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Uniformité des causes géologiques, et stationnarisme (steady state) du globe

FONCTIONNALISTES ET SCIENCES DE LA TERRE HISTORIQUES

4. Uniformité des causes géologiques, et stationnarisme (steady state) du globe

Nous tentons, dans cette partie, de montrer comment un pari actualiste méthodologique peut se conjuguer à un deuxième pari qui serait de penser que la Terre n'évolue pas, qu'elle garde globalement la même physionomie : nous dirons pari "stationnariste", ce que Gohau appelle "modèle stationnariste" (Gohau, 1999, p. 19). Deux figures marquantes de l'histoire de la géologie entrent dans ce cadre : Hutton (1726-1797), dont nous avons déjà parlé dans le chapitre 1, et Lyell (1797-1875). Voyons comment leurs présupposés théoriques et le recours à la méthode actualiste leur permettent de régler les deux grands problèmes de la communauté scientifique de leur époque (formation des chaînes de montagnes et renouvellement des êtres vivants).

4.1. La Terre change peu, dans un contexte d'évolution cyclique (Hutton)

Hutton (1726-1797) traite la Terre comme un objet physique parfait, certes soumis aux lois de la nature, mais inscrit dans la finalité d'offrir un habitat aux êtres vivants. Il s'emploie à expliquer l'état présent du globe mais aussi les changements qui l'affectent. Comme le rappelle Hooykaas (1970, p. 48), il part de l'hypothèse que "les opérations de la nature ont toujours été et sont encore aujourd'hui égales et régulières" : il met bien en oeuvre de l'actualisme méthodologique, exclut les causes extraordinaires mais convoque le temps long pour transformer l'inefficace à l'oeil humain en efficace à l'échelle des temps géologiques (Gould, 1990, p. 147). Voici ce que déclare Hutton : "L'objet que j'ai en vue est de montrer, premièrement, que les opérations terrestres naturelles, poursuivies pendant un temps suffisant, seraient adéquates aux effets que nous observons" (Hutton cité par Hooykaas, 1970, p. 50). Le problème vient de la tension entre la finalité22 qu'il donne à la Terre (qui exige une

certaine stabilité de son état) et les changements qui l'affectent et qu'il perçoit : ainsi la destruction lente des reliefs par l'érosion qui à terme pourrait conduire à la ruine de cette planète. Pour lui garder son aspect de perfection globale depuis la nuit des temps et pour toujours, Hutton doit penser à un mécanisme de régénération de ces reliefs et il imagine une évolution cyclique de la Terre. L'histoire de la Terre se décrit donc comme une succession de cycles identiques qui se perpétuent depuis la nuit des temps et pour toujours. Chaque cycle comprend 3 phases se succédant progressivement (voir le chapitre 1).

Certes, la Terre selon Hutton change mais dans des limites compatibles avec l'accueil des êtres vivants et selon des processus qui conduisent à retrouver des états précédemment rencontrés (réversibilité). C'est comme si le système Terre oscillait perpétuellement autour d'un état moyen jamais tenu (Hooykaas, 1970, p. 51 ; Gould, 1990, p. 133-134). Tant que les causes actuelles s'exercent, il n'y a aucune raison que cet équilibre dynamique se rompe. On a affaire à une Terre sans histoire : tout ce qui s'y passe s'inscrit dans un "mouvement" cyclique (en fait deux cycles qui vont de pair : un cycle de destruction et un cycle de rénovation, Gould, 1990, p. 135), sans rien de singulier, autrement dit sans évènement.

En résumé, nous pouvons dire que Hutton admet une relative uniformité d'état de la Terre (stationnarisme). Cette uniformité est continûment compromise et restaurée par l'action de

causes géologiques de tout temps égales et régulières (uniformité temporelle de la nature et

de l'intensité des causes géologiques) et dont les effets se concrétisent dans la durée. L'actualisme méthodologique se conjugue bien à un uniformitarisme doctrinaire.

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On remarque donc que Hutton, par la causalité téléologique, n'a pas à se poser le problème de renouvellement des espèces. De tous temps, la vie peut exister et se maintenir. D'autre part, et en cela il est un pionnier, il donne une explication à la formation des montagnes : elles résultent d'un soulèvement des couches provoqué par l'échauffement et la fusion engendrés par l'accumulation de sédiments au fond des mers.

4.2. La Terre est dans un état stationnaire ou steady state23 (Lyell)

Le géologue écossais Lyell (1797-1875) pense que la Terre présente une stabilité d'aspect qui concerne à la fois le monde physique (géologique) et le monde biologique. Tout comme Hutton, il est sensible aux changements qui s'y produisent continûment et qui remettent en cause cet état stationnaire. Pour le monde géologique, Lyell les rapporte à deux types de causes encore agissantes : des causes "aqueuses" de destruction progressive des reliefs (rivières, torrents, sources, courants et marées) et des causes "ignées" qui les régénèrent tout aussi progressivement (volcans et tremblements de terre) (Gould, 1990, p. 234). Pour le monde vivant, Lyell estime que, compte tenu de la permanence de l'état physique de la Terre, sa diversité et sa complexité a été de tout temps la même. S'il reconnaît que des espèces ont changé au cours des temps géologiques, il envisage des disparitions d'espèces compensées par des créations d'espèces équivalentes ou de même niveau de perfectionnement (Gould, 1990, p. 238). Disparition et création sont uniformément distribuées dans le temps et dans l'espace et elles contribuent à une uniformité du monde vivant.

Lyell, et d'une façon un peu différente de Hutton, lève donc la difficile tension entre un état stationnaire de la Terre qu'il imagine et les changements incessants qui l'affectent et qu'il observe, en considérant les changements (et donc l'action des causes) comme graduels, locaux et se compensant à l'échelle du globe.

- au niveau local, il décrit les changements selon un cycle avec des phases (destruction des reliefs/ accumulation/ restauration des reliefs). Localement, la Terre de Lyell a une histoire cyclique sans catastrophe.

- au niveau de la planète, il conçoit que, d'un lieu à un autre, toutes les phases du cycle sont à l'oeuvre simultanément. Globalement, la Terre de Lyell n'a pas d'histoire. En passant d'un petit espace (une partie de la surface de la Terre) à un plus grand (la Terre entière), Lyell évacue l'histoire de la Terre.

Finalement, Lyell admet aussi bien l'uniformité du monde physique que du monde vivant. Mais des changements graduels l'affectent (uniformité du rythme des changements ou gradualisme) qu'il explique par l'uniformité des lois de la nature et des modes opératoires (Gould, 1990, p. 192 ; Gohau, 1999, p. 20 : il fait référence à Gould, 1965).

Malgré la cohérence de son système explicatif, il est un problème qui embarrasse Lyell : c'est celui de la formation des montagnes. A défaut de pouvoir tenir la continuité et le gradualisme orogéniques à l'échelle d'une région, il les mobilise à l'échelle de la Terre. Des périodes de bouleversement et de repos se succèderaient dans chaque région (donc pas de continuité locale parfaite de l'activité orogénique). Il retrouve l'uniformitarisme en prenant là encore la Terre entière : les périodes de calme et de mouvement se déplaceraient graduellement d'une région à une autre et l'énergie de l'activité orogénique serait constante dans son intensité et son existence (Gohau, 1990, p.326).

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C'est le paléontologue et historien britannique M. Rudwick qui est à l'origine du qualificatif de steady state model (Gohau, 1987a, p. 160).

4.3. Mise en fonctionnement de l'outil "uniformitarisme" (= outil "actualisme") dans le cadre du steady state

Dans un cadre théorique de steady state (explicite ou implicite), quelles traces prennent de l'importance et comment sont-elles interprétées avec l'outil méthodologique qu'est l'uniformitarisme ?

On est en droit de penser que toute trace ancienne a un équivalent actuel. Travaillons sur un exemple : une couche (roche) sédimentaire contenant un type de fossile. On peut imaginer deux types de raisonnement :

4.3.1. Un actualisme méthodologique de premier niveau (ou actualisme d'analogie) qui nie le temps

Puisque la Terre ne change pas globalement, l'espèce fossilisée a un équivalent actuel en un milieu particulier. Le passé (le fossile = ce qui est à expliquer) s'ajuste à un équivalent actuel (êtres vivants qui ont une coquille comparable = ce qui sert d'appui pour expliquer). Par projection de ce présent dans le passé, quel que soit l'éloignement dans le temps de ce passé, nous reconstituons un environnement ancien avec l'espèce en question. Nous faisons usage d'un actualisme qui consiste en une mise en correspondance simple entre une entité passée et une entité actuelle qui se ressemblent beaucoup (coquille de l'espèce fossile/ coquille de l'espèce actuelle). C'est un actualisme méthodologique de 1er niveau, car de simple

analogie. De plus, il projette une partie d'actuel dans un passé aussi bien lointain que proche :

c'est un actualisme qui nie le temps.

Mais que faire alors si on ne trouve pas d'équivalent actuel ? On peut s'en sortir en invoquant l'incomplétude de notre connaissance du monde actuel.

4.3.2. Un actualisme de deuxième niveau, qui exige du temps long

Prenons maintenant la roche ou la strate sédimentaire qui contient le fossile. Pour expliquer ce passé, l'analogie avec du présent peut nous paraître insuffisante. En effet, nous pouvons mettre cet échantillon en correspondance directe avec de l'actuel (boues au fond d'un bassin : même coquille dans la roche et dans la boue, même "grain" de la roche et de la boue) et reconstituer dans le passé des dépôts sédimentaires au fond d'un bassin. Mais ces dépôts sont mous, non indurés. Il nous faut expliquer la transformation de la boue en roche (ce que l'on appelle la diagenèse), avec compaction, élimination de l'eau entre les grains et soudure des grains. Si nous nous référons à ce qui se passe actuellement, l'équivalence est moins immédiate : il n'y a pas, à l'échelle du temps humain, de lieu de "compaction" des boues tel que nous récupérions des roches sédimentaires. Cela ne veut pas dire que la diagenèse ne s'effectue pas. Si, elle se fait mais elle prend beaucoup de temps. Pour expliquer la diagenèse qu'a subie la boue (et aussi l'ampleur de la couche sédimentaire ancienne), il nous faut recourir à de l'actualisme assorti de longues durées. Nous dirons qu'il s'agit d'un actualisme

méthodologique de 2è niveau : il mobilise de l'analogie mais aussi du temps long.

4.3.3. L'actualisme de 2è niveau peut se compliquer

En effet, comment expliquer par exemple la discontinuité d'une couche sédimentaire à une autre ( une strate marine sur une strate lacustre). Il y a problème parce que cela s'oppose à la

permanence des causes : on devrait avoir une transition graduelle de l'une à l'autre. Ce cas s'est présenté à Lyell (Gould, 1990, p. 213) qui, en uniformitariste pur et dur, propose de regarder derrière les apparences concrètes : "les transitions insensiblement accomplies ont été dégradées, émiettées, jusqu'à donner l'impression d'une discontinuité" écrit Gould en se faisant son interprète (Ibidem, p.214). L'explication s'enrichit de processus encore à l'oeuvre actuellement (l'érosion) mais dont les effets ne se comprennent là encore qu'avec du temps long.

4.3.4. Conclusion

En résumé, les explications géologiques dans le cadre du steady state mettent en jeu deux

niveaux d'actualisme :

- Un actualisme de premier niveau qui réfère directement la trace à un équivalent actuel

(actualisme d'analogie). Cet équivalent actuel va servir d'appui pour l'explication.

- Un actualisme de deuxième niveau qui va faire partie de l'explication. Pour passer d'un

environnement aquatique ancien avec êtres vivants à une strate fossilifère, l'explication fait intervenir de la diagenèse et de la fossilisation progressive, référée à un processus se produisant encore de nos jours mais non perceptible à l'échelle humaine. Pour le rendre possible, l'explication se dote du temps long. Et si, de toute évidence, la trace permise par ce processus présente encore un caractère à valeur de discontinuité (exemple : passage brutal d'un type de couche à un autre) ou si elle ne se superpose pas exactement à la trace réelle, l'explication va tenter de transformer cette discontinuité en une continuité, ou de transformer la trace espérée en trace réelle, en ajoutant à l'explication un autre phénomène encore actuel nécessitant du temps long (exemple : érosion qui sape une transition progressive entre strate), ou en modifiant l'échelle d'étude et donc en ajoutant de l'espace (ce qui paraît discontinu en un lieu ne l'est pas d'un lieu à l'autre ou à l'échelle de la Terre). Il y a là une reconsidération de la trace, vue comme un legs imparfait (Gould, 1990, p. 216). Elle est prise avec ce qu'elle montre mais aussi avec ce qui lui manque (bien sûr, si elle est par trop incomplète ou trop sommaire, il convient d'abord de l'enrichir) ou ce qu'elle cache.

On le voit, cet actualisme de 2è niveau est plus complexe. Il dépasse le simple recours à des analogies à de l'actuel, et il considère la trace comme un témoin du passé porteur du fardeau d'une histoire.