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Domaines de savoirs et dispositifs

Dans le document Anthropologie et développement (Page 197-200)

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Il est également nécessaire d'opérer des distinctions entre les divers savoirs techniques populaires en fonction des domaines dans lesquels ils s'appliquent. On a déjà souligné le fait que la ligne de partage entre un savoir technique populaire et un savoir magico-religieux est plus ou moins difficile à établir selon qu'il s'agit de santé ou d'agriculture, par exemple. Peut-être convient-il de développer ici ce dernier point.

En matière d'élevage et d'agriculture, les pratiques productives sont bien évi-demment accompagnées d'actes magico-religieux visant à assurer de bonnes ré-coltes ou à se protéger contre les déprédations. Rites propitiatoires, libations aux ancêtres, invocations aux génies, prières adressées à Dieu le Père ou à Allah, sa-crifices, rogations ou charmes, partout les aléas de la production agro-pastorales semblent appeler des recours à la sur-nature, à l'au-delà ou à l'invisible. Mais ana-lytiquement il reste possible de séparer le temps des rites du temps des sarclages.

Savoirs magico-religieux et savoirs populaires pédologiques, agronomiques ou climatologiques se combinent, se complètent, s'imbriquent mais se distinguent.

En matière de santé, le temps des rite et le temps des soins se confondent bien souvent. Toute pratique thérapeutique peut avoir un aspect magico-religieux qui sera indissociable et indiscernable de sa composante « technique ». On ne doit pas en déduire pour autant que tout acte thérapeutique « indigène » met nécessaire-ment en branle génies, Tout-Puissant, ancêtres ou sorciers. Nombre de pratiques populaires relèvent d'un savoir « prosaïque », non pas aux yeux de l'observateur extérieur, qui est en général mal placé pour décider ce qui est magico-religieux et ce qui ne l'est pas, mais aux yeux des intéressés eux-mêmes. Il y a en effet une distinction entre ce qui est « magico-religieux » et ce qui ne l'est pas, qui est opé-rée dans toute culture mais dont les critères et la frontière varient évidemment d'une culture à l'autre. Il y a autrement dit des définitions « émiques », autochto-nes, de ce qui est magique et de ce qui ne l'est pas. En matière de santé, on aura ainsi des pans entiers de [151] savoirs techniques populaires relevant clairement de la phyto-thérapie, des « remèdes de grand-mère », ou de savoirs spécialisés, qui n'incorporent pas en eux-mêmes des opérations de type magico-religieux (cf.

Olivier de Sardan, 1994). D'autres séries de représentations et de pratiques théra-peutiques, par contre, impliquent des agents surnaturels (ou humains dotés de pouvoirs surnaturels) : en ce cas on ne peut d'aucune façon faire la part du « tech-nique » et du « magico-religieux ».

À cette différence entre savoirs populaires en matière agro-pastorale et savoirs populaires en matière de santé s'en ajoutent d'autres, dont beaucoup ont pour fon-dement la plus grande « expérimentabilité » des savoirs populaires agro-pastoraux : les effets des pratiques humaines sont plus facilement déchiffrables, et donc stabilisables, sur la croissance des plantes que sur la guérison des hommes.

En matière thérapeutique, il est particulièrement difficile de savoir, lorsqu'il y a

amélioration d'un état morbide, s'il s'agit d'une guérison ou d'une rémission, et si on doit imputer l'efficacité apparente d'un acte thérapeutique à ce qu'il agit sur le symptôme ressenti ou sur la pathologie elle-même. Plus généralement, l'existence d'« effets placebo »particulièrement nombreux et complexes, comme l'action en quelque sorte « naturelle » des défenses de l'organisme ou l'évolution « normale » de certaines affections brouillent sans cesse les pistes et enlèvent une bonne part de base expérimentale solide aux savoirs et représentations populaires relatifs à la santé, qui sont, beaucoup plus que dans d'autres domaines, enclins à sur-valoriser les recours thérapeutiques et médications de tous ordres et à les créditer d'une efficacité que la recherche expérimentale démentirait souvent. Autrement dit, les rémissions ou guérisons perçues sont imputées assez systématiquement par les patients aux « traitements » alors même que d'un point de vue bio-médical elles peuvent relever soit de processus de défense indépendants, soit de cycles patholo-giques prévisibles, soit de mécanismes d'ordre psycho-somatique.

L'angoisse devant la maladie et la mort, la faible maîtrise des sociétés rurales africaines face à de telles menaces, l'opacité de nombreuses pathologies (même pour la médecine occidentale clinique, et a fortiori là où les méthodes de diagnos-tic de celle-ci font défaut), tout cela achève de brosser un tableau qui diffère considérablement de celui où prennent place les savoirs agro-pastoraux. Sols et plantes sont peu sensibles à l'effet placebo, et connaissent peu l'angoisse.

Ainsi s'explique sans doute la standardisation relative des savoirs agro-pastoraux dans une zone écologico-culturelle donnée (les agriculteurs d'un même village partagent grosso modo un même ensemble de savoirs pédologiques, bota-niques, agronomiques, météorologiques, au-delà d'inévitables variations des com-pétences individuelles), qui contraste avec une beaucoup plus grande dispersion et hétérogénéité des savoirs thérapeutiques : les « remèdes de grand-mère », ou « sa-voirs populaires communs, » malgré diverses récurrences et analogies, sont loin d'être identiques d'une famille à l'autre, et les discours comme les pratiques des multiples variétés de « guérisseurs », ou « savoirs populaires spécialisés », ont une forte propension à l'idiosyncrasie (chaque compétence personnelle est aussi un savoir spécifique).

[152] En fait les savoirs populaires se distinguent entre eux pour une bonne part en raison de la nature même de leurs référents empiriques. Autrement dit ils sont soumis, selon les domaines auxquels ils s'appliquent, à des systèmes de

contraintes distincts, qui induisent des configurations de représentations dont les logiques, les assemblages et les contenus diffèrent. Par exemple, à l'intérieur mê-me du monde des maladies, le contraste est grand entre des troubles visibles, sim-ples, monosémiques (comme les maladies oculaires), et des troubles diffus, com-plexes, polysémiques (comme les maladies internes ; cf. Jaffré, 1993). La richesse sémantique des représentations y afférent et le caractère plus ou moins expéri-mental des savoirs populaires correspondant sont évidemment affectés par de tel-les variabtel-les « objectives ».

On peut alors parler à ce propos de « dispositifs » externes, différents selon les domaines de la pratique sociale considérée, qui influent sur la configuration des savoirs techniques populaires, et en particulier sur leur plus ou moins grande au-tonomie à l'égard du magico-religieux.

Ce terme de « dispositif », bien sûr emprunté à Foucault, a été utilisé (cf. Jaf-fré et Olivier de Sardan, sous presse) pour désigner ce que JafJaf-fré a appelé parfois

« la base matérielle »des maladies (en une métaphore faisant allusion au rapport infrastructure/superstructure du marxisme ; cf. Jaffré, 1993), c'est-à-dire un en-semble de facteurs en quelque sorte « objectifs », indépendants des représenta-tions que s'en font les acteurs sociaux mais influant sur celles-ci, tels que la préva-lence d'une maladie, l'existence ou non de thérapeutiques efficaces, et l'expression clinique de la maladie (son « phénoménal », c'est-à-dire les propriétés visibles de son système de symptômes). On peut étendre l'analyse au-delà du seul domaine de la santé. La production de mil pluvial, par exemple, ou l'élevage transhumant re-posent sur des « dispositifs » chaque fois spécifiques d'ordre écologique, biologi-que, climatologibiologi-que, entre autres, qui agissent comme des contraintes sur les sa-voirs techniques populaires respectifs concernés, et donc influent sur leur configu-ration interne, leur plus ou moins grande « expérimentabilité », leur plus ou moins grande « empiricité », leur plus ou moins grande « symbolicité », et même leur plus ou moins grande efficacité, si tant est que celle-ci puisse être mesurée.

Dans le document Anthropologie et développement (Page 197-200)