• Aucun résultat trouvé

De l’attachement à la carrière

Pourquoi parler d’attachement quand prédominent dans les discours actuels sur l’employabilité, les thèmes du nomadisme professionnel86, de la flexibilité et de la

transférabilité des compétences ? Alors que "le changement en tant que tel est de- venu une valeur"87, pourquoi avoir recours à un tel concept qui renvoie à l’inscription

durable dans un milieu professionnel donné ? Les courants libéraux définissent un personnage délié de tout lien et ancrage social. Mais cette sorte de lévitation sociale s’applique peu à la réalité de salariés installés de longue date dans l’emploi, attachés à un métier, à une région. Le lien sentimental à son usine, le temps passé dans une grande entité industrielle, mais aussi une certaine dépendance à l’égard de son en- treprise, font accroître les chances d’attachement professionnel. Souvent, l’obsession de l’entreprise disparue est pointée du doigt par les spécialistes du reclassement : "Bon sang, les Lorrains ont le haut-fourneau dans la tête" s’était exclamé Jacques Chérèque88, alors Préfet délégué au redéploiement industriel de la Lorraine. Les sa-

lariés licenciés pour motifs économiques sont soupçonnés de ne pas avoir coupé le cordon avec l’entreprise, ce qui viendrait compromettre leurs chances de retour à l’emploi. Aussi en poursuivant plus en avant un tel raisonnement, j’ai pu formuler l’hypothèse suivante : la vulnérabilité des salariés face à la perte d’emploi trouverait son origine dans un lien fort manifesté en direction de leur entreprise. Cette piste de réflexion constitue le point de départ à l’analyse et va être intégrée à une probléma- tique plus générale qui consiste à s’interroger sur l’influence du passé professionnel sur le devenir des salariés licenciés. Jusqu’à quel point le lien entre l’individu et son organisation employante est un angle pertinent pour appréhender les effets du chômage sur le parcours des salariés depuis la perte d’emploi ? Aussi, si l’attache- ment à Moulinex a un impact sur le devenir des personnels licenciés dans quelle mesure cette hypothèse peut être confirmée ? Un lien fusionnel à l’entreprise est-il générateur d’inemployabilité ? En quoi l’attachement à une organisation telle que Moulinex constitue une dimension intéressante à explorer pour prouver du caractère totalisant de la rupture avec l’emploi?

La fin du travail chez Moulinex intervient dans une temporalité personnelle et professionnelle. Le temps est une condition nécessaire à la formation du sentiment d’attachement mais cette condition n’est pas unique. Les anciens salariés de Mouli-

86. Loïc Cadin et al. (2003), Carrières nomades. Les enseignements d’une comparaison interna-

tionale, Paris, Librairies Vuibert.

87. Dominique Schnapper (1989), "Rapport à l’emploi, protection sociale et statuts sociaux",

Revue française de sociologie, vol. 30, n◦ 1, p. 3.

Les fondements de l’analyse 69 nex bénéficiaient d’une insertion professionnelle stable assortie de quelques avantages sociaux qui, sans être importants d’un point de vue économique, rapportaient beau- coup en termes symbolique et identitaire. Le personnel de Moulinex constituait ce que Marie-Claire Villeval89 appelle le "noyau dur du salariat" et partageait pour

la majorité d’entre eux une "période de carrière établie"90. Surtout ces "insiders"

ne peuvent être comparés à l’ensemble des chômeurs, notamment ceux n’ayant pas travaillé (comme les primo-arrivants sur le marché du travail). L’emploi chez l’un des plus gros employeurs privés de la région procurait une stabilité professionnelle, qui à son tour rendait possible une stabilité familiale et de niveau de vie ainsi qu’un certain nombre de garanties sur l’avenir. Une intégration assurée91 autorise l’éla-

boration de projets personnels et familiaux et de grands objectifs de vie : fonder une famille, accéder à la propriété, financer les études92 et aspirer à une certaine

élévation sociale pour leurs enfants. En somme, les Moulinex se rapprochent de l’ar- chétype dénommé par Ruth Shonle Cavan, "the Common Man"93. Harry Levinson

a repéré chez le groupe des managers ce que l’on pourrait traduire par la crise du "milieu de carrière"94 et qui correspond aux étapes de la quarantaine ou de la

cinquantaine. "Behind the flowering of middle age, a critical physical and psycholo- gical turnaround process is occurring"95. Avec l’avancée dans l’âge, certains troubles

deviennent plus aigus : état d’extrême fatigue, problèmes digestifs ou cardiaques... La prise de conscience du déclin de ses capacités physiques et intellectuelles peut conduire à des situations de déprimes passagères ou de profondes dépressions ner- veuses. Beaucoup des femmes de Moulinex se trouvaient au moment du licenciement à des périodes charnières de leur vie de mère, d’épouse ou tout simplement de femme (départ des enfants, ménopause...). Le regard est porté sur la première moitié de vie écoulée. C’est le temps des désillusions sur les opportunités à venir et les perspec- tives de promotion professionnelle. Les Moulinex se situent dans une tranche d’âge relativement inconfortable, celle des "ni. . . ni", "qui ne sont ni en phase d’entrée dans la vie active, ni en phase de fin de vie active"96, pas assez vieux pour rentrer

89. Marie-Claire Villeval (dir.) (1992), Mutations industrielles et reconversion des salariés, Paris, L’Harmattan.

90. Joseph R. Gusfield (1961), "Occupational roles and forms of enterprise, The American Journal

of Sociology, vol. 66, n◦ 6, pp. 571-580.

91. Serge Paugam, Le salarié de la précarité, op. cit.

92. Mirra Komarovsky, The unemployed man and his family, op. cit..

93. Ruth Shonle Cavan (1959), "Unemployment - Crisis of the Common Man", Marriage and

Family Living, vol. 21, n◦ 2, p. 139.

94. Harry Levinson (1969), "On being a middle-aged manager", Harvard Business Review, Juilllet-août, pp. 51-60.

95. Ibid., p. 52.

Les fondements de l’analyse 70 en retraite, ni assez jeune pour prétendre aisément à un nouvel emploi. L’épreuve du chômage est aussi celle de l’incertitude, de la précarité mais aussi du change- ment de statut social. François Bon reprend les propos d’une ouvrière de Daewoo, Saraï, confrontée pour la première fois au chômage. "Avais-tu jusqu’ici une seule fois quémandé?"97. L’expérience que vivent les salariés de Moulinex depuis leur li-

cenciement, est bien celle d’une "déstabilisation des stables"98, c’est-à-dire qu’"une

partie de la classe ouvrière intégrée et des salariés de la petite classe moyenne est menacée de basculement"99. C’est à partir de cette situation de "basculement so-

cial", de renversement de l’intégration professionnelle, de ce revirement de carrière, que sera abordé l’épreuve du licenciement économique.

Les conséquences du licenciement seront appréhendées dans une dimension tem- porelle, à l’aune d’un cycle de vie mais également à la lumière d’une carrière, au sens fourni par Howard S. Becker et Anselm Strauss. Les auteurs s’intéressent aux "carrières" non pas seulement en termes professionnels mais aussi personnels et symboliques : l’évolution du niveau de vie, la progressive indépendance obtenue par rapport aux liens familiaux et aux modèles de genre. . . 100. Egalement, Louis Pinto

avait souligné combien la carrière des cadres relève d’un "processus cumulatif de profits matériels (salaires, primes ...) et symboliques (réputation, relations...)101. Le

licenciement est une remise en cause des acquis obtenus sur le plan économique mais aussi domestique, social et identitaire. Bien que l’enquête auprès des anciens sala- riés Moulinex ait été réalisée en dehors du contexte de l’emploi et de l’entreprise, il sera question de carrière de licenciés. Cette notion contient l’idée d’un déroule- ment temporel dans lequel se conjugue à la fois un rapport objectif et subjectif des individus face à leur devenir. Le processus de retour à l’emploi des salariés licen- ciés de Moulinex va être replacé relativement à une trajectoire conçue comme un continuum allant du passé professionnel jusqu’au moment de l’enquête par ques- tionnaire, c’est-à-dire en automne 2003. Le devenir des licenciés sera interrogé en rapport à leur expérience chez Moulinex, leurs positions et leur parcours au sein de l’entreprise, mais aussi en lien avec les différentes dimensions qui constituent la trajectoire personnelle, sociale et professionnelle des licenciés depuis l’arrêt de leur

97. François Bon (2004), Daewoo, Paris, Fayard, p. 37.

98. Danièle Linhart et Margaret Maruani (1982), "Précarisation et déstabilisation des emplois ouvriers. Quelques hypothèses", Travail et emploi, n◦ 11, pp. 27-36

99. Robert Castel (1995), Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 661-662.

100. Howard S. Becker et Anselm L. Strauss, "Careers, personality, and adult socialization", op.

cit., p. 263.

Les fondements de l’analyse 71 emploi chez Moulinex. Ce concept de carrière sera également utile pour appréhender les démarches relatives à la recherche d’emploi.

Pour les personnes ayant réalisé l’ensemble de leur carrière professionnelle chez Moulinex, l’employabilité s’est construite à l’intérieur de l’entreprise, en situation de travail ou au travers de la formation interne. L’entrée sur le marché du travail constitue une expérience inédite, une découverte, un univers inconnu. L’employa- bilité, qui doit beaucoup à l’apparition du terme de "logique de compétence"102

s’entend comme étant "le capital personnel que chacun doit gérer et qui est consti- tué de la somme de ses compétences mobilisables"103. Cette définition met la lumière

sur le rapport particulièrement individuel et abstrait que doit entretenir le candidat à l’emploi avec sa propre force de travail. Le succès du retour à l’emploi implique donc de posséder à la fois un certain bagage scolaire, culturel et professionnel, et également d’être en mesure de le valoriser sur un marché de l’emploi de plus en plus concurrentiel. Enfin, les compétences ne sont pas fixées à l’avance, ni assignées à un poste mais sont transposables à d’autres situations de travail. Ceci dévoile un triple mouvement qui correspond en somme à trois défis à relever pour les licenciés pour motif économique tels que les Moulinex : la transférabilité, la formalisation et l’individualisation des compétences. Le passage d’un monde professionnel à un autre se trouve de plus en plus codifié par des procédures et exige notamment de savoir se présenter à un employeur et de maîtriser des instruments de la recherche d’emploi tels que le CV et la lettre de motivation. Le phénomène de l’employabilité peut alors s’apparenter à un processus de socialisation à de nouvelles configurations identitaires avec "l’acquisition de vocabulaires spécifiques de rôles qui implique l’intériorisation de champs sémantiques"104. L’identité professionnelle n’est pas une donnée acquise

une fois pour toute mais elle est en devenir. Même à des âges avancés de la vie, des situations d’apprentissage et de socialisation sont en cours. Le licenciement place les individus devant des choix et des arbitrages concernant les démarches à réaliser en direction d’un nouvel emploi. On ne peut se limiter à une recension des effets du licenciement et de leur ampleur sans interroger les individus sur leur manière de vivre, d’affronter et de composer avec la perte d’emploi. Au principe de ce travail, se trouve l’étude des choix, des attitudes que les personnes opèrent relativement à leur passé dans l’emploi. Ceci s’inspire de la notion d’expérience sociale dévelop-

102. Béatrice Zimmermann (2000), "Logiques de compétences et dialogue social", Travail et Em-

ploi, n◦ 84, pp. 5-18.

103. Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, p. 145.

Les fondements de l’analyse 72 pée par François Dubet105. Les conduites sociales ne se produisent pas au hasard,

elles subissent de multiples influences et notamment celles du milieu social d’où sont issues les personnes (monde populaire, agricole ou ouvrier) mais aussi du modèle culturel distillé par l’expérience professionnelle chez Moulinex, les rapports sociaux qui s’y exerçaient et la culture industrielle de l’entreprise106. Au travers du système

de justification107 des personnes interrogées, les stratégies, les croyances et les re-

présentations qui sous-tendent les choix et les attitudes tiendront une bonne place dans l’analyse.

Le chômage déborde la seule question de l’employabilité. Il infiltre, par effet de capillarité, les différents domaines de la vie des individus. Le chômage, est un phéno- mène complexe à étudier en raison de sa dynamique propre. Il produit des réactions en chaîne, c’est-à-dire qu’il rejaillit sur d’autres sphères de la vie des personnes. L’intrication des liens sociaux participent de cet effet "ricochet". Le chômage du père de famille rejaillit sur le soutien familial et conjugal108 du fait du mal-être du

conjoint. Ce dernier est moins susceptible de proposer un soutien moral au conjoint au chômage, ce qui peut compromettre ses chances dans sa recherche d’emploi109.

Les personnes déprimées à la suite de la perte d’emploi auront d’autant plus de mal à en retrouver un qu’elles sont plus déprimées110. La dépression et la perception

d’une dégradation des relations conjugales peuvent alors conduire à une séparation et un divorce entre les deux partenaires. S’appuyant sur le cas de la ville de Flint aux Etats-Unis, Vincent De Gaulejac et Isabel Taboada Léonetti ont mis en lumière la logique de déstructuration sociale à l’œuvre dans le cas de la perte d’emploi : "chômage, chute des revenus, ruptures familiales, expulsion du logement (. . . )"111.

Cet effet domino est appelé par les deux auteurs cycle de la désinsertion sociale. Le cercle vicieux devient un serpent qui se mord la queue : "La chaîne : précarité, misère, mépris, perte symbolique de l’utilité. . . "112. Se met alors en place une cir-

cularité, un engrenage, un enchaînement des méfaits du chômage rendant difficile

105. François Dubet (1994), Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil.

106. Alain Touraine, François Dubet et Michel Wieviorka (1984), Le mouvement ouvrier, Paris, Fayard ; Norbert Alter (2006), "Cultures et identités au travail" in Alter, N. (dir), Sociologie du

monde du travail, Paris, PUF, pp. 101-118.

107. Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

108. Thomas Atkinson et al., "The social costs of unemployment", op. cit.

109. Amiram D. Vinokur et al. (1996), "Hard times and hurtful partners : how financial strain affects depression and relationship satisfaction of unemployed persons and their spouses", Journal

of personality and social psychology, vol. 71, n◦ 1, pp. 166-179.

110. Vee L. Hamilton,et al., "Unemployment, distress, and coping", op. cit..

111. Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada Léonetti, La lutte des places, op. cit., p. 32. 112. Ibid., p. 99.

Les fondements de l’analyse 73 l’établissement d’un rapport de causalité entre les événements, en raison de l’effet combinatoire et amplificateur des points de vulnérabilité. La propagation des effets du licenciement sur les différents domaines de la vie d’un individu se trouve donc favorisée par le maillage113 très serré qui caractérise les relations sociales entourant

un individu. La représentation sous forme concentrique, que Georg Simmel fournit des différents cercles sociaux qui entourent un individu, semble bien refléter l’in- terpénétration des sphères conjugales, familiales, amicales et de voisinage114. Serge

Paugam a mis en lumière quatre types de liens sociaux : le lien de filiation, le lien de participation élective, le lien de participation organique et le lien de citoyen- neté115. Dans le cas d’une grande entreprise comme Moulinex, ces différents liens

se trouvent souvent emboîtés les uns aux autres, ils se confondent même. Deux col- lègues de travail peuvent être à la fois beaux-frères, amis et compagnons syndicaux. Les conséquences d’une suppression massive d’emplois se trouvent démultipliées en raison de l’entremêlement des relations tissées entre les individus ayant perdu leur emploi. La personne licenciée est aussi très souvent un frère, un beau-frère ou le conjoint d’un autre licencié.

La rupture de l’emploi constitue bien une rupture totale. Ce constat se vérifie dans les différentes sphères de l’intégration de l’individu qui sont mises en jeu dans le chômage. La rupture avec l’emploi est aussi une rupture totale en ce qu’elle englobe des dimensions objectives mais aussi subjectives de la carrière des personnes touchées par la perte d’emploi. La dimension totalisante de la rupture professionnelle se lit enfin au travers de la temporalité dans laquelle vient s’inscrire le licenciement. En prenant la fermeture d’une entreprise comme point d’achoppement à ce travail, une analyse à différents étages des conséquences du chômage permettra une meilleure compréhension du phénomène à l’étude. Pour cela, quatre strates d’analyse seront explorées : la santé physique et l’équilibre psychologique des individus, leurs relations sociales et particulièrement les relations familiales, amicales et professionnelles, leur nouveau mode de vie et le rapport à la citoyenneté. Les recoupements existent entre ces différentes sphères mais celles-ci n’épuisent pas, loin s’en faut, toute la réalité du chômage et de ses expressions sociales. Egalement, l’analyse de l’expérience du chômage va bénéficier de la distance subjective que les individus entretiennent par rapport à leur situation depuis le licenciement. Au travers des justifications, des

113. Serge Paugam (2006), "L’épreuve du chômage : une rupture cumulative des liens sociaux ?"

Revue européenne des sciences sociales, Tomes XLIV, n◦ 135, pp. 11-27.

114. Georg Simmel (1999), Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1ère édition allemande : 1908.

Les fondements de l’analyse 74 explications fournies par les répondants, les logiques, les rationalités et les arbitrages opérés par les anciens salariés vont être dégagés. Entre contraintes et stratégies, carrière antérieure et carrière en devenir, la manière dont se "gère" la nouvelle situation des personnes privées d’emploi occupe une bonne place dans l’analyse. Les allers-retours entre passé professionnel et devenir de licenciés sont constants. La dimension temporelle aide à saisir la dynamique des effets du chômage et à resituer l’événement du licenciement relativement à une trajectoire de vie.