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Troisième partie : une technologie nouvelle au profit d’une culture traditionnelle

Chapitre 6 : De la communauté locale à l’échange électronique

2) La réflexivité dans l’espace audiovisuel

Les mourides ont très tôt compris l’impact des médias comme la radio et/ou la télévision. Dans les années 1980, des chroniqueurs et des animateurs mourides travaillaient à la seule radio nationale qui existait encore au pays. C’est l’occasion pour ceux-ci de faire l’éloge122 et vanter les mérites de la confrérie. C’est le cas du célèbre journaliste Abdoulaye Lame qui affichait toujours son appartenance à la confrérie à travers ses émissions. L’impact médiatique sur ces populations engendre un enjeu symbolique et financier faisant l’objet de lutte pour la libéralisation du secteur de l’audiovisuel. Il faut préciser qu’avant les années 2000 le Sénégal ne disposait que d’une seule chaîne de télévision, la RTS « le média d’Etat ». Cette période coïncidait avec ce qu’on peut nommer le temps du téléspectateur contraint123. Cela correspond à la mise en valeur de l’action politique gouvernementale à travers les inaugurations de routes, de forages, mais également le communiqué du comité directeur des partis au pouvoir qui se sont succédés. La radio nationale joue aussi le rôle de relais dans les zones où la télévision ne pouvait pas être captée. Cette situation124 est analogue à la façon dont Umberto Eco (1983 : 141) décrivait la Paléo-Télévision125 en Italie : « Autrefois il y avait la Paléo-Télévision, faite à Rome ou à Milan, pour tous les spectateurs ; elle parlait d’inaugurations présidées par des ministres et s’assurait que le public n’apprît que des choses innocentes, quitte à dire des mensonges. » Ces médias occupent une place de choix dans le quotidien des sénégalais et prennent souvent un rôle d’éducateur et d’instructeur126.

D’une manière générale, le média est tellement mythifié dans les foyers sénégalais qu’il impose son discours aux téléspectateurs comme une vérité absolue. On a souvent l’habitude d’entendre lors de discussions non formelles certains interlocuteurs nous dire que « c’est vrai,

122 C’est l’exemple du « Saalimto », un jingle pour la tranche des avis et communiqués qui enregistre le plus fort taux d’audience à l’époque. Ce jingle chanté à la radio est extrait des poèmes ou Khassaïdes composés par le fondateur du la confrérie.

123Cette période peut bien correspondre à une situation de téléspectateur contraint car le pays ne disposait que d’une seule chaîne de télévision. Le téléspectateur n’avait pas la possibilité d’accéder à une autre chaîne. Pendant cette période, seule l’élite pouvait prétendre aux chaînes internationales, via les antennes paraboliques, du fait d’un coût hors de portée de plus de la moitié de la population.

124 Ici, Nous faisons référence au couplage entre la télévision et la radio nationales. Cette dernière fait office de relais dans les zones où la télé ne peut pas être captée par la population.

125La Paléo télévision correspond au Sénégal à l’époque où il n’y avait qu’une seule chaîne alors que la Néo télévision correspond à l’arrivée massive des télés privées où chaque média essaie de ressembler à son public.

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je l’ai vu à la télé ». La télé est considérée comme prescripteur de vérités absolues. La

compréhension de la force persuasive de la télévision par les mourides a instauré une relation de séduction qui se joue entre le sacré et le profane. Les mourides pouvaient s’appuyer sur la force de la télévision pour étendre leur influence dans les autres régions du pays. De son côté, la télévision s’appuie sur le religieux pour consolider son audience voire fidéliser les téléspectateurs lors des Magals et des Maoulouds127.

Dans les années 2000, le paysage audiovisuel sénégalais a connu un changement notoire grâce à la libéralisation des médias. À ce jour, on a recensé une dizaine128 de chaînes et autant de radios. Cette évolution des médias a permis une reconsidération du téléspectateur à travers les émissions interactives comme la grande dictée à la RTS ou le concours de récital de coran à Touba-médias. Le téléspectateur n’est plus contraint, il devient un partenaire choyé et courtisé. Grâce à cette offre médiatique, les téléspectateurs s’orientent vers les médias dans lesquels ils se reconnaissent. Ce niveau de lecture et d’appropriation129 qu’ont certaines couches130 de la population nous permet d’évoquer ce que Christian Delporte (2003 : 7) défendait dans la revue Le temps des Médias :

« Qui, de nos jours, peut prétendre échapper à l’influence des médias ? À moins de vivre sur une île déserte, coupé du monde, l’homme contemporain est assailli par un flot continu d’informations, portées par l’imprimé ou l’image, les signaux électriques ou les supports sonores. Le monde médiatisé qui est le nôtre est le fruit d’une accumulation complexe de manières de s’exprimer, de transmettre, de se

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Le Magal et le Maouloud (ou Mawlid) sont deux événements religieux les plus célébrés au Sénégal par les confréries. L’un commémore le départ en exile de cheikh Ahmadou Bamba en 1895, l’autre célèbre la naissance du prophète Mohamed (psl).

128 Parmi ces télés, deux sont de l’Etat. Rts et Sn2. Walftv, 2Stv, Tfm, Rdv, Canal-info, Afrika7, Touba-média, Lamp Fall Tv et Hizbut Tarqiya Tv (sera lancée bientôt) sont des médias privés.

129Nous faisons référence aux différents médias appartenant aux disciples mourides. C’est le cas de « Touba médias », « Lamp Fall Tv », « murid T » et d’autres radios comme « Lamp Fall FM». Ce sont des médias thématiques qui témoignent un désir de réorganisation de la communication mouride. Ils visent à promouvoir le message religieux du fondateur qui est une sorte de revivification des préceptes de l’Islam.

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Nous faisons référence à la confrérie mouride qui constitue une partie de la population sénégalaise. Il faut préciser qu’il existe d’autres confréries réclamant d’autres branches religieuses. Il s’agit de la « Tijanya » venant de Cheikh Ahmed Tijane Chérif, de la « Khadria » venant de Cheikh Abdal Khadre Jeylani etc.

comprendre. Le domaine des médias est aujourd’hui si touffu qu’on a peine à en délimiter les frontières.»

Les mourides semblent comprendre l’importance des médias en se positionnant sur la mise en place de chaînes de télévision et de radios communautaires qui reflètent leur image solidaire et leur idéal religieux. L’importance qu’ils accordent aux médias ne se limite pas à ceux de leur propre communauté ; les autres chaînes généralistes aussi posent un autre regard et proposent un discours folklorique131 qui suscite de multiples réactions au sein des disciples prônant l’orthodoxie du fondateur. Ces visées, parfois contradictoires, laissent croire une cohabitation de pensées médiatiques dans les pratiques de communication des sénégalais. Le discours émanant de ces chaînes à travers des clips vidéo ou des spots publicitaires est perçu comme une revanche culturelle du mouridisme sur les valeurs occidentales qui ont « littéralement submergé » les espaces de vie quotidienne. Ce nouveau discours des médias généralistes avec comme éléments de légitimation des stars, des chefs d’entreprise et des hommes politiques influents, laisse apparaître un phénomène de « mouridisation » de la société sénégalaise. C’est pour dire que le vocable mouride devient, dans la société sénégalaise, un élément de marketing que nous trouvons presque dans toutes les activités lucratives.

Il est rare qu’un chanteur sorte un album sans qu’il comporte une chanson ou une personnalité faisant référence au mouridisme. Ce phénomène qui n’a pas épargné le milieu de la photographie s’installe de façon exponentielle dans le quotidien et les pratiques de cultes des sénégalais. Dans les administrations, la vie religieuse a fortement influencé les pratiques médiatiques. Le déploiement des moyens médiatiques sur un évènement religieux est à l’image de la baraka du guide célébré. Le Magal peut être cité en exemple. C’est ce que semble dire Abdou Aziz Mbacké (2010 : 135) :

« Cette mouridisation de la société, qui n’a pratiquement épargné aucun domaine, est allée jusqu’à influencer les

131C’est cette façon profane que les artistes et stars utilisent l’image du mouridisme à travers des clips vidéo des événements ou des publicités pour vendre leurs produits. Ce regard porté sur cette confrérie est à l’opposé de l’orthodoxie de son fondateur qui incarnait une spiritualité. Les mourides considèrent le folklore comme l’ensemble des discours que constituent les pratiques culturelles tendant à détourner ou dénaturer l’essence du mouridisme. C’est pourquoi ils essaient de départir du mouridisme tout ce qui touche ou ressemble à du spectacle.

autres communautés religieuses du pays, dont certains schémas et réflexes furent fortement bouleversés, quelques fois malgré elles, aussi bien au niveau des élites que de la base, par cette nouvelle vague irrésistible ».

Ce discours folklorique répandu à la plus grande échelle est contrebalancé voire prohibé par un autre discours « soi-disant » authentique réclamant la légitimité de parler au nom du mouridisme. Les médias mourides entendent faire, désormais, leur propre médiation. Ils sont perçus comme une sorte de Néo-Télévision. Dans les émissions de télé comme « wakhi

makgni132 », le présentateur parle de condisciple mouride et non de téléspectateur. Dans cet univers, nous remarquons une réflexivité du discours où le concepteur, tout en parlant des autres, parle de lui-même à travers le prisme de la Khidma133. À travers ces chaînes l’on note une co-construction du discours médiatique qui va réaliser un maillage de l’univers mouride entre le local et le global. L’articulation entre le local et le global dans l’univers mouride est assurée par les textes sacrés du guide qui constituent pour chaque émission réalisée une source de référence134. À ces derniers textes viennent se superposer les métadiscours des disciples qui renforcent le message en le rendant plus accessible. Le discours se construit autour de deux médias complémentaires à savoir les Web Tv de sites Internet mourides et la chaîne satellitaire « Touba-média ». Ces nouveaux dispositifs numériques contribuent à l’intensification des relations à distance grâce à l’engouement du Magal.

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Signifie paroles de sages. L’émission passait à la chaîne « Touba-médias »

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La Khidma consiste à travailler au service de la communauté. Les retombés doivent être bénéfiques pour tous les membres de la communauté. Elle peut se décliner sous plusieurs formes.

3) Le déploiement des dispositifs numériques dans l’espace culturel :