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Deux « points de vue heuristiques »

Dans le document Anthropologie et développement (Page 64-69)

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Ces quatre « propriétés » propres aux faits de changement social et de déve-loppement permettent de clarifier le rapport qu'entretiennent les sciences sociales avec deux grandes « perspectives heuristiques » (parfois appelées, à tort à mon avis, paradigmes) entre lesquelles elles oscillent sans cesse. Et c'est peut-être en cela que l'anthropologie du changement social et du développement peut contri-buer à éclaircir certains débats épistémologiques récurrents qui débordent la seule anthropologie. J'évoquerai ici fort brièvement les deux « perspectives heuristi-ques » dominantes : le holisme et l'individualisme méthodologique.

L'anthropologie comme « point de vue de la totalité »

L'anthropologie au sein des sciences sociales est souvent créditée d'un point de vue de la totalité, ou point de vue holiste. Certes, le sentiment que la société est plus que la somme de ses parties est également présent chez les fondateurs de la sociologie comme chez nombre de leurs successeurs. Mais l'anthropologie semble apporter au [49] holisme le secours de ses méthodes de terrain spécifiques. L'en-quête intensive, au long cours, en situation réelle, semble particulièrement appro-priée pour saisir une réalité dans toute ses dimensions, et donc dans sa globalité.

L'anthropologie du changement social et du développement reprend cette perspective holiste. Elle met en évidence le fait que les logiques multiples qui se confrontent autour des processus de « développement » ne relèvent pas seulement de groupes d'acteurs différents (et renvoient en partie à des conflits de rationalités collectives) mais mobilisent aussi des registres variés de la réalité sociale, qu'il convient d'appréhender simultanément. Pratiques et représentations sont toujours à la fois d'ordre économique, social, politique, idéologique, symbolique.

L'anthropologie du changement social et du développement se situe largement dans l'héritage de Polanyi, (1983), en ce que celui-ci a particulièrement insisté sur la notion de embeddedness, c'est-à-dire sur l'« enchâssement » de l'économie dans la vie sociale en général 33. Diverses formulations et thèses ont développé ré-cemment cette perspective, depuis celles, malheureuses, de G. Hyden sur l'« économie de l'affection » (Hyden, 1980, 1983) jusqu'à celles, plus prudentes, et antérieures, de Thompson (1971) et Scott (l976) sur l'« économie morale » 34. Toutes entendent prendre en compte simultanément les registres divers de la ré-alité sociale, telle que l'appréhendent les cultures, sous-cultures et acteurs sociaux.

En particulier, les phénomènes relevant classiquement de l'économie (production, échange et consommation de biens et de services), auxquels les processus de

« développement »renvoient pour l'essentiel, ne peuvent être arbitrairement auto-nomisés et déconnectés de leurs dimensions sociales (cf. clivages à base d'âge, de sexe, de statut, de condition, de classe), culturelles et symboliques (cf. normes de bienséance, modes de reconnaissance sociale, critères du prestige, de la solidarité, de l'accomplissement), politiques (cf. clientélismes et factionnalismes, néo-patrimonialisme) ou magico-religieuses (cf. accusations de sorcellerie). Il s'agit donc bien d'une perspective holiste, éminemment positive. Mais, par contre, l'an-thropologie du changement social et du développement doit rompre avec un autre type de holisme : celui qui considère la société comme un tout homogène et cohé-rent, quelles que soient les propriétés dont on affecte ce tout, autrement dit qu'il soit perçu comme despotique et « totalitaire », ou comme communautaire et égali-taire. C'est le cas du modèle structuro-fonctionnaliste classique comme du mar-xisme classique, qui, pour des raisons différentes, voient dans les comportements de simples effets de système, et ne considèrent les positions qu'en tant que posi-tions dans une structure sociale. C'est le cas [50] aussi avec le « culturalisme » qui rabat toute une société (et la diversité des groupes et des sous-cultures qui la

33 Mais Polanyi a réservé - à tort croyons-nous - cette notion d'embeddedness aux économies précapitalistes. Les travaux qui analysent aujourd'hui le fonctionnement des marchés « réels » fort différent de la norme néo-libérale du marché abstrait (cf. WATTS, 1994) ne font qu'étendre l'intuition de Po-lanyi à l'économie moderne d'où celui-ci l'avait exclue (cf. également GRANOVETTER, 1985).

34 Sur l'abondant débat anglo-saxon autour de l'économie morale, cf. entre autres POPKIN, 1979 ; HUNT, 1988 ; LEMARCHAND, 1989, ainsi que, infra, la critique des thèses de Hyden.

posent) sur « un » système de valeurs culturelles, voire un « caractère national » ou une « personnalité de base », si ce n'est un « habitus »...

On a donc affaire à deux types de holisme largement emmêlés. L'un est un point de vue de la transversalité et de la multidimensionnalité. L'autre est une hy-pertrophie du tout, de l'ensemble, du système, de la structure. Peut-être pourrait-on, pour différencier ces deux holismes, parler de « holisme méthodologique » en ce qui concerne le premier, et de « holisme idéologique » à propos du second.

Les faits de développement exigeraient alors de faire appel au holisme métho-dologique et de se détourner du holisme idéologique.

L'anthropologie comme mise en évidence des stratégies d'acteurs

Ce second « point de vue heuristique » est en général associé à ce que l'on a appelé l' « individualisme méthodologique ». Il est représenté non seulement en sociologie (cf. entre autres Schelling, 1973, 1980 ; Boudon, 1984, 1988) mais aussi en anthropologie (Barth, 1981), et, dans un domaine proche de celui qui est ici le nôtre, à la frontière de l'anthropologie économique et de la politologie (Schneider, 1975 ; Popkin, 1979 ; Bates, 1987). Il s'agit souvent de réactions contre tels ou tels aspects du point de vue précédent, réactions qui pourraient donc être interprétées, pour reprendre notre formulation, comme des refus du « holisme idéologique ». On reprochera ainsi, non sans raisons, au structuro-fonctionnalisme ou au marxisme de ne pas prendre en compte l'existence et l'importance des orga-nisations informelles (amitiés, réseaux, alliances, coalitions), d'oublier que les acteurs sociaux sont des entrepreneurs manipulant les relations personnelles pour atteindre leurs objectifs, de négliger les incessantes « transactions », matérielles ou symboliques, entre individus (cf. Boissevain, 1974 : 3-33). Le programme de recherche qui en découle se nourrit des insuffisances du point de vue précédent. Il proclame volontiers que « le changement social doit être analysé comme la résul-tante d'un ensemble d'actions individuelles » (Boudon, 1984 : 39). Mais l'indivi-dualisme méthodologique n'est ni monolithique ni univoque. Peut-être faudrait-il désagréger cette expression, et distinguer, comme je l'ai fait pour le holisme, un

« individualisme méthodologique » proprement dit et un « individualisme idéolo-gique » abusivement confondus derrière l'expression d'individualisme

méthodolo-gique telle qu'elle est employée tant par ses défenseurs que par ses détracteurs, qui mélangent et confondent les deux dimensions.

L'anthropologie du changement social et du développement est actor-oriented (Long, 1977). Elle privilégie les points de vue et les pratiques des acteurs de base et des « consommateurs » de développement 35. En ce [51] sens elle tend à mettre en évidence leurs stratégies, aussi contraintes soient-elles, leurs marges de ma-noeuvre, aussi faibles soient-elles, leur « agencéité » (agency). Elle souligne les logiques et les rationalités qui sous-tendent représentations et comportements.

Elle met l'accent sur l'existence de réels « niveaux de décision » à tous les éche-lons, et de choix opérés par les individus en leur nom ou au nom des institutions dont ils se considèrent comme les mandants. On peut donc considérer un tel

« point de vue heuristique » comme relevant de l'individualisme méthodologique proprement dit. Il permet d'éviter de prendre les agrégats produits par les sciences sociales (société, culture, ethnie, classe sociale, système de parenté, mode de pro-duction, catégorie socioprofessionnelle...) pour des sujets collectifs dotés de voli-tion, et pare aux risques de substantialisation et de déterminisme inhérents à la manipulation de tels Concepts.

Mais en anthropologie du changement social et du développement, on ne peut supposer ni « une » rationalité unique de l'acteur social, qu'elle soit plus ou moins calquée sur le modèle de l'économie néo-libérale ou qu'elle s'en éloigne sous des versions plus prudentes (tels les modèles de « rationalité limitée » de Simon), ni un principe formel unique qui serait la matrice de toutes les logiques d'action par-ticulières. Les stratégies des acteurs ne se réduisent pas à la seule « maîtrise des zones d'incertitudes », ou à la maximisation du rapport moyens/fins. Les acteurs

« réels », individuels ou collectifs, circulent entre plusieurs « logiques », choisis-sent entre diverses normes, gèrent de multiples contraintes, sont aux confluents de plusieurs rationalités, et vivent dans un univers mental et pragmatique tissé d'am-biguïtés et d'ambivalences, placé sous le regard des autres, en quête de leur recon-naissance ou confronté à leur antagonisme, et soumis à leurs influences multiples.

35 Bien évidemment les acteurs tels qu'on les considère ici sont des acteurs sociaux et non des sujets abstraits, des atomes désincarnés, des individus so-litaires et calculateurs. Ils sont socialement « lestés », dotés de ressources inégales, insérés dans des réseaux spécifiques, soumis à des pesanteurs mul-tiples.

En ce sens, l'anthropologie du changement social et du développement ne peut accepter l' « individualisme idéologique » qui se dissimule souvent dans ce que ses sectateurs appellent - improprement - l'individualisme méthodologique.

Ces deux « points de vue heuristiques », holisme méthodologique et indivi-dualisme méthodologique, n'ont en fait rien d'incompatible, ils ne préjugent pas de paradigmes de recherche plus durs (ou paradigmes proprement dits), et me sem-blent pouvoir parfaitement être combinés (à la différence de leurs homologues

« idéologiques » respectifs). On pourrait d'ailleurs leur en adjoindre d'autres, tout aussi complémentaires 36. J'examinerai plus loin l'un d'entre eux (cf. chapitre 5), particulièrement [52] pertinent en socio-anthropologie du développement, le po-pulisme méthodologique.

L'anthropologie du changement social et du développement n'a certes pas le monopole de l'utilisation de ces « points de vue heuristiques », et ce sont là sans aucun doute des ressources méthodologiques propres aux sciences sociales en général. Cependant, dans la conjoncture actuelle de nos disciplines, elle est parti-culièrement bien placée pour en tirer profit de façon innovante.

36 Cette attitude résolument éclectique se distingue évidemment de la position de Bourdieu, qui entend « dépasser » l'antagonisme du holisme et de l'indi-vidualisme méthodologique par la production d'un système nouveau, le sien, à savoir un édifice théorique global qui refuse d'être désarticulé et exige d'être pris en sa cohérence systémique (BOURDIEU, 1992 : 71). Je pense au contraire que ces deux points de vue heuristiques ne sont pas « dépassa-bles », mais qu'ils sont combinadépassa-bles, sous condition de désarticulation. La désarticulation des ensembles, y compris celui de Bourdieu, me semble, en sciences sociales comme en développement, relever d'une saine économie des pratiques et ne pouvoir être proscrite.

Anthropologie du changement social

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