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Des usines à géométrie variable

La composition socio-démographique des usines est un reflet de l’histoire de l’entreprise et des différents remodelages industriels opérés par les directions qui s’étaient succédé à la tête du groupe industriel. Les inflexions patronales ont donné aux différents sites de production une certaine coloration. Par la caractérisation sociale des différents établissements de Moulinex, on cherchera à en apprendre plus sur leurs salariés et à escompter leurs chances de retour à l’emploi ainsi que la manière dont ces derniers ont pu vivre le licenciement économique.

De même qu’il existait une hiérarchisation du pouvoir entre les travailleurs, il existait chez Moulinex une organisation pyramidale des fonctions entre chacun des établissements du groupe. L’usine d’Alençon était l’usine historique et l’usine reine. Quand Moulinex a entamé son expansion dans un axe nord-sud, vers Argentan dans le département de l’Orne puis vers Falaise dans le Calvados, les deux nouvelles unités ont alors été conçues comme des usines "relais"24 d’Alençon, l’usine-mère de

Moulinex. De même, le site de Granville deviendra le satellite de Saint-Lô, qui sera lui-même plus tard, le satellite de l’unité de Carpiquet.

Le centre névralgique restera longtemps l’usine historique d’Alençon qui était aussi "l’usine créatrice" du groupe. Le père fondateur de Moulinex avait décrété que toute nouvelle entité de production devait "être implantée au plus à deux heures de

23. Alternatives Economiques, septembre 2000.

De cadences en décadence 180 voiture d’Alençon afin qu’il soit possible d’en surveiller le fonctionnement et d’assu- rer sa maintenance"25. La "tête industrielle" lançait les produits puis en décentra-

lisait progressivement la fabrication dans de nouvelles usines normandes. "Alençon reste la clé de voûte des fabrications, recevant les matières premières (métaux, ma- tière plastique) et les élabore, assurant enfin le montage des appareils."26

Tab. 4.1: Le niveau d’étude atteint selon le site Niveau d’étude atteint

Population totale Primaire Collège CAP-BEP Bac + Effectif

% % % % Site Alençon 29,9 17,2 39,0 13,9 221 Bayeux 23,1 23,8 41,6 11,5 89 Cormelles 29,3 23,1 27,3 20,3 379 Falaise 46,0 28,7 18,9 6,4 92 Saint-Lô 40,3 24,9 24,7 10,1 49 Total 31,2 22,3 31,1 15,4 830

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

Les fonctions, qui étaient à l’origine dévolues aux usines, déteignent sur les ca- ractéristiques professionnelles et sociales du personnel salarié. Les unités dédiées à la production, que sont les usines de Falaise et de Saint-Lô, regroupent en effet une proportion importante de personnes ayant un niveau primaire-collège (voir tableau 4.1). A Falaise, 78% des personnes ne possèdent aucun diplôme (voir tableau 4.5). Toutefois sur ce dernier site, la moitié de cette population est composée d’ouvriers qualifiés. A Falaise, le mouvement de promotion professionnelle s’est surtout réalisé pour la catégorie des ouvriers qualifiés. En revanche, pour le site de Saint-Lô, les moins diplômés sont presque exclusivement des agents de production (voir tableau 4.6).

La proportion des personnes non diplômées est moins importante dans les sites de Cormelles-le-Royal, de Bayeux et surtout d’Alençon. Le site ornais est composé d’une part non négligeable de personnes de niveau V (37% possèdent un CAP-BEP, voir tableau 4.2) et d’ouvriers qualifiés de métier (13%). Ceci peut s’expliquer par la présence d’ouvriers formés au centre d’apprentissage de Moulinex à Alençon et employés à l’un des ateliers qui nécessitait une main-d’œuvre qualifiée presque exclu- sivement masculine : l’atelier d’outillage et l’atelier de découpe de pièces métalliques.

25. Didier Douriez, Moulinex, op. cit., p. 63.

26. Michel Chesnais et al. (1964), "Argentan. Une petite ville de Basse-Normandie ranimée par la décentralisation industrielle", Norois, n◦ 44, octobre-décembre, pp. 429-430.

De cadences en décadence 181

Tab. 4.2: La dernière catégorie professionnelle occupée chez Moulinex selon le dernier diplôme obtenu pour le site d’Alençon

Dernière catégorie professionnelle

Alençon AP AP-OQ OQ EM AMT CI Total

% % % % % % % en col. Effectif Diplôme Sans diplôme 68,4 14,6 4,6 11,5 0,9 0,0 49,3 109 CAP BEP 9,6 18,4 25,3 6,1 40,7 0,0 36,7 81 Bac + 0,0 3,3 13,7 11,8 47,0 24,3 14,0 31 Total 36,9 14,4 13,5 9,6 22,2 3,5 100 221

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

Tab. 4.3: La dernière catégorie professionnelle occupée chez Moulinex selon le dernier diplôme pour le site de Bayeux

Dernière catégorie professionnelle

Bayeux AP AP-OQ OQ EM AMT Total

% % % % % % en col. Effectif Diplôme Sans diplôme 71,1 22,3 3,7 2,9 0,0 56,2 50 CAP BEP 44,3 15,1 12,9 6,1 21,6 39,3 35 Bac + 0,0 0,0 0,0 28,0 72,0 4,5 4 Total 56,4 18,1 7,2 5,6 12,7 100 89

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

Tab. 4.4: La dernière catégorie professionnelle occupée chez Moulinex selon le dernier diplôme obtenu pour le site de Cormelles

Dernière catégorie professionnelle

Cormelles AP AP-OQ OQ EM AMT CI Total

% % % % % % % en col. Effectif Diplôme Sans diplôme 57,1 27,2 4,5 7,3 4,0 0,0 56,7 215 CAP BEP 20,5 22,2 14,0 8,8 32,7 1,8 28,5 108 Bac + 3,7 1,8 1,6 17,5 42,0 33,4 14,8 56 Total 39,0 22,2 6,9 9,1 17,6 5,1 100 379

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

Une figure clé dans ce type de métier est celle du conducteur de machine de presse à découper. Ce type de métier requiert des compétences techniques très spéciali- sées. Sur ce site, une part des détenteurs d’un CAP-BEP a d’ailleurs accédé à des

De cadences en décadence 182

Tab. 4.5: La dernière catégorie professionnelle occupée chez Moulinex selon le dernier diplôme obtenu pour le site de Falaise

Dernière catégorie professionnelle

Falaise AP AP-OQ OQ EM AMT CI Total

% % % % % % % en col. Effectif Diplôme Sans diplôme 39,7 48,5 3,0 4,3 4,4 0,0 77,2 71 CAP BEP 17,7 47,1 5,8 0,0 21,0 8,4 14,1 13 Bac + 0,0 6,1 9,6 6,1 62,5 15,7 8,7 8 Total 33,3 44,7 3,9 3,9 11,7 2,5 100 92

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

Tab. 4.6: La dernière catégorie professionnelle occupée chez Moulinex selon le dernier diplôme obtenu pour le site de Saint-Lô

Dernière catégorie professionnelle

Saint-Lô AP AP-OQ OQ EM AMT Total

% % % % % % en col. Effectif

Sans diplôme 68,6 19,3 0,0 8,9 3,2 71,4 35

CAP BEP 62,7 11,6 14,1 11,6 0,0 16,3 8

Bac + 15,6 0,0 0,0 0,0 84,4 12,2 6

Total 61,2 15,7 2,3 8,3 12,5 100 49

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

postes d’agent de maîtrise, de contremaître ou de technicien (41%) (voir tableau 4.2). L’usine fabriquait principalement des cafetières, des fers à repasser et des com- posants (pièces). Elle possédait des bureaux d’études et un service après-vente qui a été repris par l’entreprise Seb. A Cormelles, la seconde "tête industrielle" du groupe, la part des bacheliers est la plus importante en comparaison des autres usines (20% voir tableau 4.1) et celle des agents de maîtrise et des techniciens est notable (18% voir tableau 4.4). Ceci s’explique, en partie, par l’existence sur le site de micro-ondes de l’atelier de chromage. Mais l’usine du Calvados se distingue aussi par une pro- portion plus importante qu’ailleurs de cadres (35% contre 4% à Alençon). Le taux d’encadrement y est un peu plus élevé sur ce site qui accueillait la direction indus- trielle du groupe, la direction des achats et de la qualité, la direction des ressources humaines industrie, un secteur informatique ainsi que deux bureaux d’études, celui des micro-ondes et fours et celui des friteuses (cuisson). Le personnel d’encadrement est en revanche absent à Saint-Lô et à Bayeux. La population de ces deux sites "de main-d’œuvre" est très majoritairement féminine et concentre un nombre important

De cadences en décadence 183 d’agents de production (respectivement 56% et 61% voir tableaux 4.3 et 4.6 contre 33% pour Falaise 4.5). Ces deux usines ont aussi comme point commun d’être des usines d’accueil des salariés de Moulinex dont le poste avait été supprimé lors des restructurations de l’entreprise. Le choix du maintien dans l’entreprise a coûté, à un certain nombre de personnes qualifiées, l’exercice de leur métier. Un phénomène de déclassement se lit notamment au niveau du site de Bayeux (voir tableau 4.3). Celui-ci regroupe une part plus importante qu’ailleurs de travailleurs possédant un CAP-BEP qui occupaient un poste d’agent de production.

Tab. 4.7: L’âge au moment du licenciement selon le site Tranche d’âge

Population totale 23-43 44-50 51-60 Effectif

% % % Site Alençon 17,0 49,4 33,6 221 Bayeux 39,2 42,6 18,2 89 Cormelles 18,5 54,6 26,9 379 Falaise 19,7 52,6 27,7 92 Saint-Lô 20,0 45,0 35,0 49 Total 20,7 51,1 28,2 830

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 sig. 0.0027

Cette caractérisation des sites révèle de grandes disparités entre les cinq éta- blissements de Moulinex non-repris par le groupe Seb. L’héritage de l’histoire et des restructurations passées ont marqué la composition démographique des sites, ce qui dirige notre réflexion sur les chances de réinsertion professionnelle des salariés quand survient la fermeture définitive de l’entreprise. L’ancienneté dans l’emploi du personnel suit l’ancienneté du site. Alençon, l’usine historique est l’usine reine ou l’usine-mère, l’usine qui a conservé les plus grandes marques du paternalisme et de l’histoire de Moulinex27. La proportion notable de professionnels, d’ouvriers de mé-

tier et de techniciens possédant une spécialisation et qualification a sûrement joué favorablement sur les chances de retour à l’emploi. Egalement, les usines d’Alençon et de Falaise sont les premières unités de production du groupe, le nombre moyen d’années chez Moulinex est de 27 pour le personnel de chacun de ces deux sites (contre 23 pour l’usine de Bayeux, l’un des derniers sites ouverts - voir tableau 4.8). Un tiers de l’effectif d’Alençon avait plus de 51 ans au moment de l’enquête, ce qui représente une part non négligeable de personnes potentiellement éligibles aux solu- tions de reclassement par mesures d’âge. Pour le site d’Alençon comme pour celui

De cadences en décadence 184 de Falaise, la proportion d’agents de production n’ayant pas évolué dans l’entreprise est la moins forte (un peu plus d’un tiers). Mais à la différence du site ornais, beau- coup de salariés de l’usine du Calvados ont connu une mobilité ascendante puisque la moitié de son personnel, ne possédant pas de diplôme, a pu devenir ouvriers qua- lifiés. Malgré le mouvement d’ascension professionnelle permise par le travail dans l’entreprise, la faible qualification du personnel de Falaise a certainement constitué après le licenciement, un frein au retour à l’emploi. La menace sur l’emploi dans l’usine d’aspirateurs était la plus forte puisque Falaise avait déjà connu des épi- sodes de suppressions de postes de travail. Pour ces salariés, les annonces répétées de suppression d’emplois ont pu diminuer l’effet du licenciement économique ou au contraire en accentuer le choc.

L’usine de Bayeux est plus récente et son personnel, en moyenne, est plus jeune. L’effectif du site de production des friteuses se compose d’un peu plus de personnes ayant moins de 43 ans (voir tableau 4.7). Ceci peut s’expliquer par les migrations inter-entreprises des années 90 qui ont fait de Bayeux (la "nouvelle usine"), l’usine d’ "accueil" d’un personnel mobile et donc moins âgé en moyenne28. Les salariés qui ont

migré vers Bayeux et Saint-Lô, étaient également un peu plus souvent non mariés (voir tableau 4.9) ou détachés de charges familiales. Ces personnes vivant seules sont plus souvent des agents de production qui ont choisi la mutation géographique à l’intérieur de Moulinex plutôt que d’accepter leur licenciement pour retrouver un emploi chez un autre employeur. Saint-Lô rassemble une part plus importante qu’ailleurs de femmes de 50 ans et plus ; une partie du personnel qualifié et jeune ayant pu être repris par le groupe Seb.

Tab. 4.8: L’ancienneté moyenne chez Moulinex selon le site

Population totale Ancienneté moyenne % dans la population Effectif

Site Alençon 26,8 27,0 221 Bayeux 23,4 11,6 89 Cormelles 25,5 45,0 379 Falaise 27,2 11,1 92 Saint-Lô 25,1 5,3 49 Total 25,8 100 830

Source : Enquête Moulinex 2003

Cormelles-le-royal est l’usine qui rassemblait en son sein la plus grande variété

28. Entre autres, celle-ci avait reçu une partie du personnel de l’usine d’Argentan (Orne) où étaient produites les friteuses.

De cadences en décadence 185

Tab. 4.9: La situation matrimoniale selon le site Vie conjugale

Population totale Non marié Marié Effectif

% % Site Alençon 25,6 74,4 221 Bayeux 41,6 58,4 89 Cormelles 24,4 75,6 379 Falaise 17,7 82,3 92 Saint-Lô 37,0 63,0 49 Total 26,6 73,4 830

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 sig. 0.0011

de catégories professionnelles mais aussi d’organisations syndicales. C’est aussi la plus grande entité du groupe et donc celle qui a fourni la plus large part de licenciés lors de la disparition de Moulinex en 2001.

"La prédominance de l’un ou l’autre (des syndicats) est fonction de l’envi- ronnement local. Elle diffère selon les lieux : à Alençon, ville peu industrialisée, elle n’est pas la même qu’à Caen, ville universitaire où sont implantés égale- ment des constructeurs automobiles."29

L’ancienneté moyenne avoisine celle de l’ensemble des salariés licenciés du groupe (25,5 années contre presque 26 pour l’ensemble de la population - voir tableau 4.8). Les salariés de l’usine de micro-ondes savaient que leur usine n’était pas à l’abri d’une réduction importante de son effectif. Mais en raison de la taille du site, beaucoup se sentaient toutefois à l’abri des suppressions d’emploi. L’annonce de la fermeture de Moulinex a constitué un véritable choc pour les salariés de la seconde tête industrielle du groupe d’électroménager. L’autre usine durement touchée par le licenciement est l’usine de Bayeux, l’usine moderne, située dans la "capitale mondiale de la friteuse". La part des agents de production y était également importante. Au moment de la fermeture d’Argentan, la mutation géographique vers ce site était supportée par une idéologie : "On nous disait : Allez à Bayeux, c’est l’usine moderne, elle ne fermera pas". Le malaise et l’incompréhension du licenciement de 2001 a été le plus âpre et le sentiment de trahison le plus aigu chez les employés de ce site. Beaucoup de salariés estimaient avoir été sacrifiés en déménagement ou en occupant des emplois sous- qualifiés. L’amertume provoquée par la fermeture de l’entreprise couplée par une surreprésentation de travailleurs peu qualifiés a certainement eu des conséquences négatives sur la réhabilitation personnelle et professionnelle des salariés de Bayeux.

De cadences en décadence 186 En étudiant la morphologique sociale et professionnelle propre à chaque usine, les fonctions industrielles qui leur étaient attribuées et leur renommée au sein de l’entreprise, d’importantes disparités se font jour. Les salariés, en fonction de leur établissement d’appartenance, ne semblent pas disposer des mêmes chances pour faire front au licenciement. On va voir à présent que les différents sites de production n’étaient pas exposés de la même façon aux menaces qui pesaient sur leur devenir. Les conséquences humaines des annonces de restructurations industrielles et productives chez Moulinex vont être examinées dans la prochaine section.