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L'Égypte illustrée, de l'observateur au lecteur

3.4 L'insertion dans le texte : nouveau pas de l'orien talisme ?

3.4.2 Des légendes orientées vers l'exotisme

Plus que la place de l'image dans l'article, en frontispice, ou en lettrine, c'est la légende qui donne du sens à l'illustration. Elle précise sa signication et éclaire le dessin et la photographie d'un oeil nouveau. Un lecteur européen est incapable, par exemple, de distinguer les monuments arabes : pour lui un tombeau peut être une mosquée... La légende explique l'illustration, elle est nécessaire à la bonne compréhension de ce qui est présenté.

 C'est pourquoi une légende accompagne la photographie dans le journal, dans le livre, à l'exposition, sur les placards publicitaires, à la projection commentée. Sa raison d'existence en premier lieu est de préciser le sens de l'image utilisée, soit à titre d'information, soit à titre de transmission d'un message, qui peut être aussi bien de l'ordre esthétique que de l'ordre publicitaire : une phrase peut soudain éclairer une photographie dans un sens jusqu'alors insoupçonné9495.

Cependant, dans les deux revues, ce ne sont pas les artistes qui légendent leurs travaux mais les membres de la rédaction : nous pourrions pourtant penser qu'ils sont les plus qualiés pour le faire, surtout les photographes qui seuls savent pourquoi ils ont pris telle ou telle scène.

 La légende renseigne normalement sur la façon dont a été créée l'image. Or Édouard Charton et les autres rédacteurs indiquent au mieux le dessinateur, des années 1860 aux années 1890 puis donnent de moins en moins d'informations. Le graveur n'est jamais évoqué, le photographe assez rarement (surtout autour des années 1910). Les outils utilisés (crayon, aquarelle, appareil photographique particulier...) sont complètement absents sauf lorsqu'il s'agit du photorama Lu- mière qui donne un résultat très étonnant (une vue à 360) : la rédaction est

93. Édouard Charton, Correspondance, Lettre à Émile Deschanel, 21 février 1861, p. 1102. 94. Beaumont and Nancy Newhall, Masters of Photography, New york, 1958.

sans doute ignorante de ces aspects techniques.

 Le titre et la légende peuvent modier totalement la signication de l'illustra- tion. Une vue de paysage avec quelques dromadaires en premier plan pourrait être prise dans n'importe quel pays arabe. Lui donner une légende qui la situe en Égypte confère un contexte et une atmosphère particulière. Les deux revues légendent souvent de façon très précise leurs illustrations en particulier en terme de localisation : les monuments présentés sont nommés précisément et le lecteur peut donc facilement les localiser. Les mosquées sont présentées par leur nom et sont personnalisées en quelque sorte.

 Les rédacteurs utilisent souvent dans les légendes des termes d'arabe qu'ils ne traduisent pas toujours : les saquiehs et les norias n'ont pas besoin de traductions puisque ce sont des objets représentés mais les ouadis ou les djebels sont beaucoup plus mystérieux. Il s'agit en fait des vallées et des monts. Mais il est plus exotique d'utiliser les mots en langue étrangère, comme pour donner plus de sonorité à la couleur locale. Le lecteur entend l'Orient.

 La légende peut attirer l'attention sur un sujet et laisser tout un côté de l'image dans l'ombre. Montrer une montagne sans évoquer la caravane qui se trouve au premier plan... Cette caractéristique a été source de problème pour attribuer un champs iconographique à l'image.

 Le Tour du Monde a trouvé une façon de légender l'illustration tout en restant dèle à l'artiste : tirer du texte des phrases qui permettent de comprendre l'image et peut-être de capter les sentiments qui ont animé le voyageur. En 1904, la légende prévisionnelle de la première image indique panorama de Damiette vu du Nil alors que la légende nale est une phrase du texte qui dit Damiette, vue du Nil, la ville justie son surnom de Venise égyptienne. La première est complètement neutre alors que la seconde, en comparant la ville à la belle Venise, si connue et réputée en Europe, oriente l'appréhension du lecteur et indique que le voyageur a été subjugé par la visite. L'image n'est plus neutre mais engagée.  Les rédactions ont ainsi un certain pouvoir sur l'image et ce qu'elle dit : ils peuvent

atténuer ce que montre l'image. En 1913, ils prévoient d'intituler une photogra- phie marchands indigènes devant les bureaux de l'administration des chemins de fer et nalement elle est publiée sous la légende les marchands indigènes encombrent les rues. On peut penser que les rédacteurs ont cherché la simplicité mais cela ne semble pas être le cas : non seulement les marqueurs de modernité, administration des chemins de fer, sont eacés de la version dénitive, mais en

plus le verbe encombrer donne un aspect négatif à la présence des marchands et le lieu est transformé d'un parvis à une rue, plus empruntée. Cela fait plus oriental, plus exotique alors que visiblement, les marchands sont rassemblés sur une place et pas dans la rue. La légende oriente la lecture.

Dans les deux revues du corpus, la légende est très souvent en lien avec l'image et le texte. L'illustration n'est pas seulement là pour attirer la vue, ou amuser. Elle est là pour apprendre et dépayser.

À chaque étape de sa réalisation, il est possible de transformer l'illustration pour lui faire dire autre chose que la réalité. Les conséquences de l'arrivée de la photogra- phie se voient bien dans ce corpus particulier, marqué par la disparition progressive du dessinateur, du graveur et du photographe professionnel au prot du photographe amateur, rarement formé pour prende de belles images. Ainsi l'illustration, de jolie devient plus dèle à la réalité, puisqu'elle est moins mise en scène, tout en conservant une part de subjectivité induite par des petites modications lors de la mise en page et de l'attribution des légendes. La subjectivité devient presque extérieure à l'image.

Conclusion

Les illustrations du Magasin Pittoresque et du Tour du Monde contribuent à la construction d'une Égypte mythique, dont l'exotisme est exacerbé par les ajouts et les transformations des dessinateurs et des graveurs, ou par une mise en page et des légendes particulières. Les deux revues n'ont pas une approche originale car elles s'adressent au même public que les autres publications illustrées, comme les livres de récits de voyage : un lecteur confortablement installé dans son fauteuil, qui cherche le moyen de s'évader dans un monde spacialement et temporellement diérent, un monde exotique et archaïque. Ce lecteur recherche l'Égypte antique, proche de la mythologie, avec sa cohorte de dieux et de monuments, et sa langue mystérieuse. Il rêve aussi de l'Égypte arabe peuplée d'indigènes étranges, l'Égypte des harems et des caravanes de dromadaires, l'Égypte des minarets et des pipes orientales nonchalamment fumées sur un divan. Les images publiées concernent essentiellement ces deux visages du pays96.

Plaire à ce public est un impératif pour les rédactions et plusieurs évolutions entre- prises le prouvent :

 Les illustrations d'objets savants, trouvés lors des fouilles des égyptologues, laissent place à des images plus pittoresques, construites comme des tableaux avec plusieurs plans qui créent une sorte de contexte à l'objet ou au monument représenté.

 Retravailler les photographies pour ajouter des marqueurs d'exotisme revient à nier la première ambition de la photographie : montrer le monde tel qu'il est, en se passant d'intermédiaires. Les illustrations montrent ce que les abonnés veulent voir : un monde radicalement diérent, dans lequel rien ne peut rappeler l'Europe. Il faut donc eacer toute trace de modernisation et d'européanisation. Cependant, les rédactions n'hésitent pas à montrer les réalisations modernes de l'Occident en Égypte dans un but évidemment laudateur. Les quelques images

96. Très peu d'illustrations représentent la nature égyptienne qui n'est pas assez diérente de ce que le lecteur peut connaître et qui n'est pas localisable en Égypte particulièrement.

qui dépareillent le corpus pour montrer une réalité bien malheureuse, ne sont peut-être pas ajoutées de façon consciente.

 Dans les années 1900-1914, le Magasin Pittoresque et le Tour du Monde tentent de rattraper un public qui se lasse : les articles se font plus longs, plus illustrés et le texte est de moins en moins en rapport avec l'image. Les revues deviennent des livres d'images que l'on feuillette.

Le déclin des deux revues accompagne le développement de la photographie, qui a longtemps coexisté avec le dessin, et celui de la similigravure. La photographie n'a pas détrôné les autres images : si elle donne au lecteur l'impression d'être au plus proche du voyage et qu'elle est utilisée à ce titre par les rédactions, elle obéit aux mêmes codes pittoresques que le dessin. La distinction entre un dessin et une illustration d'après photographie est dicile : les habitudes iconographiques ont adapté les spécicités photographiques aux codes de la gravure ; les premiers photographes sont des artistes qui mettent en scène leurs images ou des professionnels qui travaillent en studio. Le pit- toresque est rendu plus présent encore par le travail mené sur la photographie lors de sa traduction en bois gravé. La révolution kodak popularise les photographies d'amateurs qui sont moins parfaites que les photographies de professionnels : l'idéal du beau- document s'en trouve en partie dégradé malgré les retouches avant publication. La photographie devient un art moyen97 car les traditions sont abandonnées : les ama-

teurs ne tiennent pas compte des impératifs de composition d'une image. Le Tour du Monde continue pourtant de publier les photographies inédites des voyageurs au mo- ment où d'autres journaux et magazines font appel aux services des premiers reporters des agences de presse. La revue n'a pas vraiment le choix de ses illustrations.

La similigravure, quant à elle, n'introduit pas une autre approche du pays : comme la rédaction ne peut plus transformer les illustrations pendant leur processus de fabri- cation, elle a encore la possibilité de créer l'exotisme par des moyens détournés comme la mise en page ou l'attribution de légendes un peu décalées par rapport à la réalité. L'utilisation de cette technique marque toutefois la disparition du graveur et du dessi- nateur dont les travaux ne sont plus nécessaires. Plus rapide, elle permet une utilisation accrue des images dont le nombre s'élève à une par page dans les années 1905-1914.

L'Égypte est toujours construite par l'imaginaire occidental, mais l'arrivée de ces techniques coïncide avec le déclin de la revue qui n'a adapté que les outils mécaniques aux attentes du lectorat mais pas le fond de ses sujets. Le public réclame peut-être plus de légereté et moins d'instruction, puisque l'école est bien ancrée et qu'elle est

maintenant obligatoire pour tous jusqu'à douze ans. L'Égypte et les voyages passent de mode, tout le globe est exploré, et on veut de nouveaux divertissements, du sport et des loisirs. Les changements dans le Magasin Pittoresque et le Tour du Monde sont très modestes et presque invisibles ; à peine voit-on l'augmentation du nombre d'images publiées alors que la mise en forme n'évolue pas du tout : les illustrations sont toujours incluses dans le texte, encadrées de façon stricte, au milieu d'une ou de deux colonnes.

 Au début du xxe siècle, la photographie reproduite en similigravure de-

vient donc le vecteur principal de l'actualité visuelle. Les producteurs s'or- ganisent, les journaux illustrés se restructurent et des formes typiquement photographiques sont exploitées pour garantir l'impartialité de l'informa- tion diusée 98.

Depuis la n du xixe siècle, des magazines aux mises en pages composées appa-

raissent : les photographies et le texte sont étroitement liés pour produire du spectacle. Leur maquette complexe est bien plus ludique que celle du Magasin Pittoresque et du Tour du Monde : l'oeil du lecteur est attiré par maints détails et n'a pas à suivre la page de façon chronologique. Le texte a même tendance à s'eacer, pour laisser plus de place aux images : il ne reste que quelques lignes, pour attirer l'attention sur un point en particulier. Des journaux comme La Vie illustrée ou La Vie au grand air sont bien loin des revues d'Édouard Charton : leur titre est mis en scène dans la composition de la page de couverture pour donner plus de place à l'image. Les photographies sont découpées, superposées sur les planches nales et couvrent l'ensemble de la page. Ces innovations annoncent le développement des magazines d'après-guerre et la disparition du Magasin Pittoresque et du Tour du Monde, longtemps à la tête des publications périodiques.

Annexe 1 : les illustrations de l'Égypte