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et transformations contemporaines

Dans le document Anthropologie et développement (Page 158-164)

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Peut-on estimer que l'analyse des rapports de production et de la logique de la subsistance menée en référence à la colonisation est devenue obsolète si l'on considère la société contemporaine ? Rien n'est moins sûr. Le « mode de produc-tion paysan » régit toujours pour l'essentiel la producproduc-tion agricole en pays song-hay-zarma. Nous sommes encore loin de la « fin des paysans » diagnostiquée en Europe. Quelques déplacements se sont certes opérés dans les rapports de produc-tion ruraux « secondaires » : érosion des derniers rapports tributaires, développe-ment marginal d'une agriculture capitalistique. Les forces productives se sont dans certains secteurs développées (aménagements hydro-agricole), mais sans boule-versement des rapports de production à la campagne. Les migrations ont changé de zones d'accueil, elles ont conservé leur importance.

Dans un domaine toutefois la situation s'est nettement modifiée : l'exploitation despotique a, pour l'essentiel, pris fin. A cet égard, la coupure n'est pas l'indépen-dance. Une première coupure intervient en 1945 avec la fin de « l'âge d'or colo-nial »et la suppression du travail forcé. Une seconde coupure intervient dans les années 1970 avec la rente uranifère et les sécheresses, concourant à la diminution spectaculaire de l'impôt. Les campagnes ne sont plus pillées.

Mais il est d'autres changements qu'une analyse en termes de rapports de pro-duction ne permet pas d'appréhender, parce qu'ils se situent à une autre échelle, et qu'ils surviennent « à l'intérieur » des rapports de production en place. Tel est le cas avec la plupart des innovations qu'ont induites les diverses opérations de dé-veloppement, soit directement (aménagements), soit indirectement (diffusion de techniques et de matériels), par le « libre jeu du marché » souvent, ou par la modi-fication imperceptible des comportements « individuels »... En effet, les interven-tions lourdes (digues et irrigation) comme les acinterven-tions incitatives légères (diffusion

de la traction attelée, jardinage de contre-saison) ont pu se couler dans le moule des rapports de production sans les altérer réellement (du moins à l'échelle de temps qui est la nôtre).

Les aménagements hydro-agricoles le long du fleuve Niger (essentiellement orientés vers la riziculture) représentent les plus importantes opérations de déve-loppement dans l'ouest du pays. Devenus [122] un incontestable succès après des débuts timides et grâce à une injection massive de fonds, ils ont nettement amélio-ré le sort des paysans allocataires. Les structures « coopératives » qui ont été mi-ses en place n'ont cependant pas mis en question la prédominance du mode de production paysan. Ces aménagements sont basés sur l'attribution, en principe, d'un lot par famille riveraine, dans un contexte où les rizières préexistantes étaient déjà un bien rare soumis à location et cession, et où des stratégies d'accumulation foncière commençaient à se manifester. Malgré divers excès dus à la corruption et au trafic d'influence permettant à certaines familles ou à des fonctionnaires étran-gers de bénéficier de lots plus nombreux, ils ont plutôt conforté le mode de pro-duction paysan, en fournissant aux familles nucléaires (les familles élargies avaient déjà disparu en tant qu'unité de production : cf. Olivier de Sardan, 1969) une base complémentaire et sûre de reproduction (de type subsistance marchande car le riz est vendu), grâce à la multiplication des rizières (due à l'aménagement) et à l'accroissement de la productivité (due à l'irrigation).

Ce serait plutôt la dynamique des rapports de production « secondaires » qui aurait été modifiée, avec le développement du salariat temporaire additionnel dans les rizières (alimenté en grande partie par les régions de l'intérieur) et le réaména-gement de la division du travail hommes/femmes (du fait de la vente du riz paddy à l'usine pour décorticage industriel à la place de la vente aux femmes pour décor-ticage manuel), mais sans modification profonde de ces rapports tels qu'ils étaient déjà inscrits dans la structure sociale. Par ailleurs, et pour d'autres raisons, on a assisté au développement d'une émigration permanente (et non plus temporaire) vers la ville (c'est-à-dire une « sortie » définitive des rapports de production ru-raux).

Le développement du jardinage, la possibilité d'une seconde récolte de riz, l'utilisation d'intrants et de matériels plus complexes (traction attelée) n'ont rien de contradictoire avec la « logique de la subsistance ». Celle-ci semble en effet régler aujourd'hui encore une grande partie des modes d'action économique paysans.

Rien ne permet en l'état actuel des choses de parler d'un développement massif des « entrepreneurs »ruraux ou de capitalisme agraire. Tout au plus peut-on déce-ler une légère extension des stratégies accumulatives (restées fort minoritaires), mais qui ont en général une origine non agricole (commerce, migrations, fonc-tionnariat) et s'investissent après coup dans la riziculture. Cette tendance se ren-forcera-t-elle, et finira-t-elle un jour par menacer la petite production marchande actuellement dominante ? C'est possible, mais nous n'en sommes pas là.

La permanence des flux migratoires dans les zones aménagées permet toute-fois de poser une série de questions relatives à cette logique de la subsistance.

Pourquoi un accroissement relatif des ressources agricoles ne se traduit-il pas par une réduction significative des départs ?

1. Un premier niveau de réponse ne met pas en doute l'hégémonie de la logi-que de la subsistance. Il suffît en effet logi-que le travail sur place et la migration vers les villes ne soient pas exclusifs l'un de l'autre et puissent, même en cas d'exten-sion de l'un, continuer à se combiner. Dans la mesure où la force de travail dispo-nible sur les aménagements suffit à la [123] tâche (y compris grâce au recours au salariat temporaire additionnel), celle qui est en excédent peut continuer à s'écou-ler vers l'extérieur. On peut également faire l'hypothèse que la diversification des sources de subsistance est une des formes même de la logique de la subsistance.

On peut enfin estimer que les gains à l'extérieur (au moins les gains anticipés) sont supérieurs aux gains locaux (le travail sur les aménagements).

2. Un second niveau de réponse oblige à faire intervenir d'autres paramètres.

Certaines interprétations des phénomènes migratoires ont, dans le passé, mis uni-latéralement l'accent sur les causes « culturelles » des migrations (cf. Rouch, 1956). Il ne faudrait pas commettre l'erreur inverse et n'y voir que l'effet de seuls mécanismes économiques (cf. Painter, 1987). Des phénomènes sociaux com-plexes sont le produit de facteurs comcom-plexes... Les migrations combinent la re-cherche de numéraire, l'émancipation des cadets, la quête de prestige. On y voit à l'oeuvre, imbriquées et en partie indiscernables, aussi bien des moyens de pour-voir aux besoins familiaux ou individuels que des modes de reconnaissance socia-le ou l'accès à de nouveaux réseaux de sociabilité... Une analyse des migrations ne peut en aucun cas être mono-causale.

Les migrations ont ceci d'intéressant qu'elles font partie de ces comportements économiques spontanés qui ne sont pas imputables aux interventions extérieures.

Les politiques volontaristes des pouvoirs successifs ont au contraire cherché à les freiner. Or ces connexions avec des pays lointains via les migrants (comme celles qui se sont faites en d'autres temps via les « anciens combattants » et « tirailleurs sénégalais »survivants des guerres européennes ou coloniales) ont souvent permis d'introduire des innovations multiples (et « informelles ») dans les campagnes, hors toute action de développement.

Ceci étant, les « décisions » d'adoption d'innovations extérieures par les pro-ducteurs, qu'elles soient introduites par les migrants ou qu'elles soient l'effet d'ac-tions de développement, relèvent de processus que ne peuvent éclairer directe-ment ni l'analyse des rapports de production, ni la mise en évidence de logiques modales transversales à ces rapports de production. Ainsi, dans l'ouest du Niger, les opérations de vulgarisation des charrues et charrettes n'ont longtemps pas eu d'écho, alors que désormais la diffusion s'en étend de façon accélérée : les réfé-rences à la petite production marchande ou à la logique de la subsistance ne per-mettent évidemment pas de comprendre de tels phénomènes.

Conclusion

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On ne peut demander à ces concepts plus qu'ils ne peuvent donner. Le concept de « rapports de production », on l'a dit, relève d'une analyse de morphologie so-ciale et ne peut rendre compte de ce qui fait la pratique quotidienne du dévelop-pement. C'est un indicateur de type « macro » et portant sur un temps « moyen » ou « long » (pour reprendre la célèbre typologie de Braudel). Ses possibilités ont déjà largement été explorées. [124] Les formes générales d'organisation de la pro-duction, ou d'extorsion de sur-travail au sein de la production comme en amont et en aval de celle-ci, sont en nombre limité. Celles qui m'ont semblé pertinentes au Niger occidental se retrouvent largement ailleurs, et de nombreux chercheurs arri-vent à des conclusions similaires dans d'autres terrains, au-delà des variantes de

vocabulaires ou des subtilités d'analyse. On ne peut dégager qu'un nombre limité de structures, mettons une dizaine de rapports de production fondamentaux envi-ron entre lesquels se répartissent les producteurs africains contemporains. Il suffit de s'appuyer désormais sur cet acquis, sans avoir à le réinventer à chaque fois.

De son côté, le concept de « logique de la subsistance » ou de « logique de la reproduction », offre un caractère plus dynamique que celui de « rapport de pro-duction », en ce qu'il entend mettre en valeur la rationalité sous-jacente à tout un ensemble de modes d'action économiques (quels que soient les rapports de pro-duction où ils interviennent). Mais il ne peut-être transformé en explication « pas-se-partout ». Il se situe lui même à un niveau relativement élevé d'abstraction, puisqu'il entend marquer une cohérence économique d'ordre général, commune à des comportements concrets fort divers. Mais il est une difficulté supplémentaire : la « logique de la subsistance »n'est sans doute pas la seule logique d'action pro-prement économique qui sous-tende les comportements de la majorité de la paysannerie face aux actions de développement. Des logiques de type « spécula-tif » ou « capitalistique », même si elles sont au départ circonscrites avant tout à des groupes sociaux différents, peuvent parfaitement se développer plus large-ment, ne serait-ce qu'à titre épisodique. Même si un petit paysan se situe le plus souvent dans la seule logique de la reproduction, il peut cumuler parfois cette logique de la reproduction et une logique de l'accumulation. Cette dernière n'est donc pas exclusivement le monopole de « grandes familles » de fonctionnaires-aristocrates-propriétaires fonciers, même si c'est au sein de telles « grandes famil-les » que la logique de l'accumulation se déploie le plus majestueusement et le plus efficacement. Ceci a été souligné, à travers une autre terminologie, par Yung et Zaslavski (1992), lorsqu'ils analysent les comportements productifs des agro-pasteurs sahéliens comme une combinaison de stratégies défensives (liées à la protection contre les risques, à leur minimisation, à leur « contournement ») et de stratégies offensives (correspondant à des objectifs de croissance et d'accumu-lation). Les stratégies défensives en question correspondent à ce que j'ai appelé

« logique de la subsistance ». Localisées plus particulièrement chez les petits pro-ducteurs, elles ne sont pas incompatibles, selon les contextes climatiques ou éco-nomiques, avec la mise en oeuvre, parfois, de « stratégies offensives » relevant d'une « logique de l'investissement ».

La « logique de la subsistance » peut donc se combiner à d'autres logiques d'action économique, comme, il faut le rappeler, à des logiques d'action non éco-nomique, au sein de rapports de production variés. Nous sommes loin, on le voit, de l'équation « un mode de production = un mode d'action économique ».

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Anthropologie et développement.

Essai en socio-anthropologie du changement social Deuxième partie : Perspectives de recherche

Chapitre 7

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