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comme processus de diffusion

Dans le document Anthropologie et développement (Page 104-112)

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Ce point de vue a pour lui la force de l'évidence : l'innovation se diffuse en quelque sorte par nature, et ceci quelle que soit son origine : du Nord vers le Sud, d'une région à une autre, des centres de recherche vers les paysans, d'une civilisa-tion à une autre... L'histoire et plus encore l'archéologie, en particulier, ont depuis leurs débuts partie liée avec une perspective « diffusionniste », incorporée en quelque sorte dans toute ambition comparative, que celle-ci s'attache aux proces-sus de diffusion des techniques, ou aux procesproces-sus de diffusion des savoirs, voire aux processus de diffusion des structures.

En sociologie et en anthropologie le point de vue diffusionniste peut se dé-composer en trois composantes : deux « points de vue » successifs et quelque peu anciens en anthropologie, et un paradigme plus récent en sociologie (les diffusion studies correspondent en effet à un programme de recherche suffisamment cohé-rent pour permettre en l'occurrence d'utiliser ce terme)

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Premier point de vue anthropologique : le diffusionnisme classique du début du siècle

Je n'évoquerai pas ici le diffusionnisme européen, en particulier allemand, au-tour de Gräbner et de la théorie des cercles culturels, resté souvent général et spé-culatif, et donc peu intéressant pour notre propos, mais plutôt sa forme américai-ne, beaucoup plus portée sur le recueil de données empiriques, et qui s'est pour une bonne part focalisée sur la diffusion d'innovations ou de paquets d'innovations chez les peuples indiens d'Amérique du Nord. On connaît ainsi les études sur la diffusion du « complexe du maïs », ou du complexe du cheval (et, dans le même esprit, mais à propos de ces innovations rituelles que je me suis interdit d'analyser ici, la diffusion de la sun dance).

L'intérêt de ce diffusionnisme est qu'il relève de ce qu'on pourrait appeler un

« comparatisme de voisinage à dimension diachronique », autrement dit, il travail-le à une écheltravail-le régionatravail-le (et non continentatravail-le ou planétaire), en considérant des chaînes de sociétés contiguës liées par des échanges historiquement attestés. À la différence du paradigme évolutionniste dominant au début de ce siècle, le diffu-sionnisme permettait à la fois un comparatisme de terrain, et une mise en pers-pective diachronique empiriquement fondée.

Hélas pour l'anthropologie, ce point de vue a été vite occulté par la montée en puissance du culturalisme américain, comme du structuro-fonctionnalisme anglo-saxon, qui ont, chacun à leur façon, privilégié la cohérence interne et la reproduc-tion d'un système social ou culturel aux détriments des processus dynamiques, des échanges et des modes de changement. La réaction culturaliste et structuro-fonctionnaliste contre l'évolutionnisme a entraîné dans la tourmente le diffusion-nisme tempéré/empirique

Deuxième point de vue anthropologique : la problématique de l'acculturation

Cependant, à l'intérieur même de la mouvance culturaliste (c'est-à-dire en par-ticulier dans l'anthropologie culturelle nord-américaine), on a vu émerger, après la Seconde Guerre mondiale et non sans lien avec la prise en compte des contextes coloniaux 55, une tentative de dynamisation [81] « de l'intérieur », réintroduisant dans une thématique de la culture (avec toutes ses dérives substantialistes qui font de la culture une essence) la prise en compte des interactions interculturelles (une culture existe aussi dans ses rapports avec d'autres cultures), et l'analyse des phé-nomènes d'hybridation entre cultures (une culture est aussi le produit d'emprunts et de synthèses).

Ce deuxième point de vue diffère du diffusionnisme classique à plusieurs égards. On peut évoquer trois d'entre eux. Ce n'est plus la circulation d'éléments techniques ou rituels bien identifiés qui est au centre du propos, mais plutôt l'im-brication, plus vaste et plus floue, de traits culturels dans les registres les plus variés. D'autre part, on ne s'intéresse plus à des chaînes de sociétés voisines et connectées, mais à la confrontation de deux cultures, en général placées l'une par rapport à l'autre dans un rapport de domination. Enfin l'analyse n'est pas diachro-nique, mais elle s'attache aux interactions en cours.

55 Cette tendance est en fait présente dès les débuts, dans la mesure où l'ancêtre fondateur du culturalisme anglo-saxon, Malinowski, n'est pas sans avoir ap-pelé à une « anthropologie appliquée » soucieuse des processus de change-ment et s'intéressant aux « situations de contact » (cf. entre autres ses arti-cles repris dans un ouvrage posthume au titre significatif : The dynamics of cultural change [Ce livre est disponible, en version française, dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ; MALINOWSKI, 1970, qui annon-ce et reprend tous les thèmes des études d'acculturation). Malinowski, de plus, critique le diffusionnisme à partir de deux arguments forts : le chan-gement est le produit du jeu de forces sociales et d'institutions et non d'une circulation de « traits culturels » ; il aboutit à la constitution d'ensembles nouveaux et non à un assemblage d'éléments disparates (MALINOWSKI : 1970 : 42, 48). Balandier a montré cependant les limites de l'analyse de Ma-linowski, en ce qu'elle sous-estimait les phénomènes de domination d'une part, et en raison d'une théorie de la culture aujourd'hui insoutenable d'autre part (BALANDIER, 1963 : 24-27).

Par contre, comme le diffusionnisme classique, la problématique de l'accultu-ration met l'accent sur les phénomènes de compatibilité liés au processus de diffu-sion entre les deux cultures en contact. On a pu ainsi distinguer deux grands regis-tres de compatibilité rendant compte du rejet ou de l'adoption d'un » trait cultu-rel » ou d'une innovation, la compatibilité de signification (meaningfull fit), c'est-à-dire la compatibilité entre la perception symbolique d'une innovation par les acteurs locaux et le système de valeurs de ces acteurs, et la compatibilité fonc-tionnelle (functional fit), c'est-à-dire la compatibilité entre les effets de l'innova-tion et le système social et technique adoptant (Katz, Levin et Hamilton, 1971 : 250). Ces plus ou moins grandes compatibilités se traduiraient par des phénomè-nes d'emprunt sélectif, la culture locale jouant le rôle de « filtre ».

La problématique de l'acculturation a quelques avantages, et quelques in-convénients. Parmi les avantages, on retiendra qu'elle décrit bien les situations de développement rural, qui sont dans les pays du Sud caractérisés par l'interaction de deux cultures non seulement fortement contrastées mais encore placée dans un rapport de domination. La problématique de l'acculturation met aussi à juste titre l'accent sur les phénomènes syncrétiques : il y a construction de configurations nouvelles à partir de matériaux pris aux deux cultures en contact, et non simple-ment emprunt ou assemblage d'élésimple-ments préexistants. Enfin elle n'isole pas les seuls traits techniques, mais les intègre comme éléments de contacts, d'emprunts et d'interprétations plus larges, ensembles que connote le terme de « culture ».

Mais la problématique de l'acculturation n'échappe pas au risque inverse d'une dissolution de l'innovation technique dans une analyse beaucoup plus incertaine du « changement culturel », comme à celui d'une homogénéisation de chacune des cultures en présence aux détriments d'une prise en compte des sous-cultures et des clivages et divergences internes à chacune. De même les médiations et réseaux transverses ne sont guère pris en considération. Le risque est aussi de se [82] mé-prendre sur les contours et les contenus des cultures en contact. On verrait un fa-ce-à-face entre la « culture occidentale » et, mettons, la culture peule (ou culture wolof, ou culture bambara, etc.) là où il y a face-à-face entre une culture technico-scientifique (d'origine occidentale) et une culture paysanne locale (cf. ci-dessous, chapitre 8)

Mais la limite principale de la problématique de l'acculturation, c'est sans dou-te qu'elle n'a pas permis l'émergence de véritables programmes de recherche :

autrement dit, ses assertions de base n'ont guère d'utilité pour la collecte et le trai-tement de matériaux empiriques originaux.

Un paradigme sociologique les « diffusion studies »

Mendras et Forsé (1983 : 75-80) évoquent à ce propos et non sans pertinence un « paradigme épidémiologique », dans la mesure où cette sociologie de l'inno-vation étudie la diffusion d'une innol'inno-vation comme les épidémiologues étudient la diffusion d'une maladie. L'ouvrage souvent remanié de E. Rogers (1983) 56 fait la somme des innombrables études inspirées de ce paradigme (il recense plus de 1500 recherches) et en analyse les composantes. Le point de départ en est sans doute l'étude de Ryan et Gross menée en 1943 sur la diffusion du maïs hybride en Iowa. Parti de la sociologie rurale américaine, où il allait prospérer, le paradigme épidémiologique se diffusera - si l'on peut lui appliquer sa propre grille d'analy-se... - dans la sociologie de l'éducation et, bien sûr, dans la sociologie de la santé.

Le fondement en est sans doute la mise en valeur d'une courbe en S (an-nées/nombres d'adoptants d'une innovation), déjà perçue par Tarde, courbe vala-ble quelle que soit l'innovation étudiée, qui permet de distinguer 5 types d'adop-tants : les pionniers, les innovateurs, la majorité précoce, la majorité tardive, les retardataires.

56 Cf. les différences notables entre les diverses éditions, celle de 1962, celle de 1971 (parue sous un autre titre, Communication of innovations, avec FLOYD et SHOEMLAKER comme coauteurs), et celle de 1983, sur laquel-le nous nous appuyons.

[83] La recherche tend dès lors à se concentrer sur les variables qui identifient les pionniers ou les innovateurs, que ce soit dans le cas d'une innovation particu-lière, ou en croisant plusieurs types d'innovations. On constatera ainsi, ce qui ne surprendra guère, que les pionniers et les innovateurs ont en général un statut so-cial plus élevé, sont plus instruits, et participent plus à la vie associative que les adoptants ultérieurs...

De ce paradigme découle ensuite une définition analytique et programmatique de l'innovation, qui peut s'exprimer ainsi : « Acceptance over time of specific items by individual, groups or other adopting units, linked to specific channels of communication, to a social structure, and to a given system of value, or culture » (Katz, Levin et Hamilton, 1971 : 240) 57. Le simple commentaire des termes de cette définition dessine les contours du programme de recherche découlant du paradigme :

57 On trouvera une définition du même type dans ROGERS, 1983 : 10.

- acceptance... : essayer n'est pas adopter, et c'est l'adoption d'une innovation qui compte ; d'autre part accepter une innovation signifie en un sens la faire sien-ne, se l' « approprier », autrement dit cela met en jeu des processus d'identifica-tion, d'intériorisation et d'interprétation.

- ... over time... : le facteur temps est fondamental ; il faut une perspective dia-chronique pour pouvoir mettre le temps en abscisse, et tracer la courbe de base du paradigme.

On peut ici faire une parenthèse relative à ces deux premiers points : le risque d'une mise en abscisse du temps, et de l'usage d'un critère unique d'acceptation, qui sont des prérequis pour tracer une courbe, est d'aplatir les différences qualita-tives entre moments et entre acceptations. La signification d'une innovation chan-ge en effet au fur et à mesure de sa diffusion. L'adoption précoce relève de pro-cessus de nature différente que l'adoption massive ou tardive, ce que masque l'ef-fet de « tâche d'huile » (cf. la démonstration de Lavigne Delville, 1994 : 389, à propos de l'irrigation dans la vallée du fleuve Sénégal).

- ... of specific items... : ici est posé le problème de la spécificité de chaque in-novation, et, en quelque sorte, des propriétés inhérentes à chaque inin-novation, qui influent sur sa propre diffusion. Les uns citeront ainsi cinq facteurs permettant d'évaluer ce qu'on pourrait appeler l'adoptabilité intrinsèque des innovations (Ro-gers, 1983 : 211-236 ; repris par Mendras et Forsé, 1983 : 80) :

- l'avantage relatif apporté par l'innovation par rapport à ce à quoi elle se substitue,

- sa compatibilité par rapport au système technique en place, - sa plus ou moins grande complexité apparente,

- son observabilité chez autrui.

[84] D'autres mettront plutôt en valeur trois facteurs (Katz, Levin et Hamilton, 1971 : 244) :

- la communicabilité d'une innovation, - les risques qui lui sont liés,

- sa capacité de susciter l'adhésion (pervasivness).

- ... by individual, groups or other adopting units... : est posé là le problème des unités d'adoptions considérées, unités « réelles » ou unités construites par la recherche ; s'agit-il, comme dans le cas de la plupart des innovations agricoles ou dans celui des biens de consommation, d'individus (petits producteurs, consom-mateurs), ou bien prend-on en considération des groupes, qui peuvent être soit des groupes « en corps », corporate groups, ou des institutions (comme un hôpital ou une coopérative) - ce qui pose le problème de qui représente le groupe ou agit en son nom - soit des agrégats ou des artefacts sociologiques (une « population à risque », une catégorie socioprofessionnelle, une culture) c'est-à-dire des ensem-bles abstraits ou des construits conceptuels.

- ... linked to specific channels of communication... : en contraste avec les outrances et simplifications de la sociologie des médias et des techniques de mar-keting, l'un des grands apports des diffusion studies est sans doute d'avoir, avec Katz et Lazarsfeld (1955), mis en valeur l'importance des réseaux de communica-tion interpersonnels. La théorie des two steps flows souligne l'existence de deux paliers de communication. Les messages anonymes délivrés par les médias sont déchiffrés et évalués à travers des relations individuelles (voisinage, famille, affi-nités, groupe professionnel), dont la sociologie des réseaux tentera de circonscrire les contours, que ce soit en mettant en valeur la « force des liens faibles » (Grano-vetter, 1973) ou la « force des liens forts » (Rogers, 1983 : 299).

- ... to a social structure... : les diffusion studies sont par là en principe an-crées dans les deux principales traditions sociologiques, celle qui s'intéresse aux propriétés des ensembles sociaux où une innovation est introduite (études de structures sociales), et celle qui porte son attention sur les caractéristiques socio-logiques des individus adoptants (études de type plus « épidémiosocio-logiques »).

- ... and to a given system of value, or culture : ici entre en jeu le champ sou-vent réservé à l'anthropologie, où « visions du monde » (world views), « univers de vie » (life-worlds), normes et « coutumes » sont invoqués. Comme ci-dessus, l'analyse pourra partir de l'ensemble (la culture) ou de l'individu (les caractéristi-ques culturelles).

On constatera aisément que ces deux derniers thèmes, manifestement com-plémentaires (avec leurs axes respectifs « société et culture » d'une part, « caracté-ristiques sociales et caractécaracté-ristiques culturelles » d'autre part), sont, dans les étu-des empiriques relevant étu-des diffusion studies, les points les plus faibles. Le statut des énoncés produits reste surtout d'ordre [85] rhétorique, l'invocation de la struc-ture sociale ou de la culstruc-ture d'un groupe permettant en général d'expliquer l'inex-pliqué par l'inexplicable 58.

C'est dans ce « manque » que prend place en particulier le point de vue sui-vant, celui qui fait de l'innovation une fonction d'indexation sociale.

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