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Des parcours différenciés

Appréhender de manière dynamique les carrières professionnelles qui se sont déroulées chez Moulinex invite à analyser les mécanismes qui autorisent ou ferment l’accès à la mobilité professionnelle dans l’entreprise. Trois types de parcours dans l’emploi se dégagent nettement. La trajectoire des agents de production qui ont conservé leur position professionnelle tout au long de leur carrière dans l’entreprise, et celle des ouvriers qualifiés, des agents de maîtrise et des techniciens viendront illustrer l’opposition observée précédemment entre le pôle de l’exécution et celui de la conception du travail. La troisième figure qui a émergé, est le parcours professionnel des agents de production devenus ouvriers qualifiés au cours de leur cheminement à l’intérieur de Moulinex. En complément des réponses recueillies par le questionnaire, les jugements portés sur la formation et l’évolution professionnelle à l’intérieur de l’entreprise vont être mobilisés grâce aux propos fournis par les salariés.

Le quadrant nord-ouest du plan factoriel représente l’univers très féminisé du personnel non qualifié de l’exécution. Il s’agit des agents de production recensés au moment du licenciement comme n’ayant pas quitté cette position professionnelle durant toute leur carrière professionnelle. En apparence, la formation semblait bien répandue parmi le personnel puisque 80% des personnes interrogées ont répondu en avoir suivi au moins une chez Moulinex (voir tableau 2.7). En 1983, la direction avait mis sur pied une formation "Connaissance de l’entreprise" inaugurée à Alençon49.

Suivant la loi Auroux relative aux "Droits d’expression des salariés" du 4 août 1982, des réunions de groupes de travail étaient organisées rassemblant les membres d’un même bureau, d’un même atelier, d’une même équipe. En 1984, un plan de qualité50

avait été mis en place afin de réduire les coûts en diminuant les rebuts et les pièces non-conformes. Au milieu de cette apparente démocratisation de la formation, de fortes inégalités se font jour. Le personnel moins diplômé et surtout les femmes sont nettement plus défavorisés que les autres salariés en ce qui concerne le nombre de formations reçues. En moyenne, les travailleuses ne possédant aucun diplôme ont bénéficié de deux formations contre pratiquement six pour les hommes ayant au moins un CAP (voir tableau 2.7).

Chez le personnel moins qualifié, la formation pâtit également d’une image néga- tive. La moitié des agents de production la considère en effet comme inutile. Pourquoi

49. Cette formation portait sur une présentation de l’usine, de ses activités et principaux services,

PdR, mai 1984, n◦ 42, p. 2-3.

50. Il s’agissait d’un contrôle quantitatif, pour atteindre une meilleure maîtrise des chiffres. Des opératrices étaient invitées à apporter leurs suggestions.

Une intégration différenciée 135

Tab. 2.7: Adhésion à la proposition : "A suivi une formation chez Moulinex" et nombre de formations suivies selon le genre couplé du niveau de diplôme

A suivi une formation

Population totale Oui Non NR Nombre Effectif

% % % moyen

Genre-diplôme

Homme non diplômé 72,6 27,4 0,0 3,0 125

Homme diplômé 92,7 7,3 0,0 5,7 243

Femme non diplômée 69,9 29,8 0,3 1,9 355

Femme diplômée 89,2 10,8 0,0 3,9 107

Total 79,6 20,3 0,1 3,5 830

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

la formation ne remportait-elle pas une plus forte adhésion ? Dans les représenta- tions du personnel de l’exécution, la formation est moins perçue comme un moyen de promouvoir les compétences des salariés que comme servant les intérêts de l’en- treprise en favorisant l’adaptation de la main-d’œuvre aux nouvelles procédures de travail.

"Moulinex avait des aides de l’État, ils faisaient des formations pour avoir des subventions. On faisait des formations : "Connaissance de l’entreprise " après 20 ans de boîte ! Mais bon pendant ce temps on ne travaillait pas. Cela nous reposait."

(N 265, femme, 51 ans, en couple, agent de production chez Moulinex, Alençon, en CDI.).

Dans le discours de nombreux agents de production, la formation est définie en opposition au travail. La formation signifie passivité, improductivité et perte de temps. Le travail, lui, renvoie à l’action, à la production et au mouvement. Egale- ment, dans les représentations de certains salariés, le recours à la formation pouvait s’interpréter comme le signal négatif des problèmes rencontrés par l’entreprise pou- vant conduire à de futures suppressions d’emplois.

"Les boîtes qui ont fermé comme où je travaillais avant, c’est : on ne fait jamais de formation pendant des années, pendant 20 ans, on ne fait aucune formation, et puis on commence à former les gens, et puis c’est les trucs à la mode, on fait ISO 9000, on fait du Kanban, des trucs à la Japonaise, et puis ça, quand tu vois ça où ça te mène."

(M. C., homme, 53 ans, agent de production chez Moulinex, Cormelles, inscrit à l’ANPE.)

Enfin, la formation n’était pas reconnue pour permettre ou faciliter la progres- sion professionnelle. De nombreux salariés de la production avaient perdu l’espoir de se voir un jour promu. Obtenir une promotion professionnelle chez Moulinex était

Une intégration différenciée 136 considéré par la très large partie du personnel comme difficile (pour 81% des hommes et 86% des femmes). L’évolution professionnelle des femmes n’allait pas de soi dans les postes presque exclusivement masculins. "Les hommes n’étaient pas prêts à les voir occuper des postes qui jusqu’alors leur étaient réservés"51. Mais il existait éga-

lement une auto-censure venue du personnel non-qualifié. L’évolution à l’intérieur de l’entreprise n’était pas considérée comme automatique. L’ascension professionnelle est souvent associée à une volonté de la part de ses prétendants de se démarquer, de se mettre en avant ou selon l’expression consacrée de "parler de soi aux chefs".

"Chez Moulinex, c’était à la tête du client. Dès que vous aviez une tête qui plaisait, allez, on montait en grade. Ça se passait comme ça."

(N 396, femme, 47 ans, en couple, agent de production chez Moulinex,

Cormelles, se débrouille avec des petits boulots.).

Ce qui peut passer pour une réticence à la mobilité professionnelle tient beaucoup des valeurs du travail et du labeur issues de la culture ouvrière et populaire des travailleur(se)s de la fabrication. A la question portant sur les motivations au travail, la deuxième proposition ("J’ai toujours fait le mieux possible, quelle que soit la rémunération") remporte la plus forte adhésion chez les agents de production n’ayant pas évolué chez Moulinex (voir tableau 2.8). Cette idée rejoint les qualités propres à l’ethos ouvrier, du travail et de la rigueur et une certaine attitude vis-à-vis du travail : la ponctualité, la moralité, la discipline, le sens du devoir accompli, ce "goût du fini"52. Michel Verret53 rappelle le lien étymologique entre les mots "œuvre" et

"ouvriers" et Jacques Fremontier54 rapporte l’amour pour la "belle œuvre" ou le

bel ouvrage que l’on retrouve chez ces travailleurs manuels.

"Diriez-vous : "Dans mon travail, plus j’avais des responsabilités, plus je m’investissais" "J’ai toujours fait le mieux possible quelle que soit la rémunération" "Travailler pour avoir de quoi vivre est une nécessité, je n’aurais pas travaillé si j’avais pu faire autrement" "J’aimais mon travail, mais je n’aurais pas laissé mon travail empié- ter sur le reste de ma vie"?

J’ai toujours fait le mieux possible. J’ai toujours fait mon boulot correc- tement et tout, je n’ai jamais rien eu à me reprocher, jamais une dispute par le chef ni rien, ni rien, au bout de trente ans, ni arriver en retard, ni rien du tout".

(N 263, Femme, 1954, Mariée, Primaire, Au chômage et à la recherche d’un emploi, Alençon.)

51. PdR, mars 1986, n◦ 48, p. 7.

52. Michel Verret (1996), La culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, p. 33. 53. Ibid., p. 10.

Une intégration différenciée 137 Notons à ce sujet que, dans la représentation des personnes interrogées, cette morale du travail est très souvent associée à l’idée de "conscience professionnelle" qui est elle-même désignée par le terme "conscience ouvrière". Le propos suivant d’une syndicaliste CFDT est tout à fait éloquent : "La conscience ouvrière, elle exis- tait surtout chez les employés de la production, pour faire du beau, du bon, de la qualité"55. A Mamers, alors que les salariés savaient le sort de leur usine scellé,

leur engagement aux tâches à effectuer était entier même jusqu’aux dernières heures de l’activité de leur usine. "Les gens sont sérieux et consciencieux. Il n’y pas d’ab- sents. On travaille à la réorganisation des systèmes de production qui bénéficieront à d’autres sites"56 relève un journaliste du quotidien Ouest-France. La conscience

ouvrière peut être associée à la solidarité, à l’entraide, au professionnalisme mais on est loin de la définition fournie par Alain Touraine57.

Tab. 2.8: Les motivations envers le travail selon la dernière catégorie professionnelle occupée chez Moulinex

Motivations envers le travail Population totale "Plus j’avais

des responsa- bilités, plus je m’investis- sais" "J’ai tou- jours fait le mieux possible" "Je n’aurais pas travaillé si j’avais pu faire autrement" "Je n’aurais pas laissé mon travail empiéter sur ma vie" NR Effectif Catégorie profes- sionnelle Agent de Production 17,4 56,5 16,5 9,3 0,3 345 AP-Ouvrier Qualifié 34,8 44,0 10,7 10,5 0,0 175 Ouvrier Qualifié 30,2 48,7 9,3 11,8 0,0 67 Employé et Maîtrise 42,6 47,1 2,9 7,4 0,0 69 Agents de maîtrise 45,8 32,3 2,3 18,8 0,8 141 Cadres 47,7 27,7 0,0 21,8 2,8 30 Total 30,3 47,1 10,5 11,7 0,4 830

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

Dans l’extrait suivant, on peut voir que le terme de responsabilité se confond avec celui de conscience professionnelle. "Je faisais toujours mon travail" revient comme un leitmotiv dans les discours des agents de production.

"Aviez-vous des responsabilités et/ou une équipe à gérer?

55. Syndicaliste CFDT de Moulinex-Bayeux 56. Ouest-France, 19-20 octobre 1996.

57. "La conscience ouvrière est volonté de liberté et de lutte contre l’aliénation, contre l’opacité d’une société oublieuse de ce qui la constitue" in Alain Touraine (1966), La conscience ouvrière, Paris, Seuil, p. 305.

Une intégration différenciée 138

Oui, quand même. Malgré qu’on me donnait très peu de travail, je faisais quand même mon travail en responsabilité parce que plus ou moins, chez Moulinex, on avait toujours une responsabilité de faire le travail correctement. Ça dépend des personnes, il y en a qui s’en foutent, mais ce n’est pas mon cas. Dans tout ce qu’on faisait, c’est une responsabilité. Si vous envoyiez un appareil avec deux vis et qu’il en faut trois, voilà."

(N 396, femme, 47 ans, en couple, agent de production chez Moulinex,

Cormelles, se débrouille avec des petits boulots.)

Le quadrant sud-est du plan factoriel renvoie au monde très masculin de la technicité, du métier et de la qualification. Les domaines de spécialisation étaient très variés et étendus (mécanique, électronique, sérigraphie, emboutissage... ). Les passages entre les catégories professionnelles étaient bien plus nombreux pour les hommes que pour les femmes. Ces schémas masculins d’évolution professionnelle parfois très amples étaient soutenus par un mouvement de formation profession- nelle. La recherche d’innovation et de gains de productivité obligeait l’entreprise à promouvoir les compétences et l’acquisition de nouvelles connaissances de son per- sonnel qualifié. Le besoin accru de régleurs, de techniciens et d’agents de maîtrise avait conduit à l’ouverture du Centre Professionnel Moulinex à Alençon, inauguré le 2 octobre 1961 et reconnu officiellement le 2 mars 196258. Les diplômes délivrés

étaient le CAP de mécanicien-ajusteur et d’électro-mécanicien préparé en trois ans ainsi que le CAP de dessinateur industriel préparé en deux ans59. L’enseignement

dispensé était reconnu pour sa qualité.60.

L’offre de formation apparaît plus accessible, en plus grand nombre et plus variée pour les plus formés. Les apports de la formation sont évalués par ces derniers comme bénéfiques et s’étendant au-delà du champ professionnel :

"On a eu à un moment des formations dans l’entreprise, qui s’appellent, la première, c’est Force 92 et puis y en a eu une autre qui a été mise en place, c’était le CAP AFPI, Agent de Fabrication de Produit Industriel, donc c’était ouvert à tout le monde. C’était ouvert à tout le monde, quelque part, moi je dis que c’est pas mal, tu te remets à niveau intellectuel, parce qu’ils nous ont remis à niveau, que ce soit en maths, en français et je trouve que ça c’est évolutif, tu te remets, attends, moi si j’avais pas fait ça, j’aurais pas pu suivre mes enfants à l’école, quand mes enfants étaient en 6e en 5e, comment tu fais

58. Le centre professionnel Moulinex devint en 1969 une école technique privée. La Société Mou- linex avait réalisé les investissements nécessaires au départ et le fonctionnement se trouvait assuré ensuite par la taxe d’apprentissage. Les effectifs n’avaient cessé de croître : 37 en 1968 à 87 élèves en 1975 dont 14 filles (les femmes n’étaient pas admises aux débuts de l’école). L’enseignement y était gratuit. Une Bourse Départementale était même quelque fois accordée suivant les ressources des parents.

59. PdR, avril 1975, p. 14.

60. Il s’agissait d’"une formation globale se révélant brillante pour les résultats (des élèves) et pour sa renommée" in PdR, juillet 1977, p. 5.

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quand tu sais pas, leur devoir, sauf que ça, ça m’a permis moi de me mettre à niveau !"

(Mme D., femme, 47 ans, en couple, ouvrier qualifié chez Moulinex, Cor- melles, en CDI.)

Pour près de 90% des agents de maîtrise et des techniciens, le rôle de la formation sur leur carrière est considéré comme positif (très positif à 52% et assez positif à 37%, voir tableau 2.9). Près de la moitié de ces derniers déclare avoir été à l’initiative de la dernière formation qu’ils ont suivie. Celle-ci est très souvent considérée comme librement choisie par le personnel qualifié car constitutive de leur métier et nécessaire en raison des évolutions techniques et technologiques. La formation est aussi perçue comme une seconde chance après une scolarité subie et chaotique.

Tab. 2.9: Effet perçu de la formation sur le déroulement de la carrière chez Moulinex selon la dernière catégorie professionnelle occupée dans l’entreprise

Rôle de la formation

Population concernée Très positif Assez positif Inutile NR Effectif

% % % %

Dernière catégorie prof.

Agent de Production 14,5 30,2 53,9 1,3 224

AP-Ouvrier Qualifié 30,1 47,3 22,6 0,0 147

Ouvrier Qualifié 42,6 40,9 16,5 0,0 58

Employé et Maîtrise 41,2 51,7 7,1 0,0 63

Agent de maîtrise, Techn. 51,6 37,0 11,4 0,0 137

Cadre, Ingénieur 65,1 26,5 8,4 0,0 31

Total 33,1 38,4 28,0 0,5 660

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

Les répondants qui adhérent à l’item suivant : "Dans mon travail, plus j’avais des responsabilités, plus je m’investissais" appartiennent nettement à un profil plus qualifié (voir tableau 2.8). Cette proposition renvoie à des valeurs d’implication personnelle dans le travail, d’esprit d’initiative qui sont cohérentes avec ce type de population.

Le quadrant situé au sud-ouest du plan correspond à un mouvement de "Sortie de la chaîne" caractérisé par la trajectoire des agents de production devenus ouvriers qualifiés ("AP-OQ"). Un quart du personnel (21%) a, durant sa carrière chez Mouli- nex, quitté la chaîne pour devenir ouvrier qualifié (voir tableau 2.10). Le 14 octobre 1983, les négociations entre la direction et l’ensemble des organisations syndicales avaient abouti à un accord dont l’objectif était de promouvoir l’évolution profes- sionnelle des femmes, celle des ouvrières et chefs d’équipe tout particulièrement. Un

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Tab. 2.10: Le genre selon la dernière catégorie professionnelle occupée chez Moulinex

Genre

Population totale Homme Femme Effectif

% % Catégorie professionnelle Agent de Production 18,6 81,4 346 AP-Ouvrier Qualifié 54,7 45,3 175 Ouvrier Qualifié 90,1 9,9 67 Employé et Maîtrise 15,0 85,0 69

Agent de maîtrise, Technnicien 88,7 11,3 142

Cadre 82,0 18,0 31

Total 46,4 53,6 830

Source : Enquête Moulinex 2003 χ2 ≤ .0001

plan d’égalité des chances avait été prévu pour permettre à cent travailleuses d’ac- céder après une formation adaptée, aux postes de la filière professionnelle (régleur, ajusteur, contrôleur, conducteur de machine, . . . )61. L’investissement que devaient

consentir ces "nouvelles professionnelles de production" n’était pas négligeable et nécessitait une certaine persévérance. La formation technique de base s’étalait sur deux ans, à raison d’une journée par semaine prise sur le temps de travail. Après cette première étape, une année de formation continue permettait aux femmes d’obtenir le CAP et de devenir P162.

Pourquoi certaines femmes ont-elles décidé de dévoyer leur trajectoire pour ac- céder à des métiers habituellement réservés aux hommes ? Ce choix semble corres- pondre à la fois à l’attrait pour d’autres spécialités et au désir de quitter les postes de la fabrication ou de l’assemblage. Les femmes qui sont devenues ouvrières quali- fiées chez Moulinex sont en moyenne un peu plus jeunes que celles qui sont restées agents de production ou que celles occupant des postes d’employés et de maîtrise des services administratifs et commerciaux. "On n’est pas pareil"63. Les femmes deve-

nues "professionnel(le)s" mobilisent souvent des arguments de distinction vis-à-vis de leurs anciennes collègues "restées sur la chaîne". Mme L. a été chef d’équipe64

à Saint-Lô. Pour présenter ses ex-collègues, elle s’attache à décrire leur manière de s’exprimer et les propos tenus par elles. Les femmes de la chaîne sont caractérisées, selon Mme L., par le discours, l’oralité, le dire et demeurent centrées sur leur vie

61. PdR, mars 1986, n◦ 48, p. 7.

62. Professionnel première catégorie, PdR, décembre 1983, n◦ 40.

63. Propos recueillis lors d’entretiens informels

Une intégration différenciée 141 personnelle, privée et familiale.

"Quand j’entendais leur langage, j’en étais. . . , elle racontait toute leur vie, ce qui se passait chez elle, avec leur mari, ça me fatiguait, c’est parce qu’elles ont rien d’autres à raconter, donc je voulais plus rentrer dans ce jeu-là."

(Mme L., femme, 55 ans, seule, ouvrière qualifiée chez Moulinex, Saint-Lô, pré-retraitée.)

Dans la représentation commune, l’opposition sexuée repose sur l’opposition entre d’une part, l’attitude féminine caractérisée par la rigidité et l’immobilité et d’autre part, les valeurs masculines de progression professionnelle et de mouvement. Il y a d’un côté le travail féminin de l’exécution et de l’agilité manuelle et de l’autre côté, le travail des hommes de la conception du travail et de la connaissance. D’une certaine façon, les travailleuses qui ont quitté la chaîne relayent cette dichotomie entre hommes et femmes. Mme D. a elle aussi bénéficié d’une évolution profes- sionnelle. Elle met en avant son tempérament "garçon manqué", caractérisé par le courage, le goût pour le changement, sa curiosité, son esprit d’ouverture et son côté "touche à tout" en opposition au manque de volonté et d’ambition de ses collègues restées sur la chaîne. Il semblerait que pour accéder à des postes d’hommes, ses prétendant(e)s doivent alors faire preuve d’un certain comportement masculin, viril.

"Parce qu’y en a qui veulent pas évoluer, elles veulent pas évoluer, elles se contentent de ce qu’elles font quotidiennement et un point c’est tout, point (...) Moi j’étais un peu garçon manqué, j’avais peur de rien, on était très peu de femmes à être soudeuses mais je l’étais quand même et puis après j’étais sur convoyeur quand les soudures se sont arrêtées, j’étais sur convoyeur, ça me gonflais un peu, moi j’aimais pas les petites places tranquilles."

(Mme D., femme, 46 ans, en couple, ouvrier qualifié chez Moulinex, Cor- melles, en CDI.)

Les évolutions de carrière féminine sont pourtant ceinturées de nombreuses dif- ficultés venues à la fois des hommes "professionnels" et des femmes agents de pro- duction.

"Le souci le plus pressant de beaucoup d’hommes situés plus ou moins haut sur l’échelle sociale est de maintenir leurs inférieurs "à leur place". Non sans raison après tout ; car s’ils quittent une fois "leur place", qui sait jusqu’où ils iront?"65

Proches par leur origine professionnelle mais différentes du fait de leur progres- sion au sein de l’entreprise, ces ex-agents de production devenues ouvrières qualifiées étaient souvent payées en retour du mépris de leur anciennes collègues "restées sur

Une intégration différenciée 142 chaîne". Dans la représentation commune, les femmes qui "ont monté", ont très cer- tainement "couché", ont bénéficié d’une "promotion canapé". Pour évoluer, il faut "être bien avec le chef", savoir "parler de soi" ou "se mettre en avant". Les pra- tiques de "copinage" sont souvent montrées du doigt comme immorales. En somme, les monitrices ou les ouvrières qualifiées étaient soupçonnées d’entretenir avec la hié- rarchie des accointances dépassant le cadre strictement professionnel. Les femmes