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La logique de la subsistance à l'époque coloniale

Dans le document Anthropologie et développement (Page 153-158)

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Que nous dit ce modèle au sujet des comportements paysans sous la colonisa-tion ? Il est un domaine où le lien est évident et débouche sur une analyse en ter-mes d'acteurs et d'action : il s'agit des multiples conflits qui ont opposé l'adminis-tration coloniale aux agriculteurs à propos de l'impôt, des réquisitions, du travail forcé, etc. J'avais proposé d'analyser les réactions songhay-zarma face aux prélè-vements étatiques comme autant d'expressions d'une stratégie de la dérobade. On a mentionné plus haut (cf. chapitre 3) que des comportements analogues avaient été décrits comme plus généralement caractéristiques des paysanneries (every day peasant resistance, evasive reactions ou defensive strategies). Dans le cas nigé-rien, il s'agissait d'affrontements autour de l'ampleur de la ponction qui était opé-rée par l'extérieur étatique sur les unités domestiques rurales, que j'ai tenté de dé-crire dans une perspective d'histoire sociale ou d'anthropologie historique « vue d'en bas ».

Une telle analyse rentre d'une certaine façon dans l'héritage marxiste, qui as-socie la lutte des classes à la structure des rapports de production et y voit la for-me privilégiée, voire exclusive, du rapport entre morphologie sociale et stratégies d'acteurs. Cependant les « résistances paysannes » [118] n'ont pas pris au Niger

(ni semble-t-il ailleurs) les formes classiques de l'action collective dûment labelli-sées par le mouvement ouvrier. Les « affrontements » entre cultivateurs songhay-zarma et appareil d'État colonial n'ont pas non plus correspondu aux médiations habituelles par lesquelles les théoriciens marxistes classiques ont décrit le passage de l'appartenance de classe à la pratique de classe : « conscientisation », organisa-tion, rôle d'une avant-garde... De même que chaque exploitation agricole est iso-lée face au procès de production et face aux modes de ponction en amont ou en aval, de même les résistances à ces ponctions sont individuelles, éparses, inorga-nisées. Elles ne visent ni à « changer le système » ni à le réformer, elles cherchent simplement à minimiser la ponction, et ce au moindre coût, c'est-à-dire en mini-misant aussi les risques dûs à la répression éventuelle. D'où le recours à la ruse, à la dissimulation, au mensonge, à la fuite, à l'inertie...

Certaines « opérations de développement » (si le mot n'était pas encore em-ployé, la réalité telle qu'elle a été définie au début de cet ouvrage existait déjà) menées par l'appareil d'État colonial se sont ainsi heurtées à des résistances de ce type, soit parce que ces opérations étaient partie intégrante de l'exploitation des-potique (cf. la réalisation d'infrastructures par le travail forcé), soit parce qu'elles en utilisaient les méthodes (cf. les greniers de réserve...), soit parce qu'elles étaient mises en oeuvre par les mêmes agents de l'administration (cf. les cultures de trai-te, dans certains cas).

Cependant les stratégies des paysans restaient largement individuelles, et les conflits ne s'exprimaient pas dans des actions collectives. Aucune « coordina-tion » ne régulait les comportements paysans. Aucune « communauté villageoi-se »ne dictait à villageoi-ses membres leurs modes d'action économique. Mais cela ne si-gnifiait pas que, sur la base des contraintes définies par les modes ou rapports de production, les stratégies individuelles étaient totalement « libres » ou aléatoires.

L'agrégation des stratégies individuelles s'opérait selon des lignes de force nettes.

Les paysans ne se concertaient pas pour dissimuler au « commandant » leurs troupeaux, mais la quasi-totalité le faisait, chacun à sa façon. Les jeunes ne se réunissaient pas en assemblées générales pour décider de partir sur la côte, mais la quasi-totalité le faisait, chacun à sa façon. Pourquoi cette convergence des com-portements économiques ?

On pouvait penser que, à l'intérieur d'un espace économique global structuré par une combinaison donnée de rapports de production, les modes d'action

éco-nomique des paysans étaient en nombre limité, et reflétaient plus ou moins une commune « logique » d'action. J'avais nommé celle-ci logique de la subsistance.

On aurait pu parler aussi bien d'une logique de la reproduction. Le terme de

« subsistance » peut en effet prêter à confusion. Il ne s'agissait pas de subsistance alimentaire immédiate (théorie des « besoins primaires »...) mais bien de « subsis-tance » sociale, autrement dit de la satisfaction des besoins sociaux d'une famille, de sa reproduction culturellement définie 77. Il ne s'agissait [119] pas plus d'auto-subsistance au niveau de la production agricole : la « logique de la d'auto-subsistance » telle que je l'entendais n'opposait aucunement l'autoconsommation à la vente des surplus (mil, riz) ou à l'introduction de cultures de traite (arachide). Cette dicho-tomie, qui tend à faire de l'autosubsistance une vertu de la production paysanne authentique, et des cultures commerciales un signe de la « capture » par le capita-lisme, ne correspond ni aux données précoloniales (les échanges marchands y étaient nombreux) ni aux données coloniales (dans l'ouest du Niger l'accroisse-ment des échanges marchands sous la colonisation a porté autant sur les cultures dites de subsistance que sur les cultures dites de rente) 78. En fait, la vente sur le marché d'excédents vivriers ou du produit de cultures commerciales correspondait pour l'essentiel dans l'ouest du Niger à des stratégies de subsistance (pour acquérir du numéraire indispensable à la reproduction sociale) et se distinguait par là des stratégies spéculatives (commerçants) ou « capitalistes » (accumulation pour l'in-vestissement).

Sans possibilité de peser sur les cours, non concernée par l'agriculture spécu-lative de plantation, ne disposant à l'époque d'aucun moyen accessible et fiable pour améliorer une production essentiellement à base pluviale, la masse de la paysannerie songhay-zarma n'avait guère d'autres modes d'action économique à sa

77 Les dépenses liées aux échanges sociaux (mariages par exemple), malgré leur caractère souvent ostentatoire, sont donc inclues : ceci est d'ailleurs fort compatible avec ce que Marx entendait par besoins historiquement détermi-nés lorsqu'il tentait de déterminer la « valeur d'usage » de la force de travail.

78 Il a été montré, en ce qui concerne les cultures commerciales dans les zones de plantations forestières et côtières (café, cacao), que leur montée en puis-sance sous la colonisation ne s'est pas faite sous l'injonction des colons mais en partie contre eux, et en tout cas pas comme ceux-ci l'entendaient (cf.

CHAUVEAU et DOZON, 1985). Ceci étant, l'importance du surplus qui a pu être ici ou là généré par les cultures de rente est évidemment un des fac-teurs de l'émergence de stratégies d'accumulation dans l'agriculture.

disposition qu'une combinaison d'autoconsommation et de petite production mar-chande, en ce qui concerne la production agricole. Celle-ci était elle-même cou-plée à deux autres modes d'action « non agricoles », la stratégie de la dérobade d'un côté (face aux ponctions) et l'émigration de l'autre. Il faut en effet rappeler que l'émigration temporaire au Ghana des jeunes adultes était massive. Ces migra-tions saisonnières s'intégraient parfaitement dans la logique de la subsistance, en élargissant le champ d'application de celle-ci au milieu urbain, autrement dit en allant chercher à l'extérieur du monde agricole des ressources complémentaires.

De fait, la logique de la subsistance était transversale aux différents rapports de production dans lesquels les paysans (qui n'étaient pas que paysans) étaient engagés. Pour désigner les formes que la logique de la subsistance prenait selon qu'elle s'exprimait à travers tel ou tel rapport de production, on aurait pu parler d'une subsistance marchande (la vente des produits agricoles), d'une subsistance salariale (la vente de la force de travail) ou d'une subsistance d'autoconsomma-tion. Ces trois formes caractérisaient les principaux secteurs où la reproduction familiale était recherchée. Un même acteur paysan « jouait » sa subsistance avec des stratégies combinatoires. La logique de la subsistance s'exerçait donc au sein de rapports de production variés, multiples.

[120] L'analyse des rapports de production devient dans cette perspective une analyse des contraintes qui pèsent sur la logique de subsistance et où celle-ci fraye son chemin. Cette analyse fournit en quelque sorte la liste des solutions possibles, la carte des filières de subsistance disponibles pour un groupe social donné d'une société donnée à un moment donné, et signale les points de passage obligés et probables. Elle marque aussi les lieux d'affrontements possibles, les points sensibles où les intérêts des paysans engagés dans la logique de la subsis-tance et ceux des groupes sociaux engagés dans d'autres logiques (fonctionnaires coloniaux, agents indigènes de l'administration, entrepreneurs, commerçants, etc.) peuvent s'affronter : le prix des produits, le niveau de la ponction, le montant du salaire...

Le concept de « logique de la subsistance », dans l'acception que je lui avais alors donnée, à partir des matériaux songhay-zarma, se situe dans une certaine tradition d'usage sociologique du terme de « logique », tout en s'en distinguant. En effet, parler de « logique », au sens de logique d'action, c'est mettre l'accent sur l'acteur social et ce qui sous-tend son système d'action. C'est tenter de dynamiser

les structures, ou de descendre des structures vers les comportements, ou de jeter un pont entre les deux. Lorsque les types d'action considérés sont d'ordre écono-mique, au moins dans leurs manifestations, c'est à partir des modes d'action éco-nomique qu'il convient de rechercher les « logiques » sous-jacentes qui sont à l'oeuvre. La « logique de la subsistance », conçue comme facteur commun d'une majorité des comportements économiques des acteurs paysans, permet de sortir du structuralisme économiciste du marxisme classique.

Mais chez les auteurs relevant plus ou moins de l'« économie morale » le ter-me de » logique » reste associé à celui de « mode de production ». Tel mode de production aurait sa logique d'acteurs, renvoyant au système de normes associé au mode de production en question. La logique de la subsistance ou de la sécurité serait ainsi consubstantielle au mode de production paysan chez Hyden, ou au mode de production « féodal » (ou « clientéliste ») chez Scott (cf. ci-dessus, cha-pitre 3) 79. On retombe dans le danger d'une « logique » invoquée comme princi-pe explicatif unique de l'économie paysanne ou « traditionnelle ».

Il m'a semblé que la « logique de la subsistance » devait au contraire être dé-crochée de tel ou tel mode de production, et de tel ou tel rapport de production.

Elle était transversale, à l'oeuvre au sein de rapports de production variés. En dé-finitive on peut voir dans la « logique de la subsistance » une sorte de chaînon entre d'une part les divers modes d'action économique entre lesquels se répartis-saient les pratiques paysannes individuelles et d'autre part le système de contrain-tes auquel tous étaient soumis. La « logique de la subsistance »représentait en quelque sorte la cohérence ultime des diverses stratégies développées dans un jeu économique dont les règles étaient définies à la fois par les rapports de production (contraintes structurales), à la fois par les [121] systèmes normatifs locaux (contraintes dites « culturelles »), et à la fois par les rapports de force sociaux (contraintes que l'on pourrait appeler « politiques »). On peut en effet penser que la circulation villageoise de l'information et l'existence de réseaux d'interaction canalisent les modes d'action économique individuels dans des limites compati-bles à la fois avec les normes des groupes d'appartenance, avec la carte des rap-ports de production disponibles, et avec l'état des raprap-ports de force associés à ces

79 De leur côté et à l'inverse, les tenants de l'individualisme méthodologique tendent à présupposer une logique générale et quasi universelle des acteurs.

rapports de production. Ainsi est défini le champ des possibles en un espace-temps donné.

Rapports de production

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