• Aucun résultat trouvé

Pour juger du caractère paternaliste de la gestion "à la Jean Mantelet" jusque dans les années 80, reprenons les trois points mis en lumière par l’historienne Michelle Perrot. Pour cela, seront mobilisés les discours des salariés mais aussi les allocutions du père fondateur publiées dans le journal interne de Moulinex, le Point de Rencontre (PdR).

D’abord la "présence physique du patron sur les lieux de la production"27 est

un constat récurrent dans le discours des ouvriers. Jean Mantelet représente un patron de chair et d’os, un personnage visible qui allait au contact de ses ouvriers. En somme, ce trait le distingue des différentes générations de cadres dirigeants qui prendront sa succession à la tête de l’entreprise28. "Le président (Jean Mantelet)

veut des usines à taille humaine dans lesquelles le directeur connaît son personnel"29.

Surtout la proximité est mise en avant comme un élément attestant de l’humanité et de la bonté du chef. "Lorsqu’il venait, Monsieur Mantelet disait bonjour à tout le monde avec un sourire. C’était un homme très bien"30. Un journaliste du quotidien

Le Monde rapporte les propos d’un salarié ouvrier spécialisé chez Moulinex : "Avant, il n’était pas rare de voir Jean Mantelet arriver avec sa gamelle"31. Les salariés

mentionnent les visites du patron dans les ateliers et les salutations qu’il dispensait à chaque personne rencontrée. Jean Mantelet n’était pas avare des contacts avec ses subordonnés qu’il appelait par leur nom. Toujours le contact chaleureux, le patron avait la réputation d’accorder la même considération à ses employés sans faire de différence en fonction de la position hiérarchique. Didier Douriez, qui a bien connu Jean Mantelet, rapporte également ce rapport d’affinité qu’entretenait le patron avec ses travailleurs.

"Lorsqu’il arrive dans un atelier où se trouvent des agents de production et le directeur de production, il dit bonjour à la première personne qu’il ren- contre ; il n’y a pas pour lui de préséance. De même, attaché à ce que tout le monde, du cadre à l’agent de production, porte une blouse, il montre lui-même l’exemple."32

27. Michelle Perrot (1979), "Le regard de l’Autre : les patrons français vus par les ouvriers (1880- 1914)" in Maurice Lévy-Leboyer, Le patronat de la seconde industrialisation, Paris, Éditions Ou- vrières, coll. "Cahiers du Mouvement social", n 4, pp. 293-306.

28. Trois hommes prendront la place de Jean Mantelet. Ce trio rebaptisé "Trium Vira" était composé de MM. Roland Darneau, directeur général, Michel Vannoorenberghe, directeur financier, et Gilbert Torelli, directeur commercial.

29. Didier Douriez, Moulinex, op. cit., p. 60.

30. Thérèse L’Equilbecq, 60 ans, ancienne ouvrière Moulinex, Cormelles-le-Royal, interrogé par Didier Douriez, Moulinex, op. cit., p. 91.

31. Le Monde, 7 mars 1987.

Le paternalisme d’entreprise 102 La période d’infirmité du fondateur a beaucoup marqué les mémoires.

"J’ai eu le privilège de lui faire faire sa dernière visite de l’usine d’Alençon le 21 septembre 1989. Comme il était hémiplégique, le directeur de l’usine m’avait demandé de louer une voiture de golf pour le transporter dans les ateliers. Il a pleuré un peu sur mon épaule, c’était émouvant car les "filles des chaînes" l’applaudissaient et certaines pleuraient aussi à son passage. . . "33

Le second point découle du premier. Il existait bien chez Moulinex un "langage" et des "pratiques de type familial entre patrons et ouvriers"34. On en veut pour

preuve, les dénominations qui avaient cours jusqu’à la fin de l’existence de l’en- treprise : les "nanas", les "filles" servaient à désigner les femmes de la production. L’usage de ces déictiques n’est pas propre ni exclusif à Moulinex, loin s’en faut35.

Comme le rappelle le père du paternalisme, Frédéric Le Play, la famille est le socle d’une organisation sociale. Le patron incarne la figure du père "autoritaire mais tou- jours bienveillant"36. Dans le cadre d’une gestion patronale, les patrons sont investis

d’une mission de salut public. "(Les patrons) se croient tenus de donner eux-mêmes à leurs subordonnés l’exemple d’une saine pratique"37. Les métaphores associant

l’image paternelle à celle du fondateur sont très répandues. Il est question du "père Mantelet"38, du "vieux", de "Papy Mantelet". Jean Mantelet aimait à dire qu’il

considérait l’usine d’Argentan comme son enfant. Lors de son allocution à l’issue de l’inauguration de Saint-Lô, Jean Mantelet dira de cette usine qu’il s’agit : "d’une grande famille"39 afin, ajoutait-il, de "lutter contre l’anonymat". Cette idée a com-

mandé la conception même de cette nouvelle unité de production : "Les contacts en sont d’autant plus facilités et les relations humaines grandement améliorées"40. On

retrouve ici le souhait de promouvoir la sociabilité entre le personnel et le projet de solidifier le corps social.

Enfin, l’"adhésion des travailleurs à ce mode d’organisation"41 ne fait aucun

doute. L’auteure, Michelle Perrot, ajoute qu’ "il ne peut y avoir de paternalisme sans consentement". Comme l’affirme Max Weber, l’existence d’un modèle est sou- mis à la nécessité d’un assentiment. "Tout vériable rapport de domination comporte

33. Pierre LePoitevin, 65 ans, ancien responsable du service "Entretien et Bâtiment neufs" de l’usine d’Alençon interrogé par Didier Douriez, Moulinex, op. cit., p. 90.

34. Michelle Perrot, "Le regard de l’Autre", op. cit., p. 294.

35. On peut citer comme exemple l’ouvrage de Sylvie Malsan, Les filles d’Alcatel, op. cit. 36. Jean-Pierre Frey (1995), Le rôle social du patronat. Du paternalisme à l’urbanisme, Paris, L’Harmattan, p. 38.

37. Ibid., p. 38.

38. Pierre Le Poitevin interrogé par Didier Douriez, Moulinex, op. cit., p. 90. 39. PdR, avril 1975, n◦2, p. 6.

40. PdR, avril 1975, n◦2, p. 6.

Le paternalisme d’entreprise 103 un minimum de volonté d’obéir et par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir."42. Consentement ne signifie pas adhésion totale. Avec l’émergence du syndi-

calisme qui gagna plus particulièrement les grandes unités du groupe, le paternalisme "à la Jean Mantelet" marqué par la gestion très personnelle de son entreprise a été vivement critiqué pour son dirigisme et sa difficulté à préparer sa succession. Mais la bienveillance et l’humilité du patron ainsi que l’égalité affichée des rapports entre le patron et ses employés sont crédités positivement par une population ouvrière aux racines rurales. Le sociologue Georg Simmel parle de "la confiance volontaire de celui qui est soumis à l’autorité"43.

Si la blouse servait de moyen d’indifférenciation entre les travailleurs, le pater- nalisme d’entreprise contient bien en germe, un rapport d’inégalité. La définition de Michel Pinçon met en lumière le mécanisme implicite du paternalisme qui, en rem- plaçant la relation de subordination salariale par la représentation d’une domination de type familial, légitime l’autorité du patron.

"(. . . ) le paternalisme désigne un rapport social dont l’inégalité est déniée, transfigurée par une métaphore qui assimile le détenteur de l’autorité à un père et les agents, soumis à cette autorité, à ses enfants. Cette métaphore tend à transformer les rapports d’autorité et d’exploitation en rapports éthiques et affectifs. Le devoir et le sentiment se substituent au règlement et au profit."44

Il y avait bien dans la gestion de la main-d’œuvre "à la Jean Mantelet", l’utilisa- tion d’un langage, de pratiques et la présence d’un patron qui concourent à attester du caractère paternaliste de ce mode de gouvernance. On peut toutefois repérer dans la forme de gouvernance de Jean Mantelet, trois points de rupture avec le paterna- lisme traditionnel : le caractère laïc du patronage, l’absence de lignée familiale, la faible intrusion dans la vie des salariés. On ne trouve pas trace en effet de référence religieuse dans les discours du fondateur. Jean Mantelet aurait en quelque sorte sub- stitué au dogme chrétien, celui de la démocratisation des biens de consommation. L’idée de progrès, assortie du mythe prométhéen de domination de la nature par l’homme, était très présente dans l’esprit de Jean Mantelet. Egalement, il n’y a pas eu chez Moulinex de reproduction familiale du capital. La gestion patronale de Jean Mantelet est celle d’un seul homme, sans héritier direct. Le paternalisme chez les maîtres de forges porte un nom de famille et se trouve inscrit dans l’arbre généalo-

42. Max Weber (1995), Economie et société. Les catégories de la sociologie, Plon, coll. Pocket, 1ère éd. 1956, p. 285.

43. Georg Simmel (1999), Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1ère édition allemande : 1908, p. 163.

44. Michel Pinçon (1987), "Un patronat paternel", Actes de la Recherche en Sciences sociales, n 57-58, p. 95.

Le paternalisme d’entreprise 104 gique de grandes et puissantes dynasties. Monique de Saint Martin45met en avant la

véritable gestion du capital social dont font preuve les familles aristocratiques afin d’entretenir un entre soi. On peut citer comme grandes lignées patronales, celles des Schneider, des frères Michelin, des De Wendel... L’histoire de la Société d’Em- boutissage de Bourgogne (SEB) est celle d’une famille. Créée en 1857 par Antoine Lescure à Selongey (Côte-d’Or), la fabrique de cocottes-minutes sera refondée en 1925 par les trois fils du fondateur, Jean, Frédéric et Henri Lescure. La gestion de l’entreprise est détenue ainsi depuis quatre générations entre les mains de la famille Bourguignonne.

Enfin, l’"immixtion"46 patronale de Moulinex dans la sphère privée est réduite

voire absente. Le paternalisme de Mantelet n’est pas marqué par un dirigisme fort des conditions de vie, des habitudes et de la morale de ses salariés. On est très loin de la prise en charge de la vie ouvrière "du berceau à la tombe", telle qu’elle a été pratiquée à la Société Métallurgique de Normandie (la SMN) par exemple où les "églises et les cimetières participent au même titre que les crèches, les écoles, les dispensaires et les hôpitaux à ce quadrillage de l’existence de la naissance à la mort et même au-delà par l’accès à la postérité symbolique"47. Ce paternalisme sidérurgique agit

sur les mentalités, en distillant une idéologie d’inspiration bourgeoise. Il faut noter les efforts par le patronat pour éduquer et "augmenter le bien-être des ouvriers par la prévoyance (. . . ) : les sociétés de secours mutuels, les caisses de retraite et rentes viagères, les assurances contre les accidents et sur la vie, les caisses d’épargne"48. Il

ne faut limiter cet interventionnisme industriel aux seules entreprises sidérurgiques. Les salariés à l’entreprise Kodak doivent beaucoup à l’esprit bienveillant de George Eastman. "... providing job security for workers as well as ball fields, entertainment, and family activities for them and their community"49.

Surtout la SMN se caractérise par la concentration géographique de sa main- d’œuvre dans les "cités-jardins", véritables viviers d’une intense sociabilité ouvrière50.

Le système éducatif formé d’une école d’apprentissage pour les garçons et d’une école domestique pour les filles, était propriété de la SMN, tout comme le kiosque à mu-

45. Monique de Saint Martin (1980), "Une grande famille", Actes de la recherche en sciences

sociales, n◦ 31, janvier, pp. 4-21.

46. Jean-Pierre Frey, Le rôle social du patronat. Du paternalisme à l’urbanisme, op. cit. 47. Ibid., p. 77.

48. Ibid., p. 80

49. "... procurer une sécurité professionnelle pour les travailleurs tout comme des terrains de jeux, des loisirs et des activités familiales à eux et à leur communauté" in Denise M. Rousseau, "Why workers still identify with organizations", op. cit., p. 223

50. Alain Leménorel (1991), "Le ’plateau’ : une sociabilité sous contrôle au XXe siècle", Etudes

Le paternalisme d’entreprise 105 sique, la bibliothèque, la salle de spectacle ou l’église orthodoxe51. L’aboutissement

d’un système de prise en charge totale des salariés a trouvé sa forme la plus extrême dans les murs du familistère52 de Jean-Baptiste André Godin fabricant des célèbres

poêles du même nom53, immense édifice hébergeant les travailleurs et leurs familles.

Ce "Palais social" mettait à la disposition des salariés un grand nombre de com- modités et de services (habitation collective, piscine, économats, jardin, nurserie, écoles et théâtre. . . ). On ne retrouve pas trace chez Moulinex de ce "contrôle total" de la vie ouvrière entendu comme "la prise en charge de l’ensemble des secteurs de l’existence ouvrière"54 était soutenu par un fond doctrinal55.

D’une part, la production d’une urbanité industrielle comme c’est le cas de Clermont-Ferrand, fief de l’entreprise Michelin ou du Creusot pour le groupe Schnei- der, n’a pas d’équivalent chez Moulinex. En dehors des usines, les villes qui ont accueilli le fabricant d’électroménager n’ont pas reçu les influences architecturales ou urbanistes de l’activité de l’entreprise. Moulinex était implanté et identifié à un territoire et pas seulement à une ville ou à une agglomération. D’autre part, Jean Mantelet ne travaillait pas à des projets politiques ou idéologiques pour l’établisse- ment d’un ordre "social nouveau"56tels que l’ont développé les entrepreneurs Godin

ou Bata. Le paternalisme n’a pas abouti à la constitution d’une "communauté" Mou- linex. L’implantation de Moulinex en Basse-Normandie, n’est venue ni ébranler ni bouleverser les liens sociaux, familiaux et régionaux.

En somme, l’aspect holiste qui caractérise le paternalisme traditionnel (la prise en charge de la vie ouvrière "du berceau à la tombe) ne s’est pas concrétisé chez Mou- linex dans des réalisations sociales, culturelles ou architecturales. Pourtant, Jean Mantelet cherchait bien à intervenir sur la population des consommateurs et de manière indirecte sur son personnel de producteurs. Lorsque Jean Mantelet avait déclaré : "je fais du social"57, il ne se réfère pas là à sa politique de gestion pa-

tronale mais exprime, en réalité, la mission de l’entreprise : fabriquer des produits

51. L’entreprise sidérurgique a accueilli un grand nombre de travailleurs venus des pays de l’Est. 52. Inspirée directement des phalanstères de Fourier, la réalisation de ce Palais Social a vu le jour à Guise dans l’Aisne. L’idée utopiste est de rassembler dans un édifice les salariés et de créer des conditions de sociabilité maximale.

53. Guy Delabre et Jean-Marie Gautier (1989), Godin et le familistère de Guise à l’épreuve de

l’histoire, Reims, Presses Universitaires de Reims.

54. Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française, op. cit., p. 30.

55. Godin hissait au plus haut point les valeurs de devoir, de fraternité et de justice. Il se faisait également promoteur d’une "nouvelle justice distributive" basée sur un rapport d’association et non plus de subordination tel qu’il est en œuvre dans le système capitaliste.

56. Alain Gatti (2003), "BATA, une expérience économique et sociale exceptionnelle", Revue

internationale des relations de travail, décembre, n◦ 4, p. 135.

Le paternalisme d’entreprise 106 accessibles au plus grand nombre et promouvoir l’émancipation de la femme grâce à l’innovation technique ("Moulinex libère la femme"). Le fondateur se situe dans une vision consumériste.

"Il y a 20 ans, par exemple, avant notre intervention dans le moteur élec- trique, une de nos ouvrières devait dépenser l’équivalent d’une semaine de salaire pour l’achat d’un moulin à café électrique, alors qu’aujourd’hui une demi-journée de travail suffit. Il en est de même pour la plupart des produits que nous fabriquons, et c’est à cet état d’esprit que nous sommes redevables de notre réussite à l’étranger et d’être devenus des exportateurs chevronnés"58

A la différence du paternalisme "traditionnel", il n’y avait pas chez Moulinex de volonté de "produire" sa propre main-d’œuvre59, ce qui explique l’absence de poli-

tiques natalistes ou moralistes. Jean Mantelet était un patron fordiste qui souhaitait attacher ses salariés à son entreprise, moins par une politique d’ancrage spatial que par l’instillation d’une certaine vision du travail et de l’emploi. La représentation du personnel émane d’une réflexion, d’un mode de pensée et surtout d’un réel pragma- tisme. Une des empreintes les plus marquantes que Jean Mantelet a laissé dans les mémoires est son acharnement à maintenir coûte que coûte l’emploi chez Moulinex.