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3 L’idée associationniste après Owen

Owen fit école. Dans le cadre théorique ricardien dont ils réclamaient l’application égalitaire, Thomas Hodgskin, William Thompson, John Gray puis John Francis Bray se rallièrent aux options d’Owen et enrichirent sa perspective. En Allemagne, Karl Rodbertus accepta l’idée d’une unité de compte-travail et de bons de travail. Marx rendit hommage à Owen, comme il rendit hommage à Bray et Gray tout en critiquant l’inaboutissement de leurs théories22.

Mais l’idée d’Owen selon laquelle l’établissement de petites communautés était le moyen de progressivement transformer la société, idée issue de sa propre expérience de manufacturier et de ses désillusions politiques des années 1810, ne fut pas reprise par tous ces auteurs. Certains se tournèrent vers l’application étatique de ses théories égalitaires.

Hodgskin et Thompson, deux auteurs dont l’oeuvre peut être lue comme intermédiaires entre Ricardo et Marx23, se rallièrent à la perspective du changement de la

société à partir de petites unités mais ne développèrent pas d’idées monétaires notables. Surtout, Thompson, qui fut non seulement influencé par Owen mais l’influença en retour et contribua à la diffusion de ses idées, reprit l’idée d’Owen sur la mesure de la valeur au moyen de la quantité de travail elle-même sans pour autant développer la forme concrète que pourrait prendre un tel système24. Les premières expériences d’Owen en la matière

n’avaient pas encore eu lieu. Par la suite, John Gray, disciple d’Owen au même titre que Thompson, et John Francis Bray reprirent le fond théorique d’Owen, Hodgskin et Thompson mais le replacèrent dans le contexte d’une transformation sociale impulsée par l’État.

On le voit, la perspective de rémunérer l’ouvrier par l’intégralité du produit de son travail est distincte de celle de la transformation progressive de la société à partir de petites communautés. On peut au fond distinguer trois types de pensées issues de cette double problématique.

- Un courant d’auteurs issus d’une critique de la pensée ricardienne

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La critique principale que leur adresse Marx porte sur le caractère immédiatement social du travail effectué selon ces auteurs, tandis que selon lui le travail particulier de l’individu privé n’a rien à voir avec le travail social (ou socialisé) : le travail privé ne devient travail social que dans l’échange des biens. Voir notamment Marx [1859, pp. 339-342].

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Halévy [1948, p. 34]. Pareto [1978, p. 182-183] montre bien cette filiation d’auteurs qui, sur la base des théories de la valeur-travail déjà initiées par Smith, ont tourné l’argument contre le capitalisme lui-même. Marx et Engels seraient simplement allés le plus loin en abandonnant l’idée répandue alors, et particulièrement diffusée par Owen, selon laquelle le défaut de rémunératon du travail serait issu d’une « corruption artificielle de l’état de nature » : « l’homme est né bon, ce sont nos lois et nos coutumes qui

le dépravent ».

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considère la première perspective mais au sein de l’économie toute entière : John Gray, John Francis Bray. Marx va aussi dans ce sens, mais considère qu’une part du produit de l’ouvrier doit être prélevée pour des fonds collectifs.

- Un autre courant considère que réorganiser la société à partir de petites communautés est la seule solution possible si l’on veut, in fine, transformer la civilisation elle-même. Cette transformation doit s’opérer par émulation progressive et élimination des anciennes structures et organisations devenues désuètes. Le projet de civilisation en question n’a pas forcément pour base l’idée owénienne de la mesure des valeurs par le temps de travail, ni même l’égalitarisme. Fourier par exemple n’envisageait pas de réforme particulière de la monnaie ni d’égalitarisme dans ses phalanstères, mais considérait que ceux-ci conquerraient progressivement le monde. C’est que nous voulons ici souligner.

- Un dernier courant se concentre sur l’idée des petites communautés dans lesquelles le travail est rémunéré par l’intégralité de son produit, mais il met en veilleuse voire abandonne l’objectif de transformation sociale à partir de ces communautés. Il est ici difficile de distinguer l’objectif véritable de cette organisation communautaire, souvent distinct de celui affiché. Cette organisation est soit annoncée comme provisoire, ayant pour perspective sa propre annihilation à plus ou moins long terme (Wörgl, systèmes d’échange local dans certains discours), soit destinée à se perpétuer sans volonté apparente de prosélytisme (kibboutz par exemple).

Toutes ces expériences communautaires ne possèdent pas la même philosophie quant aux échanges et à l’argent. Les coopératives telles qu’elles se sont développées en Angleterre à partir de 1844 ne refusent ni l’argent, ni le profit (son accumulation n’est cependant pas l’objectif recherché), ni les échanges comptabilisés. Les expériences de monnaie accélérée se situent, elles, explicitement dans le cadre d’une économie monétaire d’échange où profit, argent et échange sont conservés et même recherchés. A contrario, les kibboutz furent, durant au moins quelques décennies à partir de leur fondation en 1911, des communautés closes et autarciques où profit, argent et échange étaient bannis. Leur évolution ultérieure (ouverture croissante sur le monde extérieur) a conduit à l’acceptation progressive de ces trois éléments. Plus tard, dans les années qui suivirent 1968, des communautés émergèrent qui fonctionnaient sur le principe du partage intégral des tâches sans intervention de mécanismes monétaires. Enfin, les systèmes d’échange local refusent l’argent mais stimulent l’échange au moyen d’éléments qui, de fait, possèdent une nature monétaire.

Quelles que soient les lignes de fracture entre ces expériences très différentes, une double idée subsiste :

- celle du refus des perversions de l’Argent, ce qui se traduit par des expériences allant de la simple organisation de la dépréciation monétaire jusqu’à la

suppression pure et simple de la monnaie dans des communautés supposées totalement égalitaires,

- et celle d’une action locale et de proximité, conçue comme plus ou moins fermée vis-à-vis de l’environnement extérieur.

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Owen avait tenté de promouvoir une nouvelle organisation monétaire à partir de son échelle de militant philanthrope, c'est-à-dire dans une perspective associationniste où l’État n’a aucune part. D’autres auteurs tentèrent d’adapter cette idée à l’ensemble de la société en faisant désormais intervenir l’État dans leur construction théorique. Rodbertus, Gray, Bray mais aussi Marx, bien que critique vis-à-vis de ses prédécesseurs, furent séduits par cette perspective. Karl Rodbertus (1805-1857) y vit « le moyen d’arriver à une répartition plus

équitable de la richesse et d’obtenir la paix et le bonheur dans la société »25. Mais c’est

surtout John Gray puis Marx qui tentèrent d’éclaircir et systématiser une perspective monétaire ouverte par Robert Owen, avec, pour ce qui concerne Marx, la nécessité de l’adapter au vu de ses propres développements théoriques. Proudhon quant à lui pensa une organisation monétaire de la société tout entière mais adopta une perspective différente.