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Combiner les points de vue

Dans le document Anthropologie et développement (Page 121-126)

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Un premier pas à accomplir consiste à ne pas se laisser enfermer dans un choix entre tel ou tel des points de vue précédents. Certes ils se sont pour une part constitués en s'opposant les uns aux autres. L'innovation analysée comme socia-lement indexée est censée contredire les présupposés des diffusions studies, en particulier l'individualisme méthodologique et la sociologie hyper-empirique amé-ricaine. Le point de vue populiste a pris le contre-pied des précédents, qui trans-formaient respectivement le paysan en consommateur et en victime. L'accent mis sur la réinterprétation corrigeait le populisme en donnant plus de place à la réac-tion qu'à la créaréac-tion.

Ceci relève d'une sorte de loi de l'histoire des idées, où tout nouveau point de vue en sciences sociales ne peut se constituer qu'en s'opposant à un point de vue existant, en « durcissant » donc ce qui le différencie de son prédécesseur ou de son voisin. Mais les dérives dogmatiques et rhétoriques si pesantes dans les scien-ces sociales ont également contribué à « durcir » les clivages entre points de vue, en transformant l'un ou [92] l'autre en orthodoxie. Les diffusion studies sont deve-nues une machine à faire des courbes et à épiloguer sur les variables sociologi-ques propres aux innovateurs et autres adoptants précoces. Le système social local a été plus d'une fois transformé en déterminisme sociologique implacable repro-duisant la loi d'airain d'une structure de domination. Le populisme est sans cesse menacé de verser de la méthodologie à l'idéologie, et de prendre ses désirs pour des réalités. Et l'invocation des processus de réinterprétation n'est pas sans tomber dans les pièges de la rhétorique sémiologique.

Je pencherai donc volontiers pour une attitude épistémologique relevant d'un certain éclectisme, quitte à être soupçonné de verser dans le « radical-socialisme scientifique ». Rien ne me semble en effet s'opposer à ce qu'on combine les points de vue, tout me semble inviter à le faire. Les innovations se diffusent, elles s'en-chassent dans un système social local qui a ses pesanteurs, les acteurs d'en-bas expérimentent aussi, les actions de développement sont réinterprétées et détour-nées...

Prenons le paradigme diffusionniste (point de vue 1). Les courbes de diffusion dans le temps, l'identification des caractéristiques sociologiques des « premiers adoptants », tout cela ne suppose pas nécessairement que l'on verse dans l'idéolo-gie d'un homo sociologicus plus ou moins à l'image de l'homo economicus, ou que l'on méconnaisse le poids des structures sociales villageoises 63.

S'attacher à analyser systématiquement ces structures sociales locales (point de vue 2) ne mène pas inéluctablement à une fétichisation de la « société » et du

« système », ou à un refus d'accorder toute marge de manoeuvre aux individus.

Identifier des formes d'innovations paysannes endogènes (point de vue 3) n'impose pas pour autant de les hypostasier, ou de méconnaître le rôle des trans-ferts de savoirs venant de l'extérieur.

Et proposer une analyse des modes de réinterprétation ou de détournement (point de vue 4) n'aboutit pas inévitablement à s'enfermer dans les jeux du sens, ou à surévaluer les mérites des technologies bricolées.

On peut aussi constater qu'il existe de nombreuses « passerelles » spontanées entre les quatre points de vue. En voici deux exemples. L'importance accordée

63 Rogers a ainsi eu le mérite de prendre conscience progressivement des limi-tes du paradigme épidémiologique et d'appeler à élargir le point de vue :

« To date, diffusion research has concentrated too much (1) on investigating the characteristics of adopters' categories and (2) in studying a rather limited range of such characteristics variables. Do we need a 276 th study on the re-lationship of education to innovativeness ? I think not. A much wiser use of research ressources would be to explore other independent variables in their relationship with innovativeness, especially network variables and system-level variables that could help us escape the overwhelming « individua-lism » of past research on innovativeness, in which most of the independent variables of study were individual characteristics that did not encompass the interpersonal relationships » (ROGERS, 1983 : 267).

aux réseaux locaux dans les processus de réinterprétation (point de vue 4) se rap-proche de la théorie des « deux niveaux de communication » qui règle nombre d'études de diffusion (point de vue 1). La contextualisation sociale de l'innovation dans une [93] arène locale (point de vue 2) renvoie à la structure des interactions qui produisent les processus de réinterprétation (point de vue 4).

Mais peut-on se satisfaire d'un simple et vague appel au bricolage théorique, en espérant que la dynamique même des recherches empiriques permettra de trouver en chaque occasion la combinaison optimum des points de vue ? N'est-ce pas aussi abandonner toute ambition comparatiste ? Celle-ci peut-elle se satisfaire d'un appel à l'éclectisme des points de vue ? Prenons l'exemple de deux travaux comparatifs, qui, il y a déjà assez longtemps, ont tenté de mener une analyse transculturelle de l'innovation et du changement technique, l'ouvrage de Barnett (1953) et celui de Foster (1962). Chacun a certes son orientation principale : Bar-nett annonce, en précurseur, l'anthropologie cognitive et privilégie l'innovation comme processus mental socialement réglé alors que Foster confirme son orienta-tion fortement culturaliste. Mais tous deux font flèches de tous bois, en multi-pliant les références de terrain les plus variées selon le principe des cross-cultural studies 64. Un tel comparatisme, débridé et décontextualisé, n'est évidemment pas le nôtre. Ceci étant, aussi contestable que soit leur méthode, tous deux combinent, au niveau de l'interprétation, de façon latente et non organisée, souvent par simple effet de bon sens, les « points de vue » que j'ai tenté de dégager plus haut. Tous deux insistent sur l'innovation comme processus d'hybridation, de réinterprétation, de réorganisation. Tous deux mettent en valeur les facteurs culturels et sociaux qui influent sur l'adoption plus ou moins rapide ou intense d'une innovation. Tous deux évoquent les pesanteurs sociales et les conflits d'intérêts ou de valeurs qui lestent toute innovation proposée. Et tous deux mettent en valeur la créativité des populations en terme d'innovation. Cependant cette accumulation hétéroclite de tout ce dans quoi les innovations sont enchâssées, de tout ce qui peut les favoriser ou les freiner, de tous les processus cognitifs, sociaux et culturels mis en jeu, don-ne vite le vertige : que faire de tout cela ?

64 Barnett compare, sous l'angle de l'innovation, trois sociétés indiennes d'Amérique du Nord, une société polynésienne et la société américaine mo-derne. Foster quant à lui prend ses exemples dans toutes les sociétés paysan-nes de la planète.

On a un peu le même sentiment avec l'ouvrage de Bailey (1973), à l'éclectis-me lui aussi évident (autour d'exemples uniquel'éclectis-ment européens). Bien sûr Bailey réinvestit en partie sur ce thème ses travaux antérieurs (Bailey, 1969), et propose une vision « politique » de l'innovation comme lieu d'affrontement entre groupes et factions (c'est là une variante du point de vue de l'indexation sociale). Mais il insiste aussi sur l'existence dans chaque situation de « modèles culturels » plus ou moins favorables à l'accueil d'innovation (point de vue culturel-diffusionniste). Et surtout il place un fort accent sur les réorganisations de « valeurs » entraînées par l'adoption d'une innovation, les débats en termes de légitimation et de classement qui l'accompagnent, la marge de manoeuvre interpétative laissée à chacun (point de vue réinterprétatif). Mais là aussi l'insatisfaction finit par l'emporter chez le lecteur 65 : à ce niveau de généralité, et avec un comparatisme aussi mou, qu'ap-prend-on en fin de compte ?

[94] Peut-être est-ce tout simplement que l'innovation en soi n'est pas un objet comparatiste satisfaisant. On va y venir. Cependant, préalablement, peut-être puis-je ici prendre un peu plus de risques, et proposer malgré tout une sorte de synthèse, qui tente d'échapper aux pièges de l' « éclectisme invertébré »au profit d'un « éclectisme raisonné », en organisant autour d'une armature théorique mi-nimum la convergence relative des points de vue. Je propose donc la formule d'une « PPPC » (plus petite problématique commune) qui prendra la forme, assu-rément fort inélégante, d'une addition de métaphores puisées dans des registres différents mais dont l'addition peut cependant faire sens.

Il s'agit en effet de considérer l'innovation comme « une greffe inédite, entre deux ensembles flous, dans une arène, via des passeurs »...

a) Une greffe inédite...

Toute innovation est un métissage, une hybridation, un syncrétisme. Il n'y a jamais innovation pure, ni emprunt fidèle. Toute modification des savoirs ou des techniques, induite ou spontanée, volontaire ou involontaire, formelle ou infor-melle, se produit sous des formes inattendues et entraîne des effets imprévisibles.

Les changements dans les rituels comme l'émergence des sectes ou la

65 Pour une critique de cet ouvrage, cf. SILVERMAN, 1974.

tion des religions établies sont les archétypes mêmes de ce qui survient aussi dans le monde apparemment moins baroque de l'économie rurale. Le produit d'une greffe n'est identique à aucun des éléments d'origine, et le produit d'une greffe inédite est imprévisible 66.

b) ... entre des ensembles flous...

Les deux mondes en confrontation, quels que soient les noms qu'on leur donne (développeurs/développés, techniciens/paysans, savoirs technico-scientifiques/savoirs techniques populaires, culture professionnelle des institu-tions de développement/cultures paysannes locales, etc.), sont des configurainstitu-tions respectives aux contours mal définis, dont seule la différence est manifeste et in-contestable. Il y a interface entre deux ensembles de représentations hétérogènes, mais dont chacun est lui-même un assemblage en partie instable et pour l'essentiel composite. De même, les stratégies ou les logiques d'action des uns et des autres se distinguent fortement, mais sans qu'on puisse pour autant identifier dans cha-que « camp » une stratégie et une seule, une logicha-que et une seule : on a plutôt af-faire à des faisceaux, en partie convergents, en partie divergents. Les normes de chacun des deux mondes en contact relèvent de registres très contrastés, mais va-rient de façon non négligeable à l'intérieur de chacun. Parler de la confrontation de deux systèmes, comme parler de la confrontation de deux cultures, reviendrait à provoquer un effet de cohérence excessif.

c) ... dans une arène...

Toute innovation proposée, avec ses « porteurs sociaux » et ses « courtiers », prend place dans une arène locale où se confrontent divers [95] « groupes straté-giques ». Ceux-ci n'existent pas a priori, une fois pour toutes, mais se coagulent en fonction de chaque enjeu particulier. Les classes sociales, définies par les rap-ports de production, ne sont qu'une forme possible des groupes stratégiques parmi bien d'autres, ou, plus souvent, ne constituent qu'une des contraintes et ressources parmi bien d'autres qui peuvent peser sur la constitution de ces groupes. Repérer les groupes stratégiques qui se coagulent autour d'une proposition d'innovation

66 La métaphore de la greffe a déjà été utilisée, on s'en doute, par bien d'autres.

Ainsi MARTY (1990 : 125) en attribue la paternité à Desroches.

revient simplement à essayer empiriquement de repérer les agrégats d'acteurs qui se positionnent de façon similaire face à cette innovation (repérage effectué soit à travers le recueil des représentations de ces acteurs, soit à travers des indicateurs de pratiques), en sachant que leurs positionnements mutuels sont en interrelations sur une arène locale (cf. chapitre 10).

d) ... via des passeurs

Les « porteurs sociaux » d'une innovation, par lesquels celle-ci pénètre dans une société locale ou dans un réseau professionnel, sont toujours plus ou moins à la charnière des deux ensembles en présence. Parfois ils appartiennent plutôt au monde des institutions de développement, dont ils constituent le dernier échelon : c'est le cas des agents de développement, conseillers agricoles et autres encadreurs ou animateurs, qui ont cependant certains types de connexions ou d'affinités avec la culture locale que ne partagent pas les échelons plus élevés de la pyramide des institutions de développement. Parfois ils appartiennent plutôt à la société locale, mais ils en constituent la frange qui est le plus en contact avec l'extérieur et qui en apprend le langage : paysans « d'élite » ou de « contact », anciens migrants ou scolarisés, « entrepreneurs » locaux, militants associatifs, « courtiers » spécialisés dans le dialogue avec les ONG ou les pouvoirs publics, « notables », la liste est longue et diversifiée de ceux qui jouent les intermédiaires entre deux « mondes ».

Ils sont insérés dans le « monde » local où ils ont leurs enjeux, mais maîtrisent suffisamment les règles du « monde » du développement pour pouvoir en user à leur profit. Ils sont les passeurs de l'innovation (cf. chapitre 9).

Dans le document Anthropologie et développement (Page 121-126)