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Instruments parallèles employés dans des pratiques de compte et de paiement

§1 Typologie des instruments monétaires parallèles

D) Instruments parallèles employés dans des pratiques de compte et de paiement

Compte tenu de ce qui a été dit de façon différenciée sur les moyens parallèles de paiement et les unités parallèles de compte, il est possible de considérer que les instruments monétaires parallèles qui rassemblent ces deux fonctions sont de six types : ce sont des monnaies étrangères (1), des monnaies locales (2), des monnaies propres à des cercles fermés d’utilisateurs (3), des systèmes de points d’achat (4), d’anciennes monnaies (5) ou encore des biens (6).

1) Monnaies étrangères

Les monnaies étrangères circulant sur le territoire national et dont on emploie aussi l’unité de compte sont les monnaies parallèles les plus fréquentes. Elles sont surtout les monnaies parallèles les plus voyantes et les plus gênantes pour la souveraineté monétaire nationale, car elles constituent pour l’État une atteinte d’origine extérieure à ses prérogatives. Sa propre monnaie est concurrencée par quelque chose qui a les mêmes caractéristiques qu’elle et qui est potentiellement susceptible de la remplacer totalement.

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Les principales monnaies parallèles d’origine étrangère sont soit des monnaies possédant un caractère international, soit des monnaies fortes et convertibles propres à la région considérée.

Dans le premier cas le dollar domine largement, et ce dans toutes les régions du globe. Le dollar n’est pas seulement une monnaie de facturation et de compte internationale, c’est aussi pour de nombreuses populations de pays dont la monnaie est faible un phare monétaire qui polarise toutes les demandes.

Le deutsche mark est aussi très demandé, mais son aire de prédilection est confinée à l’Europe centrale et orientale. De la même façon, l’émanation directe du franc français, le franc CFA, revêt un rôle assez important de monnaie parallèle dans les zones limitrophes de quelques pays africains frontaliers de la zone franc. Le rand sud-africain en Afrique australe, le baht thaïlandais en Indochine, le dollar de Hong Kong vers Canton, le dollar de Singapour dans quelques îles indonésiennes, la roupie indienne au Bhoutan voire au Népal, sont des exemples de monnaies possédant un pouvoir régional fort et prenant le rôle de monnaies parallèles hors de leur territoire d’origine.

2) Monnaies locales

Le recours à des monnaies locales fut longtemps la norme : avant que s’unifient dans l’histoire contemporaine les systèmes monétaires nationaux (1862 en Italie, 1871 en Allemagne, 1913 aux États-Unis), l’espace monétaire était de fait morcelé en zones disposant de leur propre unité locale et des moyens de paiement correspondants. En France par exemple, la livre tournois, qui s’est peu à peu imposé, a longtemps coexisté avec des livres définies différemment, en particulier la livre parisis qui valait 25% de plus que la livre tournois et que des pièces spécifiques concrétisaient. La livre tournois fut choisie en 1205 par Philippe Auguste, et la livre parisis ne fut définitivement interdite qu’en 1667 mais son usage se prolongea encore quelques décennies34. Une fois les unifications achevées, on

rencontre peu de créations d’unités monétaires locales car c’est un acte que l’on considère symboliquement comme sécessionniste.

En effet, lorsque l’unité politique d’un pays est mise en danger par la sécession d’une de ses régions, il arrive fréquemment que l’on ait recours à de nouveaux moyens de paiement et à une nouvelle unité monétaire. Ainsi en fut-il du Katanga (1961-63), du Biafra (1967-70), du Somaliland (depuis 1991), de certaines républiques yougoslaves (1991-92) ou encore des États baltes (1992), lorsqu’ils prononcèrent leur sécession respectivement du Congo belge, du Nigeria, de la Somalie, de la Yougoslavie et de l’URSS. La création d’un

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Le Dictionnaire universel de commerce de Savary des Bruslons [1723-30, I, col. 1672-1673 et II, col. 986], rédigé à partir des années 1690, signale encore son usage comme monnaie de compte.

système monétaire local composé d’une unité monétaire et de moyens de paiements spécifiques est alors le moyen de se démarquer d’une monnaie nationale que l’on renie parce qu’elle est symboliquement issue du pouvoir central dont justement on se détache. La monnaie retrouve paradoxalement tout son pouvoir symbolique lié au privilège régalien : le violer revient à s’affirmer soi-même comme roi.

On doit cependant mentionner l’existence de monnaies locales articulées autour d’une unité de compte et de moyens de paiement spécifiques hormis toute velléité de sécession. On peut en particulier citer l’expérience actuelle aux États-Unis de la ville d’Ithaca dont la monnaie, l’Ithaca Hour, possède une unité de compte certes ancrée sur le dollar puisqu’on la pense comme équivalente à 10 dollars, mais néanmoins distincte.

3) Monnaies propres à des cercles fermés

Certains cercles fermés d’utilisateurs peuvent se former en micro-systèmes monétaires disposant d’une unité de compte et de moyens de paiement spécifiques. Ce qui les distingue des monnaies locales est leur caractère strictement fermé et le fait qu’elles ne sont pas forcément localisées en un lieu. On peut distinguer trois types de ces cercles disposant de leur propre monnaie interne intransférable avec l’extérieur :

- Monnaies spécifiques destinées à des clients d’entreprises : aujourd’hui quelques entreprises à caractère touristique tentent de se démarquer de la monnaie habituelle dans le règlement de services internes par les touristes. Le Club Méditerranée, par exemple, possède un système de règlement de services (bars, divertissements internes, divers loisirs) au moyen d’une monnaie interne spécifique qui se présente sous une forme ludique comme par exemple des colliers de perles dont les perles servent de moyen de paiement interne et d’unité de compte des services.

- Monnaies spécifiques propres à des cercles d’entreprises : il existe en outre des réseaux d’entreprises organisés autour d’un centre de compensation par lequel les échanges interentreprises sont comptabilisés et compensés. Le réseau suisse WIR, par exemple, formé en 1934 et qui a obtenu le statut de banque en 1936, rassemble aujourd’hui 60 000 petites et moyennes entreprises, soit 20% des entreprises suisses. Elles effectuent des transactions pour une valeur de 2,5 milliards de francs suisses. Leurs échanges interentreprises se réalisent au moyen de comptes dont elles disposent auprès de la banque WIR. La monnaie interne est le WIR, pensé comme étant à parité du franc suisse, mais qui est strictement intransférable.

- Monnaies spécifiques propres à des réseaux d’échanges entre particuliers : un peu sur le modèle du Cercle WIR, certains pays occidentaux ont vu émerger depuis 1983 à une vitesse de plus en plus grande des systèmes locaux dotés d’une unité propre. Ce sont les systèmes d’échange local (SEL) ou Local exchange trading systems (LETS), nés à

Vancouver (Canada) et qui ont essaimé au Royaume-Uni, en Irlande, aux Pays-Bas, en Australie et en Nouvelle-Zélande avant d’être introduits en France en octobre 1994 en Ariège. Les LETS ou SEL sont des micro-systèmes d’échange ayant pour but la socialisation par l’échange et le lien de dette. Ils reposent sur un système de compensation multilatérale des dettes et des créances, et non pas de paiement des dettes. Dettes et créances sont enregistrées sur des comptes personnels sur la base d’une unité de compte spécifique et distincte de la monnaie nationale. En trois ans, il s’est créé environ deux cents SEL en France35.

4) Systèmes de points d’achat

Les nombreux systèmes de points d’achat délivrés au fur et à mesure de la consommation d’un client relèvent d’un autre type de monnaies parallèles. Leur validité est strictement limitée par les créateurs de ces systèmes.

Ces systèmes disposent d’une unité de compte, le point, dans la mesure où la comptabilisation de leurs avantages se réalise dans cette unité spécifique distincte de l’unité de compte nationale. Ils disposent en outre de moyens de paiement dans la mesure où, une fois atteint un certain montant en points, ils permettent d’acquérir une marchandise sans que, la plupart du temps, un appoint en monnaie nationale soit nécessaire.

Les points d’achat sont acquis par le client lors de la consommation d’un produit (point à découper dans l’emballage d’un produit) ou lors du passage en caisse (tickets remis qui représentent un nombre de points à peu près proportionnel à la dépense réalisée). Ces points ont pour la plupart une validité limitée dans le temps (quelques mois) et dans l’espace économique (telle chaîne de station-service, telle marque de riz, telle grande surface, etc.). Au bout d’un nombre donné de points, le client fidélisé peut obtenir en échange de leur remise à la caisse certaines prestations. Certains distribuent des chèques-cadeaux d’un montant standard égal au nombre de points remis : à la Fnac par exemple, 50, 100 et 200 francs. D’autres offrent, en échange des points dont la délivrance n’est qu’approximativement liée au montant initialement dépensé par le consommateur, divers biens tels que des couverts, des bagages, divers gadgets, etc. Pour avoir accès à ce système de points, le client doit parfois acquérir une carte, payante ou gratuite, qui enregistrera le cumul des points (Fnac, Casino, Cofinoga, etc.).

5) Anciennes monnaies

Une période plus ou moins étendue se poursuit fréquemment après une réforme

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À l’Université Lumière Lyon 2, une recherche collective participative et expérimentale sur les SEL a été réalisée en 1996-97 au sein du Groupe d’Étude et d’Analyse des Institutions (AGEAI), mené avec le soutien

monétaire qui a transformé à la fois l’unité de compte et les moyens de paiement. Lors de cette période, l’ancienne unité demeure employée ainsi que les anciens moyens de paiement. Ceux-ci sont encore autorisés mais en phase de retrait, ou désormais interdits. Leur usage se pérennise néanmoins, soit à cause d’une habitude très ancrée dans la population, soit à cause d’une défiance vis-à-vis de la nouvelle monnaie et de ses moyens de paiement.

6) Biens

Enfin, on rencontre parfois des biens dont le rôle dans les pratiques monétaires est à la fois celui du compte et du paiement. L’or dont le caractère monétaire est partout socialement reconnu peut dans certaines circonstances (re)prendre ces deux fonctions : sous forme de métal brut ou de bijoux, de montres et d’anciennes pièces, il était beaucoup utilisé au Cambodge dans les années 1970 jusqu’au début des années 1990, ainsi qu’au Vietnam dans les années 1980 par exemple.

Au Cambodge en particulier, le pouvoir Khmer rouge tenta d’éliminer la monnaie en mai 1976. Il réussit en effet à supprimer les monnaies cambodgiennes, mais échoua à éliminer la monnaie comme telle. Dans ce contexte de vide artificiel d’instruments monétaires, le riz prit un rôle de moyen de paiement et unité de compte de recours dans les pratiques monétaires clandestines des Cambodgiens. La réintroduction officielle d’une monnaie, le riel, en 1980, prit ses racines dans ce phénomène car les autorités l’étalonnèrent dès l’origine sur le kilo de riz. Le riz, d’unité de compte clandestine, devint étalon monétaire et permit à la population de se réhabituer aux usages monétaires.