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PASSE PRESENT structure ancienne

4. Problématisation dans les sciences de la Terre

4.3. Problématisation et problèmes historiques

4.3.2. Problématisation et contingence

L'histoire accomplie est une et divisible en évènements qui l'ont jalonnée et orientée. On peut s'attacher à sérier le plus finement et le plus complètement possible ces évènements et phénomènes contenus dans le temps long disponible. C'est possible par une co-consolidation du registre empirique (mise en jeu de nouvelles traces, changement d'échelle d'étude, expérimentations complémentaires) et du registre des modèles (définitions d'évènements, mise en jeu de phénomènes nouveaux ayant pris place dans cette durée). Cette mise en relation du registre empirique et du registre des modèles est une modélisation. L'histoire obtenue est un enchaînement d'évènements et de phénomènes étayés par des données empiriques. Mais le risque est grand de penser que tout évènement est la cause de celui qui lui succède et la conséquence de celui qui le précède. Sans exclure ce type de relation, il paraît important de dégager la reconstitution et l'enchaînement des évènements d'un syncrétisme de temps et de causalité.

La tâche est donc plutôt de construire des nécessités dans l'histoire, d'identifier des phénomènes ou des évènements vus comme des passages obligés. Cela ne rend pas caduque la recherche des évènements ou des phénomènes (voir le paragraphe précédent). Cela cherche à attribuer à certains le caractère de condition de possibilité d'évènements ou de phénomènes postérieurs. Comment cela est-il possible ? En quoi cela se distingue-t-il de la modélisation ?

- Problématiser le contenu du temps long, c'est déjà se mettre dans l'expérience de pensée de rembobiner l'histoire et de la redescendre (Gould, 1991, 1999). Si tout est déterminé par des lois déterministes, intemporelles et invariables dans l'espace, la redescente de l'histoire est unique et invariable. Mais, parce que nous nous mettons dans un cadre théorique qui reconnaît la part de jeu de la contingence, nous considérons que certains évènements se sont produits mais que d'autres étaient possibles, qui pourraient donner une histoire différente. - Problématiser le contenu du temps long c'est encore se demander quelles sont les véritables bifurcations de l'histoire, celles qui auraient pu introduire une orientation différente de son cours. C'est aussi s'interroger sur les conditions de possibilité des évènements. Cela conduit à raisonner de la façon suivante : étant donné un évènement E identifié, quels évènements ont été les conditions de possibilité de cet évènement E et qui auraient pu être autres ? Quels évènements ont rendu possible cet évènement E plutôt que d'autres ? Comme cet évènement E a eu lieu (l'histoire est faite), qu'il est un possible avéré, remonter à sa ou ses conditions de possibilité rend cette ou ces dernières nécessaires. Elles ont donc valeur de nécessité dégagée à partir de E, qui leur succède dans le temps. Nous constatons que nous établissons "à reculons" les nécessités de l'histoire : c'est un évènement ou un phénomène réalisé qui rend nécessaire des conditions de sa possibilité. Cette façon de procéder se distingue du raisonnement causal commun, où la cause rend l'effet nécessaire. Elle permet ainsi de particulariser la problématisation historique en lui donnant une dimension nécessairement inverse.

Prenons à nouveau l'exemple de la discontinuité faunistique et floristique de la limite Crétacé/ Tertiaire. Envisager une extinction de masse (évènement D), avec les caractéristiques que nous avons relevées (paragraphe 3.1), est une condition de possibilité du passage de la biosphère particulière de la fin du Crétacé (évènement C) à celle particulière du début du Tertiaire (évènement E) . Mais D se produisant, il n'était pas sûr que l'on récupère toutes les espèces inventoriées maintenant au début du Tertiaire. Les règles du jeu en termes de survie des espèces étaient tellement bouleversées que d'autres combinaisons d'espèces survivantes auraient pu exister. Nécessairement, l'évènement étudié est le résultat d'une seule chaîne évènementielle antérieure : si E (une certaine biosphère au début du Tertiaire) s'est produit, c'est parce qu'un évènement D s'est produit avant lui, évènement D lui-même précédé des évènements "critiques"33 C, B et A. Remonter l'histoire, c'est prendre l'histoire faite et il n'y en

a eu qu'une. E ayant existé, cela veut dire que D, C, B et A ont forcément existé. En d'autres termes, E pris comme un résultat implique D : E a été possible parce qu'il y a eu D. Mais D

est seulement une condition de possibilité de E, de même que C est seulement une

condition de possibilité de D, parce que si, après avoir "rembobiné" l'histoire, nous la redescendons, il n'est pas sûr que nous obtenions le même film. La survenue de D' au lieu de D aurait pu empêcher l'obtention de E ; et ce n'est pas parce que nous avons eu D que nous devions forcément obtenir E.

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Ainsi, tous les évènements ou phénomènes reconstitués n'ont pas forcément la même valeur, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas forcément des conditions nécessaires des évènements qui les ont suivis. Prenons un exemple en rapport avec la crise Crétacé/ Tertiaire :

- La mort des Dinosaures est une condition nécessaire au développement des Mammifères. - Mais le fait que telle espèce de Dinosaures ait disparu avant telle autre à la fin de l'ère Secondaire n'est pas une condition nécessaire au développement des Mammifères.

Ces éléments de réflexion montrent que la problématisation des évènements ou des phénomènes historiques contenus dans du temps long articulent à la fois une remontée et une redescente dans le temps :

- En empruntant seulement le cours de l'histoire, il est difficile, à cause des bifurcations possibles, de construire des nécessités sur le modèle en rapport avec ce qui se passe dans ce temps long. Nous sommes là dans une modélisation qui risque d'en rester à une mise en histoire. On peut cependant penser à enrichir le registre empirique, tenter certaines saturations de ce registre de telle sorte que certains évènements ou phénomènes deviennent nécessaires parce qu'inévitables.

- Mais à remonter également l'histoire à l'envers, il est possible de construire des nécessités de phénomène ou d'évènement (voir plus haut dans ce paragraphe). Là encore, ces nécessités gagnent encore de l'importance dans une consolidation du registre empirique. Ainsi, les chercheurs actuels enrichissent le registre empirique d'un "réel de terrain", d'un "réel de laboratoire" à temps court et maintenant de plus en plus d'un "réel de laboratoire" à temps long. Ce dernier "réel" correspond à des simulations numériques dont les performances se développent à la mesure de celles des ordinateurs. Elles "compressent" le temps long et elles jouent qualitativement et quantitativement sur les éléments du registre empirique. Allègre, pourtant facilement conquis par les prouesses de la technique, souligne cependant les limites actuelles de la construction d'un "réel informatique". Il écrit par exemple que "Si des résultats intéressants ont été obtenus ici ou là, aucune de ces tentatives (de simulation numérique) n'a résolu le problème du mouvement des plaques, et le rapport énergie dépensée sur résultats a été relativement faible" (Allègre, 2002, p. 72). Il ne met pas en cause l'extraordinaire outil informatique, mais le manque d'"idée nouvelle", d'"hypothèse courageuse", d'"intuition" des chercheurs, conditions indispensables d'une approche théorique consistante. Sachant que les problèmes historiques pris en charge par les chercheurs sont souvent encore plus complexes que celui du mouvement des plaques, il nous semble que les (relatifs) échecs sont plutôt le reflet de la contingence, qui a tant de possibilités de s'exercer sur un temps long.