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L'utilisation de photographies originales : la disparition du dessinateur ?

L'Égypte illustrée, de l'observateur au lecteur

3.2 Le travail du dessinateur : imiter ou traduire le dessin original ?

3.2.3 L'utilisation de photographies originales : la disparition du dessinateur ?

Dans les années 1890, les chercheurs mettent au point la technique de similigravure qui, dans l'idéal, permet de passer directement la photographie en gravure sans inter-

vention46. On pourrait alors croire que toute opération sur l'illustration est nie. En

fait une étude menée sur deux dossiers du Tour du Monde montre que le dessinateur intervient encore, mais d'une manière diérente, moins visible. L'Institut "Mémoire de l'Édition Contemporaine" à Caen, conserve les archives de la société Hachette parmi lesquelles nous avons retrouvé les dossiers d'illustrations constitués pour les articles d'Albert Gayet en 1904 et d'Émile Deschamps en 1913. Il a ainsi été possible de com- parer les originaux et les publications. Dans le premier dossier se trouvent des photo- graphies et les dessins qui illustrent l'article47. En fait les photographies sont toutes

modiées dans leur format et leur netteté : les rédacteurs choisissent la portion de l'image qu'ils veulent montrer et demandent à des dessinateurs/graveurs de préciser les lignes parfois oues. Les photographies sont très largement retouchées pour améliorer leur qualité visuelle ou conférer à l'image une touche artistique.

Figure 3.9  Préparation originale pour l'illustration du récit d'Albert Gayet La photographie48, collée sur du carton est bien plus large que l'image qui va être

46. Cette technique est étudiée plus précisément dans la partie suivante.

47. Si la photographie devient majoritaire à partir du xxesiècle, les dessins coexistent encore pendant

quelques années. Dans cet article, vingt deux des quarante illustrations sont des dessins dont le degré d'exactitude est frappant.

48. L'image est estampillée IMEC parce qu'il est interdit de la publier. Mais pour les besoins de cette démonstration, et parce que ce mémoire ne va exister qu'en trois exemplaires, nous nous sommes permis de l'inclure.

publiée. La portion nale retenue est entourée de blanc. Elle a une autre inclinaison qui lui donne de la profondeur. Les contours des statuettes sont précisés et la vitrine dans laquelle se trouve le corps est eacée. Le changement n'est pas ici trop important, les détails sont seulement réhaussés par du blanc.

L'illustration du colporteur est parue dans l'article Promenade au Caire en 1913, en vignette de la première livraison. En fait la véritable image présente une vue bien plus large.

Figure 3.10  "Colporteur indigène", Tour du Monde, 1913, p. 481

Figure 3.11  Image originale du dos- sier de préparation de l'article

Les rédacteurs ont vraiment choisi de limiter la portée de l'image en s'attardant seulement sur le colporteur, qui fait très oriental, et non sur les constructions assez européennes ou sur la voiture à cheval à l'arrière. Le choix opéré sur ce personnage est teinté d'exotisme encore une fois. En revanche on voit nettement le travail réalisé sur les détails éclaircis, et le sol. Le dessinateur sert à corriger les imperfections : supprimer l'ombre du photographe, rendre les images moins oues ou augmenter les contrastes pour pouvoir les graver par similigravure49.

En fait, les photographies sont montées sur carton et les dessinateurs les préparent systématiquement à la similigravure avec de la gouache blanche et de l'encre noir pour

renforcer les contrastes. Cette étape permet aussi de travailler sur le cadre de l'image pour concentrer l'attention sur un sujet de l'illustration ou pour hiérarchiser les détails en mettant un voile blanc sur des parties superues. Le dessinateur crée une image hybride entre la photographie et le dessin dont les formes fusionnent.

À la photographie se superpose nettement la touche du dessinateur dont le rôle cependant est bien amoindri. Dans les années 1900, le dessinateur prend une place secondaire : il se contente de souligner quelques traits mais ne peut plus faire preuve de sa dextérité. Les dernières interventions signées des dessinateurs dans le Tour du Monde datent de l'année 1904. Ensuite, en 1906, il est précisé que les illustrations sont faites "d'après photographies" mais le nom du dessinateur n'apparaît plus. Enn à partir de 1907, les légendes n'indiquent même plus la provenance des images, comme s'il était évident qu'elles soient des photographies.

Ces précisions données aux photographies orientent toujours ce qu'elles montrent mais elles n'ont plus de valeur artistique. D'ailleurs, les dessinateurs ne sont plus du tout mentionnés et ne signent plus les illustrations. La photographie modie à la fois la fonction de l'image, beaucoup plus informative en général, et les métiers qui tournent autour de l'illustration.

Cependant, jusqu'en 1914, les deux types d'illustration, dessin et photographie, coexistent. La portée de l'appareil photographique doit être relativisée. La qualité de l'information, l'originalité de la conception et de la composition des photographies et la restitution du réel sont tributaires du photographe. Il doit se servir correctement d'un outil dicile à manier. Les rédacteurs des deux revues cherchent surtout un beau document, qui fasse presque rêver et n'hésitent pas à retoucher les photographies pour qu'elles paraissent plus belles et plus attrayantes. Cependant le règne des dessinateurs, tous sortis des Beaux-Arts et très souvent peintres, se termine à la veille de la guerre. La photographie s'est progressivement imposée, de la source d'inspiration à l'objet principal des illustrations, en se présentant comme un outil impersonnel au service de la raison. Mais la subjectivité est toujours présente, les transformations apportées à l'image du colporteur confortent l'idée de l'exotisme du pays égyptien et gomment les ressemblances avec le nôtre. La photographie porte le même regard que le dessin sur l'Orient.