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Du côté de la sociologie : sociologie de la modernisation

Dans le document Anthropologie et développement (Page 43-46)

et sociologie de la dépendance

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Revenons quelque peu en arrière. Au moment où l'ethnologie s'autonomisait et rompait avec l'évolutionnisme au profit du postulat de l'égalité cognitive des cultures, la sociologie, en particulier en ce qui concerne le Tiers monde, restait globalement fidèle, au nom d'une théorie du changement social, à la perspective évolutionniste, mais revue et corrigée, et sous des formes diverses. D'un point de

23 On doit également rendre justice au groupe Amira, à dominante économiste, ainsi qu'à certains géographes (SAUTTER, 1978 ; PÉLISSIER, 1979), qui ont avancé dans un sens identique. Le séminaire de Ouagadougou sur « Maî-trise de l'espace agraire et développement en Afrique tropicale : logique paysanne et rationalité technique » (1979) marque bien cette étape et cette convergence.

vue théorique, la domination de Talcott Parsons sur la sociologie américaine a contribué à perpétuer les dichotomies entre « sociétés traditionnelles » et « socié-tés industrielles », sans cesse opposées de façon archétypale, tout le problème tant de dégager les processus permettant de passer des unes aux autres 24. On a ainsi tout un jeu d'oppositions (cf. Parsons, 1976 ; Redfield, 1956 ; Hoselitz, 1962, et bien d'autres) que le tableau suivant permet de résumer :

[33]

Sociétés traditionnelles Sociétés modernes

ascription achievment

communauté individu gemeinschaft gesellschaft homogénéité hétérogénéité don argent relations clientélistes relations bureaucratiques

routine innovation solidarité concurrence

En même temps, dans l'immédiat après-guerre, les théories de la modernisa-tion tenaient le haut du pavé en économie du développement (on connaît les célè-bres étapes de la croissance économique de Rostow), et les disciplines voisines s'en inspiraient largement (cf. en particulier en politologie l'école développemen-taliste avec Apter, 1963 ; Pye, 1966 ; Almond et Powell, 1966)

C'est en réaction à toutes ces conceptions néo-évolutionnistes de la moderni-sation, accusées de prêcher pour la généralisation planétaire du mode de vie occi-dental et de l'économie libérale, que s'est développé, largement issu de l'Amérique latine, un nouveau courant, influencé par le marxisme, qu'il est convenu d'appeler

24 On trouvera une bonne critique des positions structuro-fonctionnalistes en leurs applications aux paysanneries africaines, qui du fait de leurs traditions

« résisteraient » au changement, dans HUTTON et ROBIN, 1975.

les théories de la dépendance 25. Pour elles, le « sous-développement » des pays du Sud n'est plus le signe de leur arriération, ou la trace de leur « traditionnalité », c'est le produit d'un pillage historique dont ils ont été victimes, l'expression de leur dépendance, la responsabilité du système économique mondial, autrement dit de l'impérialisme, ancien ou contemporain. André Gunther Frank est sans doute le représentant le plus significatif de ces théories au sein de la sociologie (Frank, 1972). Il analyse la chaîne de dépendances successives qui finit par relier les plus humbles villages du Tiers monde aux métropoles capitalistes occidentales. C'est le développement du sous-développement, assuré pour une part par l'insertion dans un « échange inégal » (cf. Emmanuel, 1972). La rupture avec l'économie mondia-le apparaît alors comme la seumondia-le voie possibmondia-le pour une émancipation et un « vrai développement ».

Samir Amin vulgarise et adapte à sa façon ces analyses pour l'Afrique, en les mixant avec une lecture assez rapide de l'anthropologie économique marxiste : théorie de l'articulation des modes de production et théorie de la dépendance se rejoignent ainsi chez lui pour rendre compte des « stagnations »africaines 26.

[34] Ces théories ont eu le mérite de mettre en évidence des processus de do-mination ou d'exploitation aux dépens du Tiers monde qui ont structuré ou qui structurent encore l'économie mondiale, et se sont répercutés ou se répercutent encore jusqu'au niveau des producteurs des pays du Sud. Mais la focalisation ob-sessionnelle sur les mécanismes de domination, ce que Passeron appelle dans un

25 Pour une présentation générale des théories de la dépendance, cf. LONG, 1977, et pour une analyse plus détaillée de leurs formes latino-américaines en leur variété (réformismes et marxismes) cf. KAY, 1989.

26 Cf. AMIN, 1972. J'ai proposé à l'époque (1975) une critique « de gauche » de l'oeuvre de Samir Amin, critique en rupture avec le caractère unilatéral des théories de la dépendance (particulièrement accentué chez cet auteur), qui entendait mettre en relief l'oubli systématique par Samir Amin des rap-ports de classe internes aux pays africains et de la responsabilité des classes dominantes locales (OLIVIER, 1975). Si le vocabulaire marxiste de cette critique peut sembler suranné, j'en assume volontiers, maintenant encore, l'essentiel du contenu, qui d'ailleurs semble aujourd'hui être tombé dans le domaine public et relever de l'évidence : on ne peut faire l'économie d'une analyse du rôle des classes dirigeantes africaines et des mécanismes d'enri-chissement de celles-ci (c'est d'ailleurs la voie dans laquelle s'est engagé J.F Bayart : BAYART, 1989). Les « causes externes » (pour reprendre un voca-bulaire de cette époque) agissent par l'intermédiaire des « causes internes »...

autre contexte le « domino-centrisme » (in Grignon et Passeron, 1989), a d'évi-dentes limites. Non seulement elle tombe dans le piège du misérabilisme (le peu-ple étant réduit à l'oppression dont il est l'objet), mais encore elle bloque vite toute recherche innovante, en se contentant de décliner à l'infini les formes de la contrainte, du pillage et de la soumission dont sont victimes les masses populaires du Tiers monde. Aussi la sociologie de la dépendance a-t-elle assez rapidement épuisé ses effets, une fois acquise la connaissance des mécanismes de la domina-tion extérieure. Autant la réalité de ces mécanismes ne peut être ignorée, autant la sociologie de la dépendance devient démunie dès lors qu'il s'agit de comprendre les marges de manoeuvre qu'un tel système de contraintes laisse « malgré tout » aux acteurs dominés, ou de rendre compte des aspects complexes et imprévisibles d'une situation concrète.

À cet égard, les théories de la modernisation et les théories de la dépendance, bien qu'opposées, sont cousines. Elles considèrent le développement à partir des centres de pouvoir, à partir de « vues déterministes, linéaires et externalistes du changement social » (Long, 1994 : 15).

Dans le document Anthropologie et développement (Page 43-46)