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Le déploiement des dispositifs numériques dans l’espace culturel : modes d’appropriation actuelle du Magal

Troisième partie : une technologie nouvelle au profit d’une culture traditionnelle

Chapitre 6 : De la communauté locale à l’échange électronique

3) Le déploiement des dispositifs numériques dans l’espace culturel : modes d’appropriation actuelle du Magal

« Si Touba, la capitale des mourides, était une symphonie le Magal en serait la gamme majeure » Tidiane Dioh, 2007. Dans cette section, nous entendons par « espace culturel » un espace qui est à la fois matériel et virtuel où circulent des contenus informationnels. C’est ainsi qu’il peut se matérialiser sous la forme d’espace physique à partir duquel se déploient les dispositifs de médiation liés à la commémoration du Magal. Mais, il peut, bien entendu, s’agir aussi d’un espace numérique ou virtuel où la notion de limites et de frontières est éludée. L’espace peut, donc, être à la fois concret à travers un lieu délimité et circonscrit comme la ville où se déroule l’événement et abstrait à travers les réseaux numériques dépourvus de « contraintes sémiotisées» car il s’agit d’un espace réel mais médiatisé par des écritures.

3-1) La communauté virtuelle ou l’usage d’Internet comme cadre d’échange lors du Magal

« Dans le monde global qui se construit aujourd’hui, accéder aux lignes et réseaux, c’est accéder aux idées et accéder aux idées, c’est accéder aux pouvoirs. Les NTIC qui progressent au Sénégal ouvrent les perspectives, élargissent les horizons, éveillent les consciences, donnent de nouvelles opportunités de relations plus fortes et faisant fi de la distance. Si elles donnent potentiellement la faculté de se libérer de son corps, de sa race, de sa nationalité, de sa personnalité et de communiquer comme les purs esprits, les Mourides eux se les approprient de manière singulière en les instrumentalisant dans leur fonctionnement et dans la promotion de leur message religieux… » (Guèye, 2001).

Cheikh Guèye nous laisse entendre ici que le réseau Internet est un outil intéressant de la circulation de l’information et de la liberté d’expression. Le réseau Internet a même dépassé

les attentes de ses inventeurs et a été très souvent détourné de l’objectif pour lequel il a été conçu afin de servir à d’autres fins. La toile est vue comme une tribune d’expression où toutes les sensibilités se retrouvent et se reconnaissent. Ces orientations différentes font de l’outil Internet un instrument efficace de mondialisation. En effet, le Web ne peut pas ou ne doit pas se définir sur un concept de territorialité. C’est un outil de communication transnational dont la particularité réside dans le fait qu’il échappe à certains contrôles contrairement à la télévision, à la photographie et à la radio, même si nous reconnaissons qu’il y a un espace-temps pour chaque média. Au-delà des communautés réelles, des communautés virtuelles se forment dans le net et s’approprient l’outil, comme s’il leur était destiné, pour se mettre en évidence. La communauté dans sa globalité, pour ne pas dire la diaspora mouride, semble avoir compris très tôt l’utilité de cet outil et s’y est impliquée dès ses premiers balbutiements au Sénégal. Le succès que l’outil a eu auprès de ces gens et l’intérêt qu’il suscite, expliquent l’extraversion des mourides. Ainsi cette extraversion a occasionné une nouvelle donne chez les mourides car leur utilisation du net est un peu analogue à la figure du rhizome que décrit Deleuze, (1980) « on entre par n’importe quel côté ». Pour nous, une analogie peut être dégagée entre Internet et le rhizome, « chaque point se connecte avec n’importe quel autre, il est composé de directions mobiles, sans dehors ni fin, seulement un milieu... ». Chez les mourides, du moins ceux qui s’activent pour le rayonnement de la communauté, l’Internet est perçu comme un élément de soulagement pour s’affranchir de certaines tâches jadis dévolues à un certain nombre de dignitaires. Cela peut être vérifié, lors du grand Magal de Touba, par le développement des sites Web à l’étranger qui rivalisent sur les nombreuses générosités rendues à la communauté par la proposition de différents services.

Chez les mourides, l’outil Internet a intensifié et rendu possible le processus de globalisation par le biais du développement de sa communication. Nos enquêtes nous montrent que de nouveaux liens entre les fidèles, qui ne se connaissaient pas ou qui vivaient dans des pays différents, se sont tissés lors de la transmission en direct du Magal. Nos travaux de terrain nous révèlent également qu’à partir d’une plateforme numérique des milliers de fidèles d’horizons divers se rejoignent pour s’informer sur un thème donné ou recevoir le ndiguël (un ordre venu du Khalife) de l’administration centrale basée à Touba. En effet, une nouvelle forme de pratique cultuelle et culturelle est née avec le nouvel usage des technologies par la communauté mouride. Nous retrouvons ici l’idée de « pensée-réseaux », évoquée précédemment par Serge Proulx (2003). Nous pensons qu’il serait intéressant de s’interroger

sur les possibilités de transformations sociales dans la nature des pratiques par l’usage de cette nouvelle technologie.

En étudiant les différents forums que fréquentent les disciples mourides en période de Magal, on observe une actualisation de ce concept de « pensée-réseaux ». En effet, ces forums sont des réseaux sociaux de condisciples appartenant à un même référent religieux, des amis de même Dahira135 ou simplement des inconnus qui cherchent des informations relatives aux sites qui traitent les actualités liées à l’événement. Nos observations nous renseignent sur le fait que l’appropriation de l’outil Internet s’opère à des niveaux différents. Ceux qui n’ont pas un niveau de formation suffisant sont moins à l’aise que à ceux qui ont un bon niveau.

Il s’y ajoute les inégalités liées aux sexes et aux classes d’âge. Toutefois, les forums mourides et les pages personnelles contribuent au renforcement des liens sociaux et affranchissent le disciple de l’isolement. Patrice Flichy (2001) défend l’idée selon laquelle Internet offre la promesse d’un nouvel espace social, global et antihiérarchique, dans lequel n’importe qui peut, à partir de n’importe quel lieu, dire sans crainte, au restant de l’humanité ce à quoi il croit. Nous pensons que la question de la hiérarchie mérite d’être reconsidérée.

Le forum mouride peut être conçu comme un dispositif de représentation et de projection des modes de vie du groupe, des relations privilégiées entre certains de ses membres. Dans ces forums, on constate une certaine modestie qui s’articule autour d’une structure sociale formée par les différents intervenants. Cette modestie est analogue au dépouillement total que le fondateur enseignait à ses disciples de la première heure. Nous nous rendons compte d’un phénomène d’autodiscipline développé par certains internautes, surtout ceux qui utilisent le site Web de la daara Hizbut-Tarqiyya. L’autodiscipline pratiquée dans le réseau virtuel mouride traduit la philosophie de vie de ce sous-groupe. Pour eux les conditions qu’il faut remplir pour devenir mouride sont analogues aux conditions pour devenir un internaute mouride dans son forum. Il faut donc respecter les règles de savoir-vivre, adopter une certaine forme langagière vis-à-vis de la hiérarchie d’une part, et des condisciples virtuels d’autre part. Les espaces réappropriés lors du Magal deviennent des espaces culturels et cultuels remplissant la même valeur symbolique que ceux se trouvant à Touba. C’est le déplacement de certains objets d’un espace symbolique vers un autre espace symbolique.

135 Traditionnellement, c’est un mouvement qui réunit un ensemble de disciples se référant à un même chef religieux. Mais la tendance est en train de changer surtout avec ceux de l’étranger.

3-2) La technologie au service de la foi

De plus en plus d’événements religieux retransmis via des canaux numériques nous conduisent à réfléchir davantage sur la foi vécue à travers les nouvelles technologies. De nombreux « ziars136 » et Magals sont transmis en direct via les sites Internet des différents dahiras mourides à travers le monde. Cette manière de faire rend d’immenses services aux disciples qui sont des adeptes de ce nouvel outil de communication. Pour le mouride, le fait de suivre un « ziar » ou un Magal en direct de Touba constitue un moment de communion et fait disparaître les contraintes de temps et de l’espace. Cette parenthèse virtuelle, si on peut s’exprimer ainsi, ôte au média Internet l’effet d’étiquetage dans le monde de l’écrit. Le visionnage des événements en direct ou l’utilisation d’une Webcam enlève au clavier sa fonction d’écriture et uniformise les disciples sans pour autant qu’on ait besoin de savoir qui maîtrise l’outil informatique et qui ne le maîtrise pas.

Ces moments que l’on peut qualifier de rituels constituent chaque fois pour le disciple mouride une sorte d’échappatoire pour se plonger dans une autre ambiance. La ferveur qu’ils vivent en direct à travers les sites Internet, qui transmettent les événements religieux depuis Touba, les embarque dans un univers virtuel qui semble octroyer un énorme pouvoir à leur Cheikh. Lors de nos travaux de terrain, un inconditionnel talibé impute à leur Cheikh le succès de l’Internet par le simple fait qu’il peut suivre les différentes manifestations en direct du grand Magal de Touba : « Serigne touba amoul morom kéneu lä137 » C'est-à-dire « le marabout de Touba n’a pas d’égal, il est unique ». Cette phrase a été prononcée au moment où cette personne était dans ce qu’on appelle le « AALE ». Elle était dans l’extase, hors de lui-même, ne se contrôlait plus à cause de la force des chants spirituels.

Cette situation qu’on peut qualifier de hors contexte est rendue possible grâce à l’efficacité de l’informatique et de l’Internet. L’outil ou le dispositif technique assure la connexion des « deux mondes » et s’efface en même temps. Ce qui fait que l’utilisateur se transforme parfois en un seul élément virtuel en disparaissant de façon provisoire de sa vie réelle.

136 Le ziar peut être compris comme la visite du disciple à son guide spirituel.