projet éducatif d’Ahmadou Bamba, nous nous sommes confrontés à des questions virulentes voire agressives sur la façon dont nous abordons et mettons à nu certaines pratiques au sein mouridisme. Pour certains, nous ne parlons pas du mouridisme tant que nous ne

faisons pas de l’hagiographie ou la biographie de Cheikh Ahmadou Bamba voire tant que nous ne vantons pas ses mérites et les exploits dans les khassaïdes.

Devant une telle frustration, il n’est pas rare de voir des disciples qui expriment leurs états d’âme à leurs manières. Lors d’un séminaire sur les valeurs éducatives de la démarche de Cheikh Ahmadou Bamba à Taverny, un disciple nous interpelle, à la fin de notre intervention, sur notre positionnement quant aux questions relatives au savoir et à la recherche. En réalité, il nous reproche le fait de comparer la production littéraire de Cheikh Ahmadou Bamba à celle des autres érudits qui, pour lui, ne sont pas comparables en termes de valeurs scientifiques et de baraka. Il nous interpelle sur ces termes : Wakhñou chi Serigne Touba ak

Khassaïdes yi, moo geun, c’est-à-dire (Parlez-nous de Serigne Touba et de ses khassaïdes,

c’est le plus important.)

Nous pouvons bien comprendre qu’une telle démarche demande un peu plus de temps pour être acceptée. C’est la raison pour laquelle nous relativisons et acceptons toujours d’aller participer aux séminaires et colloques organisés chez les mourides afin présenter nos recherches.

Enfin, l’autre souci auquel nous avons dû faire face est la difficulté de parler de soi. Dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, doublé d’une approche qui est la notre, il était très compliqué d’adopter la posture d’un chercheur qui questionne des pratiques, une identité, une histoire et une façon d’être sans se faire prendre au piège. C’est-à-dire ne pas mettre en avant le fait d’appartenir à cette communauté, mais également maîtriser ses émotions en situation d’observation participante.

L’autre point est la question de la banalité ou de la valeur du travail produit. Quelquefois, quand on est familier ou habitué à voir certaines choses et pas d’autres, on est, pour la plupart du temps, amené à leurs accorder moins d’importance. Au début, certains points que nous traitions nous semblaient banals à tel enseigne que nous n’y accordions pas trop d’importance. Néanmoins, ils constituaient un élément important de notre travail de terrain. C’est lors des échanges avec notre directeur de recherche que nous avons pu mesurer l’importance des pratiques traditionnelles de la communauté à laquelle nous appartenons. C’est à ce moment-là que nous ne voyions plus les pratiques et ressources traditionnelles de la même manière.

2) Recueil documentaire à travers les sources traditionnelles du