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Les niveaux de cohérence des projets

Dans le document Anthropologie et développement (Page 168-171)

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Tout projet invoque une cohérence qui lui est propre et qui le légitime, sou-vent par opposition à des projets antérieurs ou voisins, la configuration dévelop-pementiste étant un univers fortement concurrentiel. Mais cette nécessaire préten-tion à la cohérence, qui est une des pré-condipréten-tions du financement, et qui s'expri-me dans une rhétorique particulière (le « langage-projet » : cf. chapitre 9) est tou-jours mise à mal, non seulement par l'interaction entre le projet et les populations-cibles (cf. ci-dessous), mais aussi par les diverses instances qui concourent au projet lui-même. Je prendrai ici à titre d'exemple le projet de développement rural de type classique, qui reste plus ou moins dominant (même s'il n'est plus aussi hégémonique qu'avant et s'il a subi quelques aménagements), qui tient sa cohé-rence d'un modèle productif issu de la recherche agronomique, et se fonde sur une rationalité technique clairement affirmée 82. Dans cette perspective, inspirée tant

82 Pour une analyse critique générale de ce modèle dominant cf. entre autres RICHARDS, 1985. Pour des analyses critiques de terrain, menées à propos de cas précis selon une orientation identique à la nôtre, cf. YUNG, 1985 ; PONTIÉ et RUF, 1985. Ce modèle a également été critiqué de l'intérieur de la recherche agronomique, et diverses tentatives ont été faites pour dévelop-per des stratégies de recherche et de développement agro-pastoral

alternati-de la « révolution verte » en Inalternati-de que alternati-des expériences européennes, il s'agit d'im-porter au sein de la paysannerie africaine un modèle de production intensif, qui suppose, au-delà de ce qui se présente comme une opération de vulgarisation et d'encadrement, une transformation profonde de la « culture technique » des paysans. Les critères qui ont présidé à la mise au point du modèle sont ceux qui règlent la recherche en agronomie tropicale : mise au point de variétés et de tech-niques à haut rendement à l'hectare, adaptées aux données climatiques moyennes, et considérées comme facilement « vulgarisables », c'est-à-dire classées comme

« simples » en regard de la culture technique de la paysannerie occidentale prise comme référence.

Mais cette rationalité technique est confrontée, à l'intérieur même de la confi-guration développementiste, et donc avant même toute interaction avec les popu-lations locales, à d'autres registres de cohérence.

[129] En effet le modèle technique issu de la recherche agronomique est tou-jours mis au service d'objectifs de production étroitement liés à des considérations stratégiques de politiques nationales (balance des paiements, accumulation étati-que, ajustement structurel, etc.) qui donnent leur orientation générale aux projets.

A la cohérence technique se superpose donc, sans rapport direct avec celle-ci (sans congruence nécessaire), et à un niveau différent, une cohérence au moins nominale de politique économique ou de planification nationale. Cependant cette cohérence affichée est parfois en contradiction avec le fonctionnement « réel » des administrations et services de l'État. Aussi les projets de ce type sont-ils pres-que toujours dépourvus d'au moins une partie des moyens de leur action (on est ici renvoyé à ce qui a été dit plus haut du contexte). La non-maîtrise de la com-mercialisation ici, la situation catastrophique des coopératives là, la corruption partout, autant d'exemples qui montrent à quel point les logiques d'action de cer-tains rouages de l'appareil d'État ou de l'économie nationale, échappant totalement au contrôle du projet, peuvent contrecarrer sa politique.

Un troisième niveau de cohérence, lui aussi indépendant des deux premiers, renvoie au rôle des financiers et des bailleurs de fonds. Leur poids se manifeste indirectement, tant à travers le choix des modèles techniques « agro » que par le

ves (cf. recherche-système, recherche-développement), maximisant par exemple les dynamiques paysannes ou s'appuyant sur des variétés locales.

truchement de la politique économique nationale et des projets retenus par celle-ci. De plus, ils exigent, dans un contexte de dégradation accélérée des administra-tions locales, un droit de regard croissant, garant de la rigueur financière et comp-table sur laquelle une bonne part de leurs normes d'évaluation d'un projet est cons-truite.

Dernier niveau de cohérence, là encore autonome, la structure propre du pro-jet, autrement dit le projet comme institution, appareil, organisation. On sait qu'un projet a aussi sa propre « logique d'organisation », qui a sa pesanteur, ses dysfonc-tionnements, son « économie informelle », fort éloignés de son organigramme officiel. La pyramide hiérarchique, la collecte et la circulation de l'information, les capacités d'adaptation ou d'autocorrection constituent ainsi des paramètres de première grandeur. A ce niveau, la « culture professionnelle » des agents de déve-loppement et les normes qui président à leur formation et à leur carrière doivent être constitués en objets d'investigation socio-anthropologique (cf. Koné, 1994).

Plus généralement, c'est le projet comme organisation et système d'interactions entre salariés et agents qui contribue inévitablement à biaiser de diverses manières le projet tel qu'il se présente « sur le papier ». Il suffit d'évoquer ici à titre d'exem-ple la profonde contradiction entre la notion même de projet, qui se veut provisoi-re et entend donner aux populations aidées les moyens de pprovisoi-rendprovisoi-re le provisoi-relais et de se passer de lui aussi vite que possible, et le projet comme organisation et système de ressources dont les agents entendent au contraire prolonger au maximum l'exis-tence (cf. Berche, 1994 ; Koné, 1994).

Autrement dit, tout projet de développement, quel qu'il soit, et c'est aussi vrai des projets de santé ou de développement institutionnel que de développement rural, renvoie, au-delà de la cohérence unique qu'il [130] affiche nécessairement (c'est le projet « papier »), à plusieurs niveaux de cohérence en partie contradictoi-res :

(a) la cohérence interne du modèle technique,

(b) la congruence du projet avec la politique économique nationale, (c) la conformité du projet avec les normes des bailleurs de fond, (d) la dynamique propre de l'organisation-projet 83.

83 D'autres considérations relevant d'enjeux plus directement politiques et en général non dits interviennent aussi. Une des raisons de l'adoption du « pro-jet Maradi », après un long désaccord entre la Banque mondiale et les

auto-Un projet, même abstraction faite de ses contacts avec la population, est ainsi déjà un ensemble en partie incohérent, car doté de cohérences disparates. La ra-tionalité technique et argumentative, en sa splendide cohérence, autour de laquelle un projet est en général conçu, est donc déjà sérieusement mise à mal avant même qu'il ne se déploie sur le terrain.

Dans le document Anthropologie et développement (Page 168-171)