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LE FONCTIONNEMENT D’UNE DORSALE L’actuel extrapolé et la mise à l’écart du temps

L'EVOLUTION DE LA ZONE D'UNE DORSALE Analyse didactique a priori des situations

3. Analyse didactique a priori de la situation

Dans notre étude sur le temps, cette situation de classe nous intéresse. Elle peut permettre de comprendre comment les lycéens prennent en compte spontanément la dérive et l'accrétion, deux phénomènes affectant les plaques qui s'inscrivent dans le temps, et dans quelle mesure ils parviennent à construire la nécessité d'une stabilité structurelle, où il y a en quelque sorte "annulation" du temps. L'analyse a priori que nous faisons vise à clarifier ce que sous- tend la nécessité d'une stabilité structurelle, ainsi que ses rapports avec l'actualisme.

3.1. Deux processus quantifiables

Comme nous l'avons développé précédemment (Chapitre 5), cette situation s'inscrit dans un contexte "de routine" de fonctionnement d'un océan, c'est-à-dire dans l'espace de temps compris entre son ouverture ("sa naissance") et sa fermeture (sa "mort"). Nous pouvons alors dire que l'évolution du système océanique considéré, qui comprend deux plaques divergentes, est à chaque instant parfaitement déterminée, qualitativement et quantitativement, dès lors que nous en connaissons son état à un moment donné. Précisons : il y a deux processus en jeu (dérive et accrétion), quantifiables et prévisibles dans leurs effets. Il est en effet possible de ramener leur déroulement à deux "règles" qui s'énoncent aussi bien dans une projection vers l'avenir que dans une remontée dans le temps. Voici une formulation possible de ces "règles" pour se représenter le futur :

Dans le cadre de la théorie de la tectonique des plaques :

- pour la dérive latérale des plaques, la prévision de l'avenir repose sur la "règle" qu'à tout moment, avec la même vitesse, chacune des deux plaques se déplace latéralement.

- pour l'accrétion, la prévision de l'avenir repose sur la "règle" qu'à l'axe de la dorsale, à tout moment, avec la même vitesse, il se forme des pans de lithosphère océanique.

Mettons plus précisément en comparaison les deux règles précédemment énoncées :

- Les deux "règles" ont des caractéristiques générales communes : leur intemporalité ; le continuisme de leur application et de leurs effets, la quantification de leurs effets. Dans la situation proposée aux élèves, elles permettent ainsi d'étirer vers un futur lointain ce qui se passe aujourd'hui.

- Les deux "règles" diffèrent et s'excluent dans leur espace d'application : celle relative à l'accrétion régit l'axe de la dorsale ; celle relative à la dérive concerne toute la plaque. Mais il y a cependant une interférence spatiale car la dérive dégage un espace disponible pour l'accrétion.

Notons cependant qu'une plaque "réelle" est découpée sur une enveloppe sphérique. Le chercheur qui prend en considération cet aspect est conduit à envisager pour une même plaque, et un certain nombre de données le prouve (exemple : les données de la géodésie spatiale et satellitaire ; Pomerol et al, 2000, p. 226-227), une différence des vitesses absolues selon les endroits où il se place. La situation proposée aux élèves écarte ce problème de rotondité des plaques ; comme elle s'appuie sur une coupe transversale de la zone de la dorsale, elle porte sur un secteur limité, ne concerne la dorsale qu'en un point, ce qui nous fait dire que les plaques en jeu ont partout la même vitesse.

En résumé, l'expert considère que la situation proposée aux élèves mobilise deux plaques soumises à deux processus (la dérive et l'accrétion) actuels qu'il s'agit de faire fonctionner sans interruption dans un même lieu jusqu'à obtenir un état de ce lieu dans un futur lointain (quelques millions d'années). Si nous reprenons la consigne et la coupe données aux élèves, nous remarquons qu'un seul des processus (la dérive) est explicitement indiqué au départ, sous forme de flèches placées sur la coupe. Nous nous demandons si les élèves vont faire intervenir le deuxième processus (l'accrétion) et comment ils vont combiner les temps respectifs de ces processus.

3.2. La stabilité structurelle et le temps 3.2.1 Entre temps et non-temps

Ce qui particularise cette situation, c'est qu'elle se focalise sur une partie du système océanique, la zone de la dorsale, qui bien qu'affectée par les processus de dérive et d'accrétion, ne va pas changer de structure. Pour l'expert, cette stabilité structurelle repose non seulement sur la mise en jeu des deux processus mais également sur la simultanéité et

l'équivalence quantitative de leurs effets. C'est un véritable paradoxe puisqu'il y a à la fois

évolution dans le temps de la zone de la dorsale et annihilation des changements qui se produisent. Entre changement et absence de changement, entre histoire et non temps, la difficulté de construire et de se représenter la conservation en elle-même d'une structure est réelle et ceci indépendamment de sa projection dans un passé ou un futur lointains.

Revenons alors aux lycéens qui prennent en compte les deux processus. De quelle manière vont-ils les articuler ? En quoi cela peut-il jouer sur la construction de la nécessité d'une stabilité structurelle ?

- Nous savons la tendance des élèves à calquer un processus sur un autre : nous avons vu, dans le cas de la reconstitution des fonds océaniques (chapitre 7) que certains élèves ajustent l'histoire sédimentaire à l'histoire accrétionnelle. Cela est-il gênant pour l'accès à la stabilité structurelle ? Nous ne le pensons pas puisque cette tendance peut servir la complémentarité et la simultanéité des effets des deux phénomènes.

- Il est également possible que les lycéens s'orientent vers une séquentialisation des phénomènes (Viennot, 1993, 1996 ; C. Orange, D. Orange, 1995 ; D. Orange, 2000), par exemple en faisant fonctionner d'abord la dérive puis l'accrétion etc. (ou l'inverse). Ou encore qu'ils les relient, dans un enchaînement causal par exemple : la dérive est la condition d'une venue du magma par l'espace qu'elle libère ; ou inversement, la poussée du magma provoque la dérive des plaques (chapitre 7).

Cela compromet-il la construction de la nécessité de la stabilité structurelle ? Pas forcément, si l'espace libéré ou provoqué lors d'une phase est complété par un équivalent matériel dans la phase suivante. La "mise en histoire", assortie ou non d'une liaison causale des deux processus, n'empêche pas a priori l'accès à la stabilité structurelle.

3.2.2. La banalisation de l'instant

La dorsale sera, dans quelques millions d'années, semblable en organisation et en nature de ses matériaux (même s'ils ont été renouvelés) à ce qu'elle est aujourd'hui. Et elle est aujourd'hui semblable à ce qu'elle était, il y a plusieurs millions d'années. Ces considérations participent de la théorie de la tectonique des plaques dans laquelle les fonds océaniques sont assimilés à la surface d'un double tapis roulant. Ce double tapis garde une stabilité structurelle

au niveau de la dorsale, où il se forme, ainsi qu'au niveau des fonds océaniques, où il se déploie.

En conséquence, étudier l'évolution de la zone de la dorsale, c'est étudier la formation et le déroulement continus d'une partie du double "tapis roulant". Et, sur cet espace limité, dans le laps de temps qui exclut la naissance et la mort de l'océan, force est de constater qu'aucun

instant n'est singulier, ne se démarque des autres. La stabilité structurelle de la zone de la

dorsale dépouille donc chaque instant d'une quelconque originalité.

3.2.3. Les rapports entre le futur, l'actuel et le passé

Considérer l'instant comme équivalent des instants qu'il précède ou qui lui succèdent aide-t-il à entrer dans la stabilité structurelle ? Sans doute mais au risque de tout figer, de négliger ce qui se passe d'un instant à l'autre. On peut en effet penser que chaque instant nous montre la même structure, parce que l'objet même est immuable. Le renouvellement continu est alors écarté, ce qui n'est pas le cas dans une stabilité structurelle dynamique. Penser les quelques millions d'années à venir, c'est comme penser les quelques millions d'années qui ont conduit à aujourd'hui. Il y a plusieurs millions d'années, la zone de la dorsale ressemblait structurellement à ce qu'elle est aujourd'hui. Que s'est-il passé entre cette époque et aujourd'hui ? Il y a eu déroulement continu du "double tapis roulant" (les anomalies magnétiques par exemple en témoignent), ce qui fait que ce qui était à l'axe en est maintenant loin, mais a été remplacé par des morceaux lithosphériques équivalents. Que voulons-nous faire quand nous nous projetons dans quelques millions d'années à venir ? Nous voulons reproduire ce qui s'est fait entre il y a quelques millions d'années et maintenant. En d'autres termes, nous effectuons une translation, sur un avenir qui démarre maintenant, d'une "tranche de passé" avec processus de dérive/ accrétion en marche et aboutissant à la zone telle que nous la connaissons actuellement. Ainsi, nous remplissons le temps futur de changements qui conservent la structure de la zone. Dans sa nouvelle position, notre "tranche" est limitée par de l'actuel à ses deux extrémités. Mais ces "actuels" ne se comprennent pas de la même façon : l'actuel de la limite inférieure représente le début de notre projection dans l'avenir ; l'actuel de la limite supérieure est l'état actuel de la zone, vu comme le résultat de ce qui a eu lieu dans le passé. Déplacer cette "tranche de passé" avec cette bordure supérieure "actuelle" contraint à la stabilité structurelle de demain.

En fin de compte, la nécessité d'une stabilité structurelle dynamique repose sur la translation, sur une "tranche d'avenir" commençant maintenant et encore géologiquement vide, d'une "portion de passé" dans laquelle la stabilité structurelle est attestée (figure 8.3).

zone de la dorsale il y a quelques MA

zone de la dorsale dans quelques MA accrétion/ dérive actuel actuel translaté TRANSLATION Figure 8.3 :

Cette situation montre alors la complexité de l'utilisation du temps. En effet, l'avenir n'est

pas le symétrique du passé ; il est le produit de la translation du passé. Et l'actuel, tout en étant banal par le fonctionnement et la structure dorsalienne qu'il offre, n'en est pas moins particulier puisqu'il est une extrémité du tronçon temporel qui va être translaté.

Dans ces conditions, construire une réponse à la consigne proposée repose implicitement sur

la prise en considération du présent (utilisation de l'actuel pour expliquer le futur) mais en association avec le passé (l'avenir est ce qu'est maintenant l'actuel au passé), pour

comprendre le mécanisme de la dérive/accrétion mais aussi construire le concept de stabilité structurelle.

3.3. Et l'actualisme ?

Cette situation avec stabilité structurelle nous rappelle le steady state de Lyell (1797-1875), cadre doctrinaire dans lequel il fait fonctionner l'actualisme méthodologique. A plusieurs différences près cependant :

- ici, le steady state est localisé, à l'échelle de la zone de la dorsale ; or Lyell conçoit le steady state à l'échelle de la Terre entière alors qu'il définit des cycles au niveau local.

- d'autre part, l'état stationnaire se comprend ici par la compensation en un même lieu et

simultanément de deux sortes de changements. Ce n'est pas la logique de Lyell : si la Terre

garde le même aspect, c'est parce que d'un lieu à l'autre, ce sont des phases différentes du cycle qui se produisent. C'est au prix de la complémentarité de séquences en des lieux

différents que Lyell construit la stabilité globale. Mais en un même lieu, il n'y a pas

permanence de la structure.

Malgré ces différences, l'outil actualiste a-t-il encore sa place ? Une discussion s'impose car : - Notre situation propose de reconstituer un état à venir très lointain (quelques millions d'années) dont nous n'avons bien évidemment aucune trace. C'est par bien des côtés hors du champ de l'actualisme méthodologique qui sert à expliquer un passé éloigné dans le temps, qui nous parvient par des archives de la nature.

- Mais notre situation s'appuie sur une projection de deux processus actuels. Cela nous rappelle l'actualisme d'analogie. A la différence près que nous restons dans le même domaine océanique et au même endroit de ce domaine. Nous serions donc plus près de l'actualisme d'extrapolation que nous avions envisagé à partir des propos de Xavier Le Pichon (chapitre 5). Ces premières réflexions montre qu'il n'est pas simple de faire fonctionner l'actualisme dans cette situation. De plus, nous avons vu que la stabilité structurelle se comprend dans une translation dans le futur d'une "tranche du passé" s'achevant sur l'actuel. Dans la tâche proposée aux élèves, pour expliquer le futur, il faut se représenter le passé avec le fonctionnement actuel et l'évolution de l'actuel avec le passé. La référence qui est faite à l'actuel "ne tient pas toute seule". Elle s'articule au passé. N'y a-t-il pas un double actualisme d'extrapolation, vers le passé mais aussi vers le futur ?

3.4. Une esquisse de l'espace des contraintes pour l'expert

Si nous revenons au plus près des effets de la dérive et de l'accrétion, la nécessité d'une

stabilité structurelle peut se décomposer en deux sous-nécessités : celle de combler l'espace qui se forme entre les deux plaques et celle de faire un ajout de matériaux sur toute

l'épaisseur de chaque plaque. Sur la coupe fournie aux élèves, quelles contraintes

empiriques peuvent être reliées à ces nécessités ?

- le mouvement des plaques (signalé par des flèches), leur support d'application (notamment les parties lithosphériques proches de l'axe), les fractures au-dessus de la chambre peuvent être liées à la nécessité de combler l'espace qui se forme.

- les parties lithosphériques éloignées de l'axe (donc plus anciennes) et les parties lithosphériques proches (récentes) peuvent être liées à la nécessité de faire des ajouts lithosphériques sur toute l'épaisseur des plaques. Dans le repérage de ces contraintes, nous considérons bien un ensemble représentant une tranche d'âge allant d'un passé récent à l'actuel.

Cela nous conduit à esquisser l'espace des contraintes suivant (figure 8.4) :

Figure 8.4 : L'espace des contraintes (évolution de la zone d'une dorsale)

Reg istre ex p licatif : actu alisme d ’ex trap o latio n mouvement des plaques fractures

Nécessité de combler l’espace qui se forme

Nécessités sur les modèles

Contraintes empiriques

Nécessité d’un ajout sur toute l’épaisseur pan lithosphérique près de l’axe pan lithosphérique éloigné de l’axe 4. Conclusion

L'analyse que nous venons de proposer paraît compliquer une situation qui somme toute semble relativement simple. L'étude des productions des élèves va nous permettre de justifier et de poursuivre cette analyse.

Chapitre 9

L'EVOLUTION DE LA ZONE D'UNE DORSALE