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1 Le chemin d’Owen à Mar

A) Gray et Bray

John Gray développa des thèmes proches de William Thompson et contribua lui aussi à l’extension du mouvement coopératif. Il reprit et systématisa la thèse d’Owen et Thompson quant à la distribution de tous les fruits de son travail à celui qui produit. Dans un premier temps, il proposa, pour rompre l’accaparement par les capitalistes d’une part du travail sous forme de profit, d’intérêt et de rente, la constitution de communautés libres « où

chacun, devenu producteur et libéré de la concurrence, jouirait de tous les fruits de son travail »26. Mais dès 1831, il proposa une nouvelle organisation monétaire de la société tout

entière, et non plus une organisation spécifique des échanges au sein de petites communautés27. Ainsi, d’abord influencé par le socialisme associationniste d’Owen et

25

Pareto [1978, p. 188].

26

Dupuis [1991, p. 238]. Ces considérations sont présentes dans son pamphlet A Lecture on Human

Happiness, London : Sherwood, Jones and Co., 1825.

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contributeur de ses développements théoriques, Gray tourna bientôt le dos à l’idéal communautaire pour envisager, au niveau national, un contrôle étatique de la transformation sociale à laquelle il aspirait.

La nouvelle organisation monétaire de la société selon Gray devait être fondée, comme chez Owen, sur le temps de travail comme unité de compte. Afin de réaliser l’échange équitable, une banque centrale nationale certifie le temps de travail utilisé dans la production de chaque marchandise. Le producteur reçoit, en échange, un bon qui atteste de la quantité de travail contenue dans la marchandise. Ce bon, libellé en heures de travail, est réutilisable pour acquérir, auprès de la banque, des marchandises de temps de travail contenu équivalent.

Marx critiqua l’oubli par Gray du processus de socialisation du travail que celui-ci considérait comme immédiatement social28. Pour Marx, il est nécessaire de mesurer les

travaux privés au moyen d’un tiers étalon, marchandise telle que l’or ou l’argent au regard de laquelle le travail social se révèle. Cette révélation se déroule dans l’échange. Proudhon fera la même erreur : ces auteurs souhaitent éliminer l’échange privé par le biais d’une centralisation des échanges, mais la production elle-même n’est pas libérée, dans leurs écrits, des conditions de cet échange privé29. En réalité, la banque centrale nationale de Gray fait

plus qu’organiser les échanges : ce faisant, elle organise aussi la production.

« Ce qui chez Gray demeure caché et ce qui demeure notamment pour lui-même un secret, c’est justement que la monnaie-travail est un mot creux d’allure économique qui traduit le pieux désir de se débarrasser de l’argent, avec l’argent de la valeur d’échange, avec celle-ci de la marchandise, avec cette dernière de la forme bourgeoise de la production »30

.

En 1848, dans un nouvel ouvrage, Gray accepta désormais l’idée, d’abord refusée, de l’économie concurrentielle sur la base d’une organisation monétaire réformée, et abandonna non seulement l’idée communautaire mais aussi son idée suivante, très dirigiste31. Subsistait néanmoins dans sa pensée le leitmotiv de l’échange équitable fondé

sur la distribution à l’ouvrier de l’ensemble des fruits de son travail.

Après Gray, John Francis Bray (1809-1897) ne fera guère, en matière de monnaie qu’énoncer à nouveau ce dernier principe, mais le placera dans le contexte d’un mélange d’idéal communautaire issu d’Owen et d’impulsion étatique autoritaire. Pour Bray, la transformation sociale doit se réaliser en deux étapes. La première, intermédiaire, sera certes celle de l’établissement d’associations coopératives de travailleurs organisées sous la forme de sociétés en participation (joint-stock company). Mais contrairement à ce que prévoit

28

Voir Marx [1859, pp. 339-342]. Saad-Filho [1993] discute des critiques faites par Marx à Gray.

29

Voir Marx [1859, pp. 339-342].

30

Marx [1859, p. 341].

31

Lectures on the Nature and Use of Money, Edinburgh, 1848. Cet ouvrage a été réédité en 1972 à New York (Kelley ed.) et fait l’objet de quelques articles de Jean Cartelier, dont Cartelier [1990].

Owen, cet établissement doit avoir lieu partout et en même temps car l’émulation progressive ne fonctionnera pas : l’État est donc nécessaire. Une étape ultime, la société idéale, suivra cette étape intermédiaire, mais Bray ne fait qu’à peine l’esquisser.

B) Proudhon et Solvay

Proudhon ne se situe guère dans la filiation des socialistes associationnistes que Marx qualifie de « socialistes utopiques ». Proudhon en effet, envers lequel on sait l’inimitié de Marx, n’adopta pas la perspective owénienne de la suppression de la monnaie par un intermédiaire mesurant directement le temps de travail contenu dans les biens. Il n’adopta pas non plus l’idée communautaire, qu’elle soit à la façon d’Owen ou à celle de Bray. L’idée de Proudhon fut de vouloir abolir le privilège de l’argent, privilège formulé en des termes que reprit plus tard Gesell32 : l’argent est une valeur idéale et stable, à la différence de

toutes les autres marchandises, et constitue dès lors un monopole. L’égalité à laquelle Proudhon aspirait ne pouvait s’accommoder d’un tel monopole. Il proposait dès lors de transformer l’organisation des échanges par la transformation de l’organisation monétaire. Celle-ci passait par la suppression de la monnaie métallique (or et argent, considérés comme monnaies royales, tandis que le papier lui apparaissait comme républicain), mais selon lui d’une autre façon que celle d’Owen et des autres socialistes : il lui fallait instaurer un nouvel instrument qui promeuve la circulation sans posséder les inconvénients de la monnaie existante. Cet instrument aurait eu une forme papier émise à partir de tout produit du travail.

Ce système s’organise autour d’une banque d’échange, laquelle devrait être, dans l’idée de Proudhon, la Banque de France transformée selon ses nouveaux principes. La Banque d’échange a pour principe d’émettre des « bons de circulation » en escompte de toute créance que lui remet un producteur. Cette créance initiale est issue de la vente de ses marchandises ou de la certitude de leur vente (c'est-à-dire la promesse d’achat par un client). Les bons de circulation de la Banque d’échange que reçoit le producteur possèdent un nominal standardisé (20, 50, 100 francs) ; le taux d’escompte est nul.

L’émission de bons de circulation a donc lieu dans deux circonstances.

- Le producteur a déjà vendu ses marchandises et a reçu en échange une

reconnaissance de dette de la part de son client ; c’est alors cette reconnaissance de dette

qu’il présente à l’escompte auprès de la Banque d’échange.

- Les marchandises, produites ou non, disposent déjà d’un débouché assuré par une promesse d’achat signée par le client.

Ainsi le crédit à la production est-il facilité : sous réserve de l’assurance d’un débouché, un crédit est possible et ne porte pas d’intérêt. À partir de cet escompte, les bons

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de circulation se diffusent dans l’économie du cercle des adhérents de la banque33.

Proudhon entendait, par son système, supprimer toute crise des débouchés. L’épargne n’est plus nécessaire puisque le crédit est gratuit et que toute production trouve une consommation équivalente.

Le projet de la Banque d’échange fut plus précis encore ; à vrai dire, il conduisit Proudhon à imaginer qu’elle accepterait en dépôt toute production, même non vendue, et qu’elle émettrait à cette occasion des bons de circulation. Ce système rejoint fortement celui d’Owen.

Pensé de façon globale comme une réforme à l’échelle d’un pays, Proudhon mit dans ce projet beaucoup de ses forces et crut pouvoir bénéficier du soutien de Louis- Napoléon Bonaparte. Sa tentative de fonder en 1849 une Banque du peuple destinée à figurer la Banque d’échange, mais qui déjà supportait dans ses statuts des concessions à ses principes exposés, fut un échec, et la Banque du peuple ne vit en réalité jamais le jour34.

Strictement confiné à des virements internes donc à une monnaie scripturale, on a pu voir une filiation de ce système proudhonien dans le comptabilisme social de Solvay, théorie écrite au tournant du XIXe et du XXe siècle35. Pour Solvay, il s’agissait de transformer

chaque élément de richesse présente et future en avoir échangeable. Cette échangeabilité passait par un système de centralisation parfaite des informations sur la valeur des richesses de chacun, c'est-à-dire par la comptabilisation de ces éléments de richesse sur des comptes personnels à partir desquels ont effectuait des virements lorsque l’on achetait ou vendait quelque chose. Cette théorie monétisait l’ensemble de la richesse, donc dissolvait la notion même de monnaie comme intermédiaire des échanges : tout devenait échangeable et susceptible d’être aliéné. Comme chez Proudhon, le seul élément qui demeurait de l’ancienne organisation monétaire était cet élément irréductible de la monnaie qui est l’unité de compte, nécessaire pour toute comptabilisation.

Ces deux théories ont pu être critiquées sous divers angles. La critique la plus forte, qui, selon la formule d’Aucuy, « ruine entièrement le système »36, repose sur l’idée même

du crédit à la production sous la forme de la monétisation d’une production non encore réalisée. Chez Proudhon par exemple, la distribution immédiate d’avoirs dépensables immédiatement alors que la production qui a donné lieu à cette distribution (ou monétisation) n’existe pas encore est de fait une cause de déséquilibre entre offre et demande. L’objectif ultime de la nouvelle organisation des échanges qui est l’accord de la production et de la consommation, donc l’absence de crise dans la sphère de la production,

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Projet exposé dans le vol. VI de ses Oeuvres complètes, Librairie Internationale, 1868. On peut en trouver une analyse critique dans Aucuy [1907, pp. 114-202] et Herland [1977].

34

Aucuy [1907, pp. 161 sq].

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se trouve dès lors inatteignable. On peut alors émettre cette critique à l’ensemble des théories socialistes qui préconisent de transformer l’organisation de l’échange sans

transformer celle de la production qu’il s’agit d’une erreur. Si, comme l’a affirmé Marx,

« en général, la forme de l’échange correspond à la forme de la production »37, il ne peut

exister de transformation de l’une sans transformation de l’autre.