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La gravure sur bois debout dans le Magasin Pittoresque et le Tour du Monde

L'Égypte illustrée, de l'observateur au lecteur

3.3 Le graveur, cet homme indispensable

3.3.2 La gravure sur bois debout dans le Magasin Pittoresque et le Tour du Monde

 On doit réellement regarder le Magasin Pittoresque comme le plus grand protecteur de la gravure sur bois et comme le promoteur de la restauration de cet art 69.

La liste des graveurs du Magasin Pittoresque, publiée dans les tables de 1833 et 1872, présente plus de cent graveurs. Contrairement aux dessinateurs, qui ont parfois voyagé en Égypte, les graveurs n'ont pas vraiment de spécialité, ils sont aussi plus nombreux. Une trentaine de noms se retrouvent sur les gravures concernant l'Égypte : Piaud, Pisan, Gustave Barry, Gusmand, Hurel, Sargent, Pannemaker, Tamissier, Hauger, Ro- land... La plupart fonctionnent en atelier et les graveurs sont beaucoup plus organisés en associations que les dessinateurs. Ils gagnent en général mieux leur vie, à l'image des graveurs de l'atelier ABL dont le fondateur, Jean Best devient gérant du Magasin Pittoresque en 1848.

L'atelier ABL, sigle de John Andrew, Jean Best et Isidore Leloir, est le principal

68. Cette démarche complète l'absence de référence aux égyptologues anglais et s'inscrit dans la politisation de cette discipline.

69. Georges Duplessis, La gravure française au Salon de 1855, Paris, Dentu, 1855, cité par Rémi Blachon, La gravure française au xixe siècle, l'âge du bois debout, p. 93.

fournisseur de gravures du journal. Cet atelier est très étroitement lié à la naissance et au développement du Magasin Pittoresque.

 John Andrew vient s'installer à Paris en 1824, peut-être à la demande de Charles Thompson, il a été formé à l'école de Londres. Il gagne très vite une excellente réputation de graveur sur bois debout en gravant pour Didot et pour l'Imprimerie royale.

 Isidore Leloir est quasiment inconnu, si ce n'est qu'il est témoin au mariage de Jean Best. Il a peut-être été l'élève d'Andrew pour la gravure sur bois.

 Jean Best est à l'origine un graveur sur cuivre qui crée un atelier de graveurs pour répondre à la demande croissante en illustrations et devient, en 1848, gérant du Magasin Pittoresque à la place de Lachevardière. Il a lui-même très peu gravé mais il est le patron de l'ABL, le gérant de la revue puis son imprimeur jusqu'à sa mort en 1879.

Les trois hommes s'associent en 1832 pour former un atelier qui prend en charge les vignettes du Magasin Pittoresque70. Andrew est le plus actif dans l'ABL jusqu'en 1843,

date à laquelle il le quitte, mais sa production se fond dans celle de l'atelier en géné- ral puisqu'il ne signe jamais de son nom seul mais du sigle de son entreprise. D'autre part, beaucoup de jeunes graveurs commencent avec l'ABL, sans jamais signer de leur nom leurs premières productions. Sous cette appellation, les visages peuvent donc être nombreux. Héliodore Pisan, par exemple, a commencé sous les ordres de Jean Best avant de devenir un des meilleurs graveurs de Gustave Doré. Les signatures de l'ate- lier ABL sont variées : Andrew-Best-Leloir au tout début comme sur la gravure des obélisques de Louxor parue dans le Magasin Pittoresque de 183371. Puis les graveurs

signent A.B.L, en mettant les initiales par ordre alphabétique. Comme l'atelier connaît un grand succès72, deux jeunes associés viennent se joindre au premier trio : Laurent

Hotelin et Isidore Régnier. Ainsi paraissent des gravures, comme le Marchand de singes au Caire en 184473, signées par le sigle A.B.L.H.R. D'après Rémi Blachon74, Andrew

quitte l'atelier en 1843 et grave ensuite tout seul. La gravure du marchand de singes décrite ci-dessus montre que le sigle continue d'être utilisé après son départ. Lorsqu'Isi-

70. Cet atelier réalise aussi les gravures de nombreuses autres aventures éditoriales comme le Musée des familles, l'Illustration ou des livres illustrés. Le succès du Magasin Pittoresque fait la prospérité et la renommée de l'ABL, réclamé ensuite partout.

71. Magasin Pittoresque, 1833, p. 393.

72. Les équipes de graveurs sur bois sont obligées de travailler jour et nuit au no7 de la rue Poupée

pour remplir leurs commandes. Vers 1840, il y a déjà plusieurs dizaines de graveurs qui travaillent pour l'ABL.

73. Magasin Pittoresque, 1844, p.20.

dore Régnier et Laurent Hotelin partent, le premier en 1851, à la mort d'Isidore Leloir, le second en 1861, Jean Best s'associe avec Cosson et Smeeton75, qui signent seuls

les gravures quand le vieil homme se retire des aaires. Quatre gravures sur l'Égypte proviennent de cet atelier. Cosson disparaît en 1874 et Smeeton s'associe aux cousins Émile et Auguste Tilly. Cet avatar76 de l'atelier ABL travaille encore avec le Magasin

Pittoresque puisque des gravures sur l'Égypte de Tilly sont présentes jusqu'en 1883. D'autres ateliers participent aussi à l'aventure du Magasin Pittoresque : celui d'Isidore Régnier, Antoine Piaud et George Perrichon ou celui de Laurent Hotelin, Alexandre Hurel et Alfred Sargent.

Le Magasin Pittoresque commande aussi des gravures aux autres graveurs français qui ne font pas partie de ces ateliers. Certains sont très talentueux comme Théophile Hildibrand et Héliodore Pisan, deux des principaux interprètes de Gustave Doré qui ont commencé dans les rangs des graveurs de l'ABL puis qui sont devenus indépendants.

Presque tous les graveurs du Magasin Pittoresque ont participé au Tour du Monde comme Gusmand, Pannemaker, Sargent, Meunier, ou Hotelin et Hurel lorsqu'ils sont associés. En revanche aucun nom des graveurs de l'atelier ABL ou de ses émules n'est associé aux gravures du Tour du Monde de notre corpus. Pourtant ce sont en général les mêmes équipes et surtout les mêmes façons de faire.

Tous ont gravé des images concernant l'Égypte : il n'existe pas de graveurs plus spécialisés que d'autres dans les représentations de ce pays. Contrairement aux dessi- nateurs, dont certains noms sont plus souvent cités, les graveurs s'occupent de toutes sortes de gravures sans distinction. Les dessinateurs sont en eet plus associés à l'ob- jectivité de l'image : s'ils ont visité le pays, le dessin,  d'après nature , semblera plus vrai. Le graveur au contraire ne dit rien sur la réalité représentée, il se contente de la  porter en gravure77. Cependant il existe plusieurs techniques de gravure sur bois

qui ont des rendus diérents.

Lorsque la gravure sur bois debout arrive en France, plusieurs manières de graver existent déjà :

 La manière du trait blanc de Thomas Bewick : le graveur fait lui-même ses des-

75. Cosson est un personnage resté obscur mais Joseph Burn-Smeeton est très bien connu puisqu'il fréquente dès son arrivée en France, d'autres graveurs comme Héliodore Pisan ou Alexandre Hurel, des peintres tel Honoré Daumier ou Charles Daubigny. Il devient le maître de très grands graveurs : Fortuné Méaulle, Henri Paillard, ou Auguste Lepère.

76. Terme utilisé par Rémi Blachon, L'atelier ABL et ses avatars.

77. Pour les ÷uvres originales, de Gustave Doré par exemple, se pose le problème de la délité du graveur à l'÷uvre du dessinateur, mais Édouard Charton, dans la préface du Tour du Monde précise bien que le dessinateur, et a fortiori le graveur, ne doit pas interpréter le dessin originel du voyageur.

sins ; il fait apparaître sa vignette hors du noir que représente le bloc de bois non entamé, en creusant les blancs. Le dessin a une majorité noire.

 La manière du trait noir : lorsque les graveurs doivent suivre le projet d'un dessinateur, ils s'attachent à son modèle, tracé en noir sur le bois78. C'est la

gravure en fac-similé appelée aussi gravure de trait. Le burin épargne les lignes noires du dessin qu'il doit reproduire.

 La gravure de teinte est une manière d'interpréter les couleurs, lors d'une re- présentation d'un tableau par exemple, au moyen de hachures79. Elle permet de

donner plus de nuances à l'image.

Si le Magasin Pittoresque, à ses débuts, présente quelques gravures de trait, elles évoluent bien vite vers de la gravure de teinte qui donne plus de précision à l'image et la fait ressembler à de la photographie.

Figure 3.14  Salon de 1834, Prise d'Alexandrie, bas relief de M. Chaponniè- re,Magasin Pittoresque, 1834, p. 172.

La reproduction du bas relief de M. Chaponnière en 1834 est un exemple même de la gravure à la manière du trait noir, qui ne donne pas de profondeur à l'image, pas d'ombres. Le graveur s'est contenté de suivre les lignes de l'original et le résultat fait penser aux dessins des poteries grecques. Les autres gravures de trait du Magasin Pittoresque sont souvent celles qui représentent des schémas, la coupe de la pyramide de Chéops, des objets un peu compliqués comme la cuillère à parfum égyptienne conservée au Louvre. En fait ce type de gravure concerne les représentations dénuées de contexte, sans arrière-plan pour lesquelles seule la clarté compte.

78. Le dessinateur dessine souvent directement sur le bois et son ÷uvre est détruite par le travail du graveur. Quelques bois dessinés par Gustave Doré nous sont parvenus. Il existe très peu de ces originaux, ce qui explique en partie pourquoi nous n'avons pas trouvé de sources pour les années antérieures à la photogravure.

79. Les graveurs de Gustave Doré comme François Pannemaker ou Héliodore Pisan en perfectionnent l'emploi dans les années 1860.

Mais très vite, la reproduction de tableaux et l'exigence de documents de très bonne qualité représentant le réel entraînent l'utilisation des hachures pour les teintes.

 La gravure sur bois va tendre de plus en plus à ressembler à de la gravure sur acier en taille douce. Cette tendance à l'anement des tailles, au rôle croissant de la teinte, franchira la Manche avec les graveurs anglais expatriés à Paris, si nombreux vers 1835 80.

En fait, lorsque naît le Magasin Pittoresque, la gravure de teinte existe déjà et est beaucoup utilisée. Les gravures sur l'Égypte sont très souvent représentées avec cette technique puisqu'il faut être au plus près du réel : les couleurs, les modelés, les ombres doivent être visibles pour donner l'impression d'assister à une scène. C'est une gravure d'interprétation, où l'artiste doit rendre les couleurs, les tons par des hachures plus ou moins espacées. La gravure du tableau de Cogniet (3.1.1, p. 92) est représentative de ce genre d'utilisation du burin : le tableau est très coloré et il a bien fallu rendre ces nuances par les teintes, trouver des équivalences aux couleurs. Toutes les gravures du Tour du Monde suivent cette technique qui s'apparente à la peinture. D'ailleurs certains des plus grands graveurs de teinte travaillent au Tour du Monde81 :

 Théophile Hildibrand est un élève de l'ABL qui collabore avec Pannemaker, avant d'être l'un des principaux interprètes de Gustave Doré. Il devient un virtuose de la gravure de bois de teinte. Il travaille beaucoup pour Hachette, et pas seulement dans le Tour du Monde.

 Frédéric Huyot est un graveur, imprimeur et lithographe qui travaille en particu- lier pour Didot quand il monte son atelier en 1845.

 Charles Maurand est l'un des graveurs de Gustave Doré avant de partir quelques années aux État-Unis.

 Héliodore Pisan est un élève de l'ABL qui devient le principal graveur de Gustave Doré, en particulier pour son Don Quichotte.

 François Pannemaker est un graveur bruxellois qui s'installe à Paris et grave pour Gustave Doré. Il acquiert une réputation internationale.

 Adolphe Gusmand est peut-être le premier à graver le bois de teinte en France. Il est aussi le premier professeur de gravure sur bois à l'École Impériale de dessin.  Alfred Sargent est très reconnu pour ses paysages ; les images de l'Égypte qu'il a

gravées sont particulièrement des paysages.

La plupart sont des spécialistes de cette technique et ils ont tous travaillé avec Gustave

80. Rémi Blachon, La Gravure sur bois au xixe siècle, l'âge du bois debout, p. 143.

Doré.

Figure 3.15  Le marché aux grains, gravure de Hildibrand, Tour du Monde, 1860, p. 97.

Le marché au grain est fait d'après un croquis de l'auteur. Tout est conçu pour faire rêver le lecteur : il est dépaysé par le dessin lui-même, avec les maisons à moucharabiehs, avec la mosquée, les personnages à turban et les chèvres. Mais le type de gravure joue aussi : les ombres donnent de la profondeur et un eet de perspective, les teintes permettent d'imaginer que les chèvres ont des robes de couleurs diérentes puisque certaines sont plus claires que d'autres. Le regard est attiré par la maison centrale, assez imposante et illuminée.

À la n du xixesiècle, certains graveurs deviennent à ce point virtuoses qu'ils sont

surnommés de façon ironique les  similistes . Ils se distinguent beaucoup des graveurs du début du siècle, dont les ÷uvres étaient moins réalistes ; la photographie a contribué à transformer l'approche de l'image puisque les lecteurs veulent une prise de vue de la réalité plus qu'une représentation : certains graveurs cherchent à rivaliser avec les photographies... Leurs gravures ressemblent parfaitement à des photographies ce qui leur donne une certaine pertinence.

Les graveurs ont un rôle de plus en plus important au cours du siècle : si les pre- mières livraisons du Magasin Pittoresque n'indiquent pas souvent l'origine des gravures, anglaises pour la plupart, les signatures sont de plus en plus nombreuses jusque dans

les années 190082. Ensuite elles se raréent, preuve de la disparition progressive du rôle