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PROBLEME, EXPLICATION ET TEMPS EN SCIENCES DE LA TERRE

3. Explication et modélisation dans les sciences historiques

Les réflexions que nous avons tenues précédemment s'appuient sur des travaux concernant les sciences de la nature fonctionnalistes (biologie et géologie). En quoi sont-elles pertinentes dans les sciences historiques ? C'est cette question que nous nous proposons maintenant d'explorer.

3.1. La question de l'explication historique

De quoi se préoccupe la géologie historique ? Elle cherche à reconstituer, à ordonner entre eux et à comprendre des évènements qui se sont produits dans le passé de la Terre. Le paléontologue Gould (1991, p. 308) s'est employé à définir les sciences historiques (la science de l'évolution, cosmologie et géologie), dans une comparaison aux sciences expérimentales. Il nous semble que ces sciences expérimentales peuvent être incluses dans les sciences fonctionnalistes. Les sciences historiques, écrit-il, "tentent d'expliquer ou de reconstruire des évènements extrêmement complexes qui n'ont pu, en principe, se produire qu'une seule fois" (1999, p. 62). En ce sens, les sciences de la Terre historiques se rapprochent de l'Histoire, mais, contrairement à l'Histoire, qui se limite aux évènements "qui ont l'homme pour acteur" (P. Veyne, 1971, pp. 10 et 13), elles explorent des périodes d'étude qui vont bien au delà de la présence humaine.

Dans la comparaison qu'il fait entre sciences historiques et sciences expérimentales, Gould relève que toutes tentent de produire des explications et se donnent la possibilité de faire des tests : "il faut pouvoir décider si nos hypothèses sont définitivement fausses ou probablement correctes" (Gould, 1991, p. 311). Mais selon lui les sciences historiques se distinguent de plusieurs manières des sciences expérimentales :

- Les sciences historiques ne peuvent pas toujours faire l'objet d'expériences en laboratoire : "L'expérimentation dans des conditions contrôlées et la réduction de la complexité du monde matériel à un petit nombre de causes générales sont des procédés présupposant que toutes les

périodes de temps peuvent être traitées de la même manière et simulées adéquatement en laboratoire" (Gould, 1991, p. 308).

- Les sciences historiques construisent "un mode différent d'explication, fondé sur la comparaison et l'observation d'abondantes données", résultats des évènements passés (Gould, 1991, p. 311). Cela a une incidence sur les tests auxquelles elles recourent : "Nous recherchons des modalités qui se répètent, fondées sur des données si abondantes et si variées qu'aucune autre interprétation coordinatrice ne pourrait tenir, bien que n'importe quel fait pris isolément ne puisse être une preuve convaincante" (Gould, 1991, p. 311).

- Enfin l'explication historique prend la forme de la narration, en ce sens qu'"elle ne repose pas sur des déductions directement tirées des lois de la nature, mais d'une séquence imprévisible d'états antécédents, dans laquelle tout changement majeur à n'importe quel stade altèrerait le résultat final" (Gould, 1991, pp. 314-315)

Si nous mettons en relation les finalités et les caractéristiques de l'explication historique selon Gould, nous sommes orientés vers deux recherches : la construction d'évènements ou de

phénomènes anciens qui ont marqué la Terre et qui peuvent "expliquer" des états actuels et l'explication de ces évènements ou phénomènes. Ce qui sert fondamentalement, ce sont les

archives de la Terre, les traces vues comme des résultats de ces phénomènes ou évènements. Mais pourquoi nous paraissent-elles être dignes d'intérêt ? Parce qu'elles renvoient à des saillances temporelles et/ ou spatiales. Les édifices volcaniques du Massif Central renvoient à des édifices volcaniques actuels et interrogent sur le volcanisme ; de même pour les pillow lavas d'Erquy. La discontinuité faunistique entre les terrains sédimentaires de la fin du Crétacé et les premiers terrains du Tertiaire, repérable en de nombreux affleurements de la planète, questionne sur ce qui peut l'expliquer. Ces quelques exemples nous montrent d'abord que le registre empirique est composite puisqu'il peut relever d'une phénoménologie commune (les édifices volcaniques) ou d'une phénoménologie savante (les pillow lavas comme produits d'un volcanisme aquatique, la lecture d'un affleurement en discontinuité temporelle). Ensuite, nous constatons que des éléments de ce registre empirique, mis ou non en comparaison avec des phénomènes actuels, font que l'on s'interroge sur le fonctionnement terrestre à une époque donnée de son histoire : quels types de volcanisme ? Quels phénomènes sédimentaires ? C'est donc que l'histoire de la Terre peut se comprendre, au

moins par "morceaux", dans le cadre d'une géologie fonctionnaliste. Mais ces exemples

engendrent également une réflexion sur le statut de phénomène ou d'évènement que prennent les éléments du passé que nous reconstituons. La discontinuité faunistique de la limite Crétacé/ Tertiaire peut être référée à une crise biologique (un phénomène) comme il y en eut d'autres dans l'histoire de la Terre. Ou bien, elle peut être considérée comme une crise biologique particulière (un évènement) de cette époque. Nous pouvons faire l'hypothèse que l'explication et la modélisation n'ont pas les mêmes caractéristiques selon que l'on travaille sur les phénomènes ou sur les évènements. Les premiers rapprochent des sciences de la Terre fonctionnalistes31, pour lesquelles nous avons quelques outils ; les seconds orientent vers les

sciences historiques pour laquelle il nous faut préciser les caractères de la modélisation. La

distinction phénomène/ évènement nous paraît être de première importance.

Gould nous rend également sensibles à la complexité des évènements et de leur production. Ces évènements sont complexes en ce sens qu'ils ne se réduisent pas forcément à la mise en jeu de quelques lois invariables dans le temps et l'espace. D'autre part, leur survenue ne tient

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pas toujours dans la dimension d'un temps humain (sinon, ils seraient tous reproductibles au laboratoire). Impossibilité de ramener les évènements complexes à la simple mise en oeuvre de lois de la nature ; nous y voyons une convergence avec ce qu'écrit Gayon (1993) sur les limites des explications causales rapportées aux objets historiques. Mais alors, comment expliquer la survenue des évènements historiques ?

Sur cet aspect Gould met en avant le rôle de ce qui s'est fait avant l'évènement étudié. Prenons à nouveau l'exemple de la discontinuité faunistique et floristique des formations de la fin du Crétacé et du début du Tertiaire. L'étude qualitative et quantitative des fossiles permet d'établir les taux de survie des grands groupes : chez les vertébrés, il est nul pour les dinosaures, qu'ils soient petits ou grands ; il est variable chez les mammifères, les vertébrés les plus chanceux ayant été les plus petits et ceux qui vivaient dans les eaux douces (Buffetaut, 1996, p. 65). Chez les invertébrés, toutes les espèces d'Ammonites s'éteignent et l'hécatombe est importante chez les espèces de foraminifères planctoniques (J. Smit, 1996, p. 63) ; les diatomées résistent mieux que les coccolithophoridées et les radiolaires (Gould, 1994, p. 97). La biosphère particulière du début du Tertiaire, comparée à celle de la fin de l'ère Secondaire, oblige à envisager une destruction brutale, drastique et hasardeuse il y a 65 millions d'années. Ce fut bien une loterie de la vie, car on ne peut pas comprendre la survie de certaines espèces par la seule possession d'adaptations particulières. Nous sommes sur une

catastrophe ou bifurcation au sens de Thom, c'est-à-dire qu'il y a eu un changement de

régime du système dynamique considéré (la biosphère).

Mais Gould pousse plus loin sa réflexion sur la survenue des évènements historiques. Il reconsidère les évènements historiques dans une expérience de pensée qui consiste à rembobiner le film de l'histoire et à le redérouler. Et il introduit la contingence : l'évènement E (exemple : la biosphère particulière du début de l'ère Tertiaire) est contingent en ce sens qu'il dépend d'une séquence non déterminée d'états antécédents. Prendre l'histoire dans son cours, c'est se donner, à cause de la contingence, une infinité de parcours possibles. Car à la place de chaque évènement qui s'est produit, beaucoup d'autres auraient pu se faire. Tout se passe comme si le cours descendant de l'histoire ouvrait sans cesse de nombreuses bifurcations, dont certaines nous échappent.

Gould marque donc ici la spécificité des sciences historiques par le fait qu'elles mettent en jeu

la contingence. Au final, l'histoire construite gagne et perd de son importance : elle en gagne

parce qu'elle est unique ; elle en perd car elle est une parmi tant d'autres qui auraient pu exister. Les sciences historiques s'occupent de reconstituer les évènements singuliers de l'histoire, évènements qui auraient pu ne pas se produire. Pourquoi se sont-ils produits à tel moment et en tel endroit ? L'explication ne peut le comprendre complètement, mais elle peut tenter de déterminer leurs conditions de possibilité.

3.2. L'actualisme (et le catastrophisme) comme lien entre explication fonctionnaliste et explication historique

Nous avons vu que dans leur reconstitution du passé de la Terre, les géologues mobilisent l'actualisme comme outil méthodologique (chapitre 2). Nous nous proposons d'étudier les relations entre l'actualisme et les explications historiques.

3.2.1. L'actualisme de premier niveau

L'actualisme de premier niveau ou actualisme d'analogie consiste à référer la trace de phénomènes ou d'évènements passés à une trace actuelle, cette dernière renvoyant à un

phénomène actuel au fonctionnement connu. Prenons un exemple : les pillow lavas d'Erquy sont "lues" comme des structures comparables aux pillow lavas actuelles des dorsales médio- océaniques. Nous pouvons observer la formation des pillow lavas actuelles par refroidissement d'un magma basaltique en milieu aquatique.

L'explication des pillow lavas anciennes est une explication historique qui se ramène à un problème fonctionnaliste actuel que l'on transfère dans le passé. C'est donc une explication

fonctionnaliste, mais avec déplacement, via le temps, d'un registre empirique à un autre. 3.2.2. L'actualisme de deuxième niveau

L'actualisme de deuxième niveau consiste à référer la trace d'évènements ou de phénomènes passés aux traces d'un phénomène actuel qui n'en sont pas l'exact équivalent. Pour obtenir la trace passée telle que le géologue l'identifie, il est nécessaire d'envisager un processus de transformation s'exerçant sur une longue durée.

Prenons un exemple, celui d'une surface structurale schisto-gréseuse silurienne avec "ripple marks" (marques en ride) comme on en trouve à la Hague, au Nord-Ouest du département de la Manche. Ces rides ont une forme en tout point comparable à celles qu'on observe actuellement sur le sable des zones intertidales, sur le fond marin ou encore dans le lit d'un cours d'eau : ce sont des figures de courants. La formation de ces "ripple marks" peut être exportée au passé, sans qu'il soit possible de préciser la profondeur du dépôt par l'identification des seuls ripple marks. Nous sommes sur de l'actualisme d'analogie. Cependant, celles que l'on trouve sur la roche silurienne sont indurées : les grains de sable sont soudés et les rides sont complètement figées en un ensemble rocheux compact. Nous n'observons pas cette transformation, nommée diagenèse, dans sa totalité à l'échelle du temps humain. Tout comme l'arénisation du granite, elle ne se comprend que dans le temps long. L'explication d'un banc gréseux à ripple marks est une explication historique qui se ramène à

un problème fonctionnaliste exigeant du temps long.

Prenons maintenant l'exemple des formations sédimentaires de la fin du Crétacé et du début du Tertiaire. Nous avons vu que leur contenu faunistique et floristique présente une discontinuité. De nombreux affleurements32 de cette limite ère Secondaire/ ère Tertiaire sont

maintenant bien connus de par le monde, et des corrélations à distance sont faites. Comment expliquer cette trace du passé ? Avec quelle utilisation de l'actuel ? Il n'y a rien de comparable dans la période actuelle en termes d'extinction massive d'espèces en un temps court, ce qui permettrait de recourir à de l'actualisme d'analogie. Est-il alors possible de recourir à de l'actualisme de 2è niveau ? Ce serait penser que l'ampleur des extinctions est rapportée à un phénomène encore en vigueur actuellement et qui se déploie sur une grande durée. Mais avec l'ensemble de plus en plus étoffé des traces anciennes de l'époque, et surtout avec l'encadrement temporel de plus en plus précis de cette discontinuité, qui borne un intervalle de temps géologiquement court, il paraît difficile aux géologues de raisonner sur la base d'un actualisme de 2è niveau avec du temps long. Une "catastrophe" est alors convoquée, qui s'exprime dans deux solutions possibles : un impact météoritique (l'équipe américaine de L. et P. Alvarez ) maintenant identifié dans le Golfe du Mexique (Claeys, 1996, p. 293) ou encore un épisode volcanique en Inde, intense et soutenu sur quelques dizaines à quelques centaines de milliers d'années (l'équipe française de Courtillot ; Courtillot, 2002, p. 11).

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Citons en exemples les "coupes" de Stevns Klint au Danemark, de Gubbio en Italie, d'El Kef en Tunisie, de Brazos River en Amérique du Nord et de Bidart en France. (V. Courtillot, 1995, p. 41)

- Il ne s'agit pas d'un catastrophisme de 1er niveau, qui consisterait à convoquer une cause "extraordinaire" adéquate, mais bien d'un catastrophisme de deuxième niveau, parce qu'il est sollicité après que les outils des deux actualismes méthodologiques ont été employés. Ce serait un volcanisme plus gigantesque que celui que nous connaissons à l'époque actuelle : "énormité du volume des laves, brièveté des éruptions, coïncidences des dates" écrit Courtillot (1995, p. 126).

- Mais pourquoi ne pourrait-on pas parler d'actualisme d'analogie ou d'actualisme de deuxième niveau ? L'écrasement d'une météorite est un phénomène qui dure une fraction de seconde et qui se produit tous les jours. A l'échelle humaine, n'est-il pas possible d'en vivre un mettant en jeu un astéroïde comparable en taille à celui d'il y a 65 millions d'années ? Pour ce qui est du volcanisme, l'actuel propose des exemples moins intenses qui semblent reproduire "en petit" ce qui a pu se produire à la fin du Crétacé. Courtillot cite l'exemple de l'éruption d'El Chichon et celle du Pinatubo (Courtillot, 2002, p. 11). Quels pourraient alors être les effets d'un tel volcanisme sur une période de quelques millions d'années ? L'utilisation de l'actualisme n'est donc pas sans ambiguïté.

En résumé, nous nous demandons si les géologues, par la mise en fonctionnement de l'actualisme méthodologique sous toutes ses formes, et même le catastrophisme de deuxième niveau, ne transforment pas des problèmes de la géologie historique en problèmes de la géologie fonctionnaliste. Mais il n'en reste pas moins que Gould insiste sur le rôle de la contingence des évènements historiques. Ce qui s'est passé aurait pu ne pas être. Or si, par l'actualisme, on arrivait à transformer totalement un problème historique en un problème fonctionnaliste, il n'y aurait pas de fonction particulière de la contingence dans les explications historiques. Pourquoi si, dans une "expérience de pensée", on rembobine le film puis on le redéroule, y a-t-il possibilité de ne pas obtenir exactement ce que l'on a eu ?

3.3. La contingence, malgré tout

Il paraît donc paradoxal de ne pas obtenir exactement les mêmes résultats historiques si on remonte dans le passé et si on redéroule le film, alors que l'actualisme transforme les problèmes historiques en problèmes fonctionnalistes. Car ce faisant, on déplace simplement à différents moments du passé un fonctionnement actuel ; il n'y a donc pas de raisons que ce fonctionnement change fondamentalement. Et en recourant au catastrophisme méthodologique, on se débarrasse du temps long et on ramène l'explication a de la causalité simple. Où la contingence peut-elle bien prendre place ? En reprenant nos schémas sur l'actualisme, nous pouvons imaginer qu'elle peut agir à plusieurs niveaux :

- dans le temps long au cours duquel le fonctionnement s'exerce et fait passer la trace ancienne de son état initial à ce qu'elle est devenue. On a mis dans ce temps long un certain nombre de processus pour faire fonctionner a minima le modèle. Mais on peut penser que le fonctionnement imaginé n'est pas le seul processus qui intervient. N'y a-t-il pas d'autres processus ou évènements qui ont joué ? Ne peut-on pas imaginer, dans ce temps long, des points de bifurcation où d'autres directions d'évolution se sont présentées, qui auraient pu être empruntées ?

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