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La vérité relative des stéréotypes : l'exemple de la « culture »

Dans le document Anthropologie et développement (Page 92-98)

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Ce sommaire tour d'horizon n'est évidemment pas exhaustif. Les représenta-tions savantes qui alimentent les stéréotypes des développeurs à propos des déve-loppés ne se limitent pas à ces cinq catégories, même si ce sont là, je crois, les plus usuelles. Par ailleurs ces stéréotypes, aussi contradictoires puissent-ils para-ître, se combinent évidemment selon des dosages variables. On a vu à quel point les divers modèles s'alimentaient l'un l'autre, a contrario. C'est par opposition au stéréotype du voisin que l'on développe le sien propre, et, parfois, on cumule sans vergogne le même et son contraire ! De ce fait, critiquer des stéréotypes, fussent-ils savants, ne signifie pas qu'il faille prendre systématiquement le point de vue inverse.

De même, cela ne signifie qu'il faille négliger la part de vérité qui rend sou-vent un stéréotype crédible. En effet chacun de ces stéréotypes peut invoquer des exemples qui le justifient : les paysans sont parfois consensuels, parfois entrepre-neurs, parfois traditionalistes, parfois [70] soumis, parfois rebelles... C'est un

ex-cès de généralisation ou une imputation unilatérale qui transforment des constats partiels en stéréotypes inacceptables.

N'y a-t-il pas de toute façon quelque déraisonnable ambition à vouloir définir le coeur des économies paysannes par un principe unique ? Prenons le cas du

« principe de sécurité », souvent invoqué, et pas seulement par les tenants de l'économie morale, pour justifier une vision résistante et/ou traditionaliste et/ou communautariste des sociétés rurales, mais que d'autres mobilisent aussi comme moteur de stratégies individuelles calculatrices et rationnelles (cf. Popkin, 1979).

Qui nierait que la recherche de la sécurité ne règle de nombreux comportements agro-pastoraux ? Mais faut-il pour autant y voir la clé qui donnerait accès à la spécificité paysanne ? La paysannerie a aussi ses aventuriers, ses parieurs, et ses hédonistes invétérés. Diverses stratégies économiques et sociales y coexistent.

Toute recherche d'une vérité fondatrice de la société ou de l'économie paysanne est sans doute illusoire, quel que soit le code scientifique dans lequel elle est ef-fectuée, et ce, malgré les évidentes analogies des sociétés paysannes à travers le monde 46. Qu'on pense à un G. Foster et à son modèle, culturaliste à l'excès, d'une paysannerie ordonnée autour d'une « image d'un univers de biens finis » (image of the limited goods). Cette vision du monde censée être paradigmatique des sociétés paysannes organiserait une sorte d'égalitarisme systématique au nom de valeurs symboliques qui condamneraient toute promotion individuelle, en vertu du princi-pe selon lequel nul ne princi-peut s'élever sans le faire aux déprinci-pens des autres. Le monde villageois serait en quelque sorte un jeu à somme nulle réglant les représentations paysannes du monde et de la richesse, où tout progrès de l'un serait vécu comme abaissement de l'autre (Foster, 1965). Les critiques de la thèse de Foster ont

46 Dalton (DALTON, 1971, 1972) est l'un des rares chercheurs qui a su com-parer de façon « grand angle » les sociétés paysannes aux sociétés de chas-seurs-cueilleurs ou aux sociétés industrielles en évitant nombre des travers réductionnistes ou monistes inhérents à ce genre d'entreprise. Les caractéris-tiques par lesquelles Mendras définit le « type idéal » des sociétés paysannes (autonomie relative à l'intérieur d'une société englobante, fonction de mé-diation des notables dans les rapports avec celle-ci, importance du groupe domestique, rapports internes d'interconnaissance, autarcie économique rela-tive) échappent elles aussi au piège de la recherche d'une essence paysanne (MENDRAS, 1976 : 12).

gné l'abondance des contre-exemples démentant une généralisation aussi excessi-ve 47.

La notion de « culture » sert le plus souvent, comme chez Foster, de « concept porteur » pour les stéréotypes évoqués ci-dessus. Rares sont ceux qui n'invoquent pas la « culture » à l'appui de leurs thèses ou de leurs clichés. D'ailleurs, bien au delà de l'univers du développement, chez des sociologues de renom, auteurs d'analyses par ailleurs stimulantes, on peut repérer ce rôle de « bouche-trou » ou de « cache-misère » que joue la notion de culture. Ainsi Crozier, après avoir pro-cédé à une analyse sociologique novatrice du phénomène bureaucratique [71]

français, tente in fine de rendre compte de ses spécificités et de ce qui est rebelle à ses propres explications stratégiques par l'invocation d'une « culture française » (cf. Crozier, 1963 : 257-323 ; Crozier et Friedberg, 1977 : 167-191) 48.

S'ensuit-il cependant qu'on ne puisse dès lors jamais parler ni de « culture » traditionnelle ni de « culture » commune ? N'y a-t-il pas de liens tant avec le passé qu'avec les autres, dont la compréhension serait nécessaire ? Le terme de « cultu-re » doit-il êtcultu-re banni ? Les habitants d'un même village, les locuteurs d'une même langue, les membres d'une même civilisation rurale ne partagent-ils pas un certain nombre de représentations communes du corps, de la vie, de la société, et leurs comportements ne se réfèrent-ils pas à des normes et des valeurs communes, is-sues du passé, au-delà des diversités et contradictions internes ?

La réponse est bien sûr oui. Il y a existence manifeste de stocks de représenta-tions partagées, fondées sur une certaine forme d'héritage culturel, dont la langue est sans doute le support et le fondement. Reste à en préciser les échelles : village, région, « ethnie », aire « culturelle » ? Cette délimitation sera d'autant moins

47 Pour le débat qui s'est instauré autour du modèle proposé par Foster, cf.

BENNETT, 1966 ; KAPLAN et SALER, 1966 ; PIKER, 1966 ; FOSTER, 1966, 1972 ; GREGORY, 1975 ; HUTTON et ROBIN, 1975.

48 Friedberg récuse ultérieurement la valeur explicative de la notion de « cultu-re nationale » (1993 : 17), mais il garde le terme de « cultucultu-re », dans une ac-ception qui reste vague et fourre-tout, pour tantôt désigner tout ce qui dans les comportements ne relève pas d'une stratégie rationnelle (id. : 54, 237) ou tantôt évoquer comment les contextes d'action des acteurs pèsent nécessai-rement sur leurs actes : « leur rationalité et leur capacité de choix sont pré-structurées par leur appartenance à des cultures (nationales, professionnel-les, organisationnelles) » (id : 16).

ple qu'elle est nécessairement fluctuante, selon les représentations considérées, et selon les contextes. Mais on est à l'évidence confronté sans cesse à des configura-tions de représentaconfigura-tions communes à des ensembles d'acteurs, et c'est bien cela qu'évoque au fond le terme de « culture », sans qu'il soit besoin d'aller plus loin 49. Mais ces stocks de représentations partagées :

(a) évoluent et se modifient ;

(b) ne couvrent pas de façon égale tous les types de référents ; (c) ne sont pas homogènes ;

(d) ne sont pas nécessairement intégrés dans des « visions du monde » ou générés par des « valeurs » fondamentales.

Ces quatre aspects, qui me semblent particulièrement importants, sont oc-cultés par les positions culturalistes, explicites et théorisées comme celles de cer-tains ethnologues, ou implicites et latentes comme celles de nombre d'opérateurs du développement, qui croient que les représentations partagées propres à un mi-lieu social donné, et plus encore à une société villageoise africaine, sont stables et anciennes, présentes à [72] tous niveaux, homogènes, et reflètent une vision du monde cimentée par des valeurs communes. Au contraire, tout usage du terme de

« culture » ne doit jamais oublier qu'on a affaire à des dynamiques permanentes de transformation des représentations et des normes (c'est-à-dire de tout ce qui donne un sens concret au terme de « culture »). Ces dynamiques varient dans leurs contenus, leurs formes et leurs rythmes à la fois selon les référents respectifs des représentations en question, et selon les porteurs sociaux de ces représenta-tions 50.

49 On ne peut évidemment citer l'immense littérature qui s'attaque aux multi-ples significations de « culture » dans la tradition anthropologique : il y a déjà longtemps KROEBER et KLUCKHOHN (1952) relevaient plusieurs centaines de définitions. Me gardant de rentrer au coeur de ce débat et res-tant délibérément à sa marge, je signale simplement pour le plaisir le texte provocateur et subtil de Pascal Boyer, Pourquoi les Pygmées n'ont pas de culture (BOYER, 1989).

50 Dans le domaine des représentations de la santé, divers travaux ont esquissé une étude de ces dynamiques de transformation des représentations

(BON-En particulier il convient de distinguer plusieurs niveaux de partage des repré-sentations, et c'est ce que les utilisateurs immodérés de la notion de « culture » ne font pas, ou pas assez.

Une première distinction, certes sommaire, et qui n'a de sens que sous forme idéal-typique, opposera d'un côté les représentations « savantes » (au sens

« dur » : sciences ou théologies), propres à des cléricatures constituées, indisso-ciables de l'usage de corpus livresques, indissoindisso-ciables de débats autour d'une or-thodoxie, et qui fonctionnent volontiers en « systèmes », et de l'autre côté les re-présentations « populaires », plus éparses, diffuses, floues, labiles, que l'on orga-niserait plutôt en « configurations » 51. Mais ces dernières renvoient elles-mêmes à plusieurs niveaux, trop souvent confondus : représentations populaires commu-nes, représentations populaires spécialisées, représentations populaires sectoriel-les.

a) Tout d'abord, il y a le niveau du sens commun, de la perception normale (socialement construite) de la réalité quotidienne, du « ce qui va de soi » (Geertz, 1986 ; Schutz, 1987 ; Giddens, 1987), depuis les codes implicites et latents jus-qu'aux normes plus conscientes. Il est largement commun à tous les membres d'une même culture et diffère d'une culture à l'autre. Par exemple (et très caricatu-ralement) l'attitude de gêne face aux beaux-parents, ou les relations de moquerie entre cousins croisés ou « ethnies-à-plaisanterie » font partie en Afrique de tels codes routiniers. Ou encore il est « normal », banal, d'évoquer en Europe l'incons-cient, là où en Afrique on parlera de « double », ou encore d'imputer ici à des

« microbes » ou à la « malchance » ce qui ailleurs relèvera de la sorcellerie ou de la magie malveillante. On pourrait parler en l'occurrence de représentations po-pulaires communes.

b) Mais, au sein de ces représentations quotidiennes et banales, il en est qui sont inégalement mobilisées : plus sophistiquées et élaborées, on n'y puisera qu'en cas de besoin, comme des réserves de sens préprogrammées, qui ne sont pas

NET, 1988 ; FASSIN, 1989, 1992a et b ; JAFFRÉ, 1991, 1993 ; OLIVIER DE SARDAN, 1994 ; JAFFRÉ et OLIVIER DE SARDAN, 1995).

51 Il y a bien sûr influences mutuelles et interactions entre ces deux grands types de culture. Par ailleurs les porteurs d'une « culture savante » sont aussi insérés dans des « cultures populaires ».

cessaires pour les interactions habituelles. Ainsi, en Europe, chacun connaît à peu près l'existence des « classes sociales » ou a une certaine notion de ce qu'est l'in-farctus ; de même, au Sahel, nul n'ignore qu'il y a diverses familles de génies, ou que les sorciers se transforment en ânes sans tête... Mais ces notions restent [73]

en général assez vagues pour une majorité de gens (au moins tant qu'ils ne sont pas concernés directement), alors que certains en usent plus, et sont de ce fait plus compétents que d'autres à leur sujet, plus aptes à les définir ou à les manipuler, même si à peu près tout le monde les comprend grosso modo. On pourrait parler de représentations populaires spécialisées : celles des guérisseurs, par exemple.

c) Enfin on peut envisager un troisième niveau, celui des savoirs plus ou moins sectorialisés, où certaines représentations ne sont communes qu'à des grou-pes particuliers. En effet, une culture recouvre toujours des « sous-cultures » plus ou moins visibles, dotées d'autonomie : le cas le plus évident en Afrique est celui des « cultures féminines » ; les systèmes de représentations et de normes de com-portements communs aux femmes sont dans chaque société en partie distincts de ceux des hommes, bien qu'enchâssés dans une culture globale largement partagée.

On pourrait aussi, pour le Sahel, évoquer la sous-culture des descendants d'escla-ves, ou les sous-cultures des castes professionnelles (forgerons, griots ... ), ou celle, plus instable et changeante, de la petite bourgeoisie urbaine. Faut-il cette fois parler de représentations populaires sectorielles ?

Quoi qu'il en soit, ces divers stocks de représentations, plus ou moins commu-nes, ne sont jamais actualisés, mobilisés et opérationnalisés par tous les individus et dans tous les contextes de la même façon. Les modes d'usage, autrement dit, en sont multiples.

La propension à la stéréotypie :

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