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Unités parallèles de compte

§1 Typologie des instruments monétaires parallèles

C) Unités parallèles de compte

Les unités de compte qui nous intéressent ici sont des unités employées à l’écrit, à l’oral ou dans la pensée des acteurs, de façon alternative à l’unité de compte officielle. Ces trois manifestations du compte impliquent des comportements de transgression vis-à-vis de la loi très différents.

La pensée est libre, pourrait-on dire. Tout du moins, si elle s’insère dans un ensemble d’habitudes socialisées par la coutume et l’expression orale, elle peut s’affranchir très aisément de la contrainte légale. L’oralité est, relativement à la pensée, moins libre. L’expression orale dépend en effet non seulement de celui qui s’exprime, mais aussi de la (des) personne(s) avec laquelle (lesquelles) il s’exprime. Cette contrainte nouvelle conduit à adopter des comportement adaptés à l’auditoire. Enfin, l’écrit est bien plus enserré dans des normes légales. La comptabilité d’une entreprise ou l’affichage de prix subissent ainsi une normalisation non seulement liée à la coutume mais aussi voire surtout liée à la loi.

Pour prendre un pur exemple d’argot, si l’on pense voire si l’on parle en anciens francs, on écrira plutôt en nouveaux francs. Autre exemple, si dans un pays l’inflation est telle que les prix changent très régulièrement en fonction du taux de change du dollar, les commerçants tendront peut-être à ne plus afficher de prix s’ils ne peuvent légalement le faire en dollars : afficher des prix en monnaie locale nécessiterait une remise à jour trop fréquente, et afficher des prix en dollars est non seulement interdit, mais en outre rendrait le commerçant suspect de spéculation aux yeux des consommateurs. L’abstention à l’écrit signifie ici déjà un refus à l’oral et dans la pensée.

Pensée, oral, écrit impliquent donc des comportements différenciés.

On peut distinguer six types d’unités parallèles employées pour le compte monétaire sans que le paiement soit nécessairement impliqué : les unités étrangères (1), les unités orales (2), les unités anciennes (3), les indexateurs (4), les unités physiques (5) et des unités ad hoc (6).

1) Unités de compte étrangères

Les unités de compte étrangères employées sans que les moyens de paiement correspondants le soient apparaissent essentiellement dans deux types de situations, parfois entremêlées.

Le premier cas est celui d’une « extraversion » de la personne, de l’entreprise ou de toute organisation. Du fait de son métier, de son activité ou de ses réseaux, son ouverture sur l’extérieur la conduit à employer une unité de compte étrangère lorsqu’elle est en contact avec des organismes étrangers. Lorsqu’elle doit par la suite effectuer des comptes ou évaluations pour elle-même (comptabilité) ou pour un public local (affichage de prix,

évaluations monétaires diverses), elle est donc tentée d’employer de même l’unité étrangère dont elle use si fréquemment. Lorsque cette unité est par exemple le dollar américain qui est universellement reconnu et que sa propre monnaie est loin d’avoir un quelconque rayonnement régional, la tentation peut être grande de tout effectuer en dollars pour simplifier ses propres comptes. Si elle ne l’emploie pas pour des usages destinés à une population locale qui ne le comprendrait pas, du moins peut-elle l’employer pour des usages internes (comptabilité au moins en double monnaie) ou externes (comptabilisation d’échanges avec des personnes, entreprises et organisations locales de même degré d’extraversion), dans la mesure où la loi et surtout l’application réelle de la loi le permettent.

La seconde situation vient en général renforcer et étendre la première. Il s’agit de périodes de dépréciation monétaire, plus ou moins forte, allant d’une inflation moyenne mais chronique (20% l’an comme en Colombie par exemple31) à une hyperinflation ouverte32.

Plus on avance vers celle-ci, plus l’usage des moyens de paiement étrangers se développe aussi. La dépréciation monétaire conduit les personnes, entreprises ou organisations à l’activité extravertie à employer bien plus volontiers une monnaie étrangère à la solidité éprouvée (deutsche mark dans les pays d’Europe centrale et orientale vers 1989-1994) ou à la puissance internationale incontestée (dollar américain un peu partout dans le monde, en particulier en Amérique latine) que de compter, comptabiliser, évaluer en une monnaie qui perd rapidement de sa valeur. Cette situation de dépréciation monétaire renforce donc les tendances à l’emploi d’unités monétaires étrangères mais les étend aussi à des personnes et organisations moins extraverties. Elle conduit peu à peu à l’usage direct de moyens de paiement étrangers.

2) Unités de compte oral

On l’a vu, l’oral est plus libre que l’écrit. L’unité de compte nationale et les unités de compte étrangères possèdent une existence écrite de par leur caractère de norme légale de compte. D’autres unités cependant demeurent des unités que l’on pense ou que l’on dit sans jamais les formaliser par écrit. On a ici affaire à de la pure coutume, de pures habitudes sociales transmises par la parole.

Ces unités sont des reconstructions mentales d’unités préexistantes. En Afrique subsaharienne de la zone franc CFA par exemple, les individus n’emploient généralement

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L’appréciation généralement donnée au niveau de l’inflation n’est guère valable dans ce travail : de très nombreux États de par le monde sont soumis à des inflations supérieures à 10% l’an, taux aujourd’hui considéré comme anormalement élevé dans les pays occidentaux, et de nombreux ont une inflation comprise entre 20% et 50% l’an.

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Salama et Valier [1990, pp. 6-7] définissent l’hyperinflation ouverte comme le paroxysme d’un processus hyperinflationniste. Celui-ci est atteint lorsque l'accroissement des prix devient exponentiel, incontrôlable et imprévisible, lorsque les prix relatifs deviennent incohérents, et lorsque la monnaie nationale voit

pas l’unité franc CFA lorsqu’ils expriment entre eux des sommes monétaires, mais des adaptations spécifiques de cette unité de compte aux langues des ethnies locales. Cela donne par exemple le deureum chez les Wolof du Sénégal. Cette unité est au centre d’un système numérique propre au langage parlé et décalé par rapport à celui officiel : le calcul se réalise en base cinq et à partir d’une somme de cinq francs CFA, de sorte que par exemple cinq francs se dit un deureum et quinze francs se dit trois deureums (trois pièces de cinq). Les habitudes de compte oral ont donc promu un système adapté aux coutumes locales. Il est issu de l’appropriation par les populations locales d’un système monétaire national directement importé de l’ancienne puissance coloniale. Les populations modifient les données de ce système officiel puisqu’à l’oral le nom de l’unité et l’unité de compte même sont distincts de ceux nationaux. Cette adaptation leur permet de conserver des spécificités culturelles dont ne tient pas compte le système officiel.

3) Unités anciennes

La pensée, l’oral et l’écrit sont trois degrés du compte bien distincts. On le constate particulièrement avec les unités anciennes. Leur emploi peut se perpétuer longtemps après leur fin officielle, comme par exemple l’ancien franc qu’a remplacé le nouveau franc en 1960, et même le sou.

La plus ancienne est le sou, l’unité intermédiaire du système de compte d’Ancien Régime. La Révolution l’a supprimée en décimalisant les mesures. Les pratiques de compte l’ont cependant perpétué en lui donnant la valeur de 5 centimes, cet usage s’est poursuivi jusqu’aux années 1960, plus de 150 ans après la fin de l’unité et vingt ans après la disparition de la pièce qui la représentait encore.

L’ancien franc, lui, est toujours en vigueur pour certains usages, pour certaines classes d’âge et dans certains milieux sociaux. On s’aperçoit que sa pratique reflue lentement, bien que certaines personnes nées après 1960 l’emploient encore. Ce reflux passe progressivement par les trois degrés du compte : à l’écrit, l’ancien franc ou centime a quasiment disparu ; à l’oral, il se poursuit encore, au-delà même des seules personnes âgées ; dans la pensée, il ne peut s’extirper de l’esprit de beaucoup de personnes qui l’ont connu et de bien d’autres qui ne peuvent se représenter de fortes sommes qu’en les exprimant sous la forme de l’ancien franc.

progressivement ses fonctions la quitter.

4) Indexateurs

On a vu que les mécanismes d’indexation ne constituaient pas des unités parallèles de compte, mais des compléments des unités de compte existantes. Pourtant, certains indexateurs peuvent être considérés comme des unités de compte.

Les indexateurs sont en général des substitutifs à une unité de compte nationale fragilisée par une dépréciation forte ou continue. Ce sont des formules mathématiques censées corriger les sommes stipulées dans des contrats. Parfois elles prennent un nom spécifique et l’expression des sommes monétaires se passe alors de l’unité de compte nationale au profit de la seule mention de cet indexateur. Celui-ci prend alors l’aspect d’une véritable unité de compte : il possède un nom, une base un (il est une unité par lui-même) et exprime apparemment de façon directe des sommes monétaires.

Au Brésil par exemple, l’hyperinflation récurrente des années 1980 et de la première moitié des années 90 a conduit les autorités à mettre en place des indexateurs fondés sur un indice des prix aux rajustements quotidiens. La population les a rapidement adoptés pour ses calculs monétaires : d’abord le BTN fiscal (Bon du Trésor national, titre fictif) à partir de 1989 puis, à partir de 1993, l’URV (unité réelle de valeur), quasi décalque local du dollar américain. Vers 1989, les magasins n’indiquaient généralement plus leurs prix en cruzados, mais affichaient des tables de conversion en BTN fiscal. De même, au Chili, on emploie, dans les années 1990, dans un grand nombre de contrats commerciaux et financiers, une unité de compte appelée UF, indexée sur les prix, qui permet d’assurer la stabilité des grandeurs manipulées.

5) Unités physiques

Certaines pratiques de compte font appel à des unités physiques. Ce fut le cas dans le contexte de l’hyperinflation allemande des années 1920-23. On libella des contrats en tonnes de charbon par exemple, ce qui ne signifiait pas paiement dans cette matière, mais compte de la somme à payer à l’issue du contrat en tonnes de charbon afin de se protéger de l’effondrement du mark.

Un tel exemple ne doit pas nous surprendre : quoique inhabituel, il est au fond assez peu éloigné, dans sa nature, de l’emploi de l’or comme étalon monétaire, à ceci près que ce dernier possède un ancrage puissant dans les mythes de nos sociétés. Libeller une somme en milligrammes d’or fin procède au fond de la même démarche que le libelle d’une somme en tonne de charbon. La différence avec l’étalon-or est le nom de l’unité de compte et sa base un, propres à chaque nation. L’essentiel de la question est peut-être dans cette différence.

6) Unités ad hoc

Enfin, il arrive que unités de compte soient créées sur une initiative privée et dans un but bien précis.

- Cela peut être réalisé dans le but de se détacher de la monnaie de compte nationale lorsqu’elle est soumise à une dépréciation qui handicape les affaires. Son emploi peut aussi constituer une entrave lorsque la nature des opérations économiques que l’on réalise consiste à traiter avec de nombreux pays. Ainsi, au XVIe siècle, l’écu de marc est né des initiatives privées des marchands-banquiers européens dans le but d’éviter les difficultés posées par les multiples unités de compte en Europe et les mutations fréquentes des monnaies royales33. Ce type d’unités de compte ad hoc ne concerne pas véritablement notre

problématique puisque celle-ci a été confinée à des pratiques réalisées sur un même territoire national.

- Cela peut aussi constituer un moyen ludique de se détacher de la monnaie habituelle tout en conservant l’idée de prix et de paiement. Ainsi le Centre d’Art et de Plaisanterie, à Montbéliard, a créé, il y a quelques années, sa propre unité de compte dont le nom reprend celui de l’hôtel dans lequel il est installé : le sponeck. Il sert à indiquer les prix des spectacles et des abonnements.

D) Instruments parallèles employés dans des pratiques de compte et de